Les particules élémentaires (27 page)

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Authors: Michel Houellebecq

BOOK: Les particules élémentaires
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Christiane se mit à pleurer. Plus tard, autour d’un plateau de fruits de mer au Neptune, ils essayèrent d’envisager la question en pratique. Elle pouvait venir tous les week-ends, ça c’était facile ; mais il lui serait certainement très difficile d’obtenir une mutation à Paris. Compte tenu de la pension alimentaire, le salaire de Bruno était insuffisant pour les faire vivre tous les deux. Et puis il y avait le fils de Christiane ; pour ça aussi, il faudrait attendre. Mais, quand même, c’était possible ; pour la première fois depuis tant d’années, quelque chose paraissait possible.

Le lendemain, Bruno écrivit une lettre courte et émue à Michel. Il s’y déclarait heureux, regrettait qu’ils n’aient jamais parfaitement réussi à se comprendre. Il lui souhaitait d’accéder lui aussi, dans la mesure du possible, à une certaine forme de bonheur. Il signait : « Ton frère, Bruno. »

17

La lettre atteignit Michel en pleine crise de découragement théorique. Selon l’hypothèse de Margenau, on pouvait assimiler la conscience individuelle à un champ de probabilités dans un espace de Fock, défini comme somme directe d’espaces de Hilbert. Cet espace pouvait en principe être construit à partir des événements électroniques élémentaires survenant au niveau des micro-sites synaptiques. Le comportement normal était dès lors assimilable à une déformation élastique de champ, l’acte libre à une déchirure : mais dans quelle topologie ? Il n’était nullement évident que la topologie naturelle des espaces hilbertiens permette de rendre compte de l’apparition de l’acte libre ; il n’était même pas certain qu’il soit aujourd’hui possible de poser le problème, sinon en termes extrêmement métaphoriques. Cependant, Michel en était convaincu, un cadre conceptuel nouveau devenait indispensable. Tous les soirs, avant d’éteindre son micro-ordinateur, il lançait une requête d’accès Internet aux résultats expérimentaux publiés dans la journée. Le lendemain matin il en prenait connaissance, constatait que, partout dans le monde, les centres de recherche semblaient de plus en plus avancer à l’aveuglette, dans un empirisme dénué de sens. Aucun résultat ne permettait d’approcher de la moindre conclusion, ni même de formuler la moindre hypothèse théorique. La conscience individuelle apparaissait brusquement, sans raison apparente, au milieu des lignées animales ; elle précédait sans aucun doute très largement le langage. Avec leur finalisme inconscient les darwiniens mettaient comme d’habitude en avant d’hypothétiques avantages sélectifs liés à son apparition, et comme d’habitude cela n’expliquait rien, c’était juste une aimable reconstruction mythique ; mais le principe anthropique, en l’occurrence, n’était guère plus convaincant. Le monde s’était donné un œil capable de le contempler, un cerveau capable de le comprendre ; oui, et alors ? Cela n’apportait rien à la compréhension du phénomène. Une conscience de soi, absente chez les nématodes, avait pu être mise en évidence chez des lézards peu spécialisés tels que Lacerta agilis ; elle impliquait très probablement la présence d’un système nerveux central, et quelque chose de plus. Ce quelque chose restait absolument mystérieux ; l’apparition de la conscience ne semblait pouvoir être reliée à aucune donnée anatomique, biochimique ou cellulaire ; c’était décourageant.

Qu’aurait fait Heisenberg ? Qu’aurait fait Niels Bohr ? Prendre du champ, réfléchir ; marcher dans la campagne, écouter de la musique. Le nouveau ne se produit jamais par simple interpolation de l’ancien ; les informations s’ajoutaient aux informations comme des poignées de sable, prédéfinies dans leur nature par le cadre conceptuel délimitant le champ des expériences ; aujourd’hui plus que jamais ils avaient besoin d’un angle neuf.

Les journées étaient chaudes et brèves, elles se déroulaient tristement. Dans la nuit du 15 septembre, Michel eut un rêve inhabituellement heureux. Il était aux côtés d’une petite fille qui chevauchait dans la forêt, entourée de papillons et de fleurs (au réveil il se rendit compte que cette image, ressurgie à trente ans de distance, était celle du générique du « Prince Saphir », un feuilleton qu’il regardait les dimanches après-midi dans la maison de sa grand-mère, et qui trouvait, si exactement, le point d’ouverture du cœur). L’instant d’après il marchait seul, au milieu d’une prairie immense et vallonnée, à l’herbe profonde. Il ne distinguait pas l’horizon, les collines herbeuses semblaient se répéter à l’infini, sous un ciel lumineux, d’un beau gris clair. Cependant il avançait, sans hésitation et sans hâte ; il savait qu’à quelques mètres sous ses pieds coulait une rivière souterraine, et que ses pas le conduiraient inévitablement, d’instinct, le long de la rivière. Autour de lui, le vent faisait onduler les herbes.

Au réveil il se sentit joyeux et actif, comme il ne l’avait jamais été depuis le début de sa disponibilité, plus de deux mois auparavant. Il sortit, tourna dans l’avenue Emile-Zola, marcha entre les tilleuls. Il était seul, mais n’en souffrait pas. Il s’arrêta au coin de la rue des Entrepreneurs. Le magasin Zolacolor ouvrait, les vendeuses asiatiques s’installaient à leurs caisses ; il était environ neuf heures. Entre les tours de Beaugrenelle, le ciel était étrangement clair ; tout cela était sans issue. Peut-être aurait-il dû parler à sa voisine d’en face, la fille de 20 Ans. Employée dans un magazine généraliste, informée des faits de société, elle connaissait probablement les mécanismes de l’adhésion au monde ; les facteurs psychologiques ne devaient pas lui être étrangers, non plus ; cette fille avait probablement beaucoup à lui apprendre. Il rentra à grandes enjambées, presque en courant, gravit d’un trait les étages menant à l’appartement de sa voisine. Il sonna longuement, trois reprises. Personne ne répondit. Désemparé, il, rebroussa chemin vers son immeuble ; devant l’ascenseur, il s’interrogea sur lui-même. Était-il dépressif, et la question avait-elle un sens ? Depuis quelques années les affiches se multipliaient dans le quartier, appelant à la vigilance et à la lutte contre le Front national. L’extrême indifférence qu’il manifestait, dans un sens comme dans l’autre, pour cette question, était déjà en soi un signe inquiétant. La traditionnelle lucidité des dépressifs, souvent décrite comme un désinvestissement radical à l’égard des préoccupations humaines, se manifeste en tout premier lieu par un manque d’intérêt pour les questions effectivement peu intéressantes. Ainsi peut-on, à la rigueur, imaginer un dépressif amoureux, tandis qu’un dépressif patriote paraît franchement inconcevable.

De retour dans sa cuisine il prit conscience que la croyance, fondement naturel de la démocratie, d’une détermination libre et raisonnée des actions humaines, et en particulier d’une détermination libre et raisonnée des choix politiques individuels, était probablement le résultat d’une confusion entre liberté et imprévisibilité. Les turbulences d’un flot liquide au voisinage d’une pile de pont sont structurellement imprévisibles ; nul n’aurait songé pour autant à les qualifier de libres. Il se servit un verre de vin blanc, tira les rideaux et s’allongea pour réfléchir. Les équations de la théorie du chaos ne faisaient aucune référence au milieu physique dans lequel se déployaient leurs manifestations ; cette ubiquité leur permettait de trouver des applications en hydrodynamique comme en génétique des populations, en météorologie comme en sociologie des groupes. Leur pouvoir de modélisation morphologique était bon, mais leurs capacités prédictives quasi nulles. À l’opposé, les équations de la mécanique quantique permettaient de prévoir le comportement des systèmes microphysiques avec une précision excellente, et même avec une précision totale si l’on renonçait à tout espoir de retour vers une ontologie matérielle. Il était au moins prématuré, et peut-être impossible, d’établir une jonction mathématique entre ces deux théories. Cependant, Michel en était convaincu, la constitution d’attracteurs à travers le réseau évolutif des neurones et des synapses était la clef de l’explication des opinions et des actions humaines.

À la recherche d’une photocopie de publications récentes, il prit conscience qu’il avait négligé d’ouvrir son courrier depuis plus d’une semaine. Naturellement, il y avait surtout de la publicité. La firme TMR ambitionnait, à travers le lancement du Costa Romantica, de créer une nouvelle norme institutionnelle dans le domaine des croisières de luxe. Ce navire était décrit sous les traits d’un authentique paradis flottant. Voici comment pourraient se dérouler – il ne tenait qu’à lui – les premiers instants de sa croisière : « D’abord vous pénétrerez dans le grand hall inondé de soleil, sous l’immense coupole de verre. Par les ascenseurs panoramiques, vous monterez jusqu’au pont supérieur. Là, depuis l’immense verrière de la proue, vous pourrez contempler la mer comme sur un écran géant. » Il mit de côté la documentation, se promettant de l’étudier plus à fond. Arpenter le pont supérieur, contempler la mer derrière une cloison transparente, voguer pendant des semaines sous un ciel identique… pourquoi pas ? Pendant ce temps, l’Europe occidentale pourrait bien s’effondrer sous les bombes. Ils débarqueraient, lisses et bronzés, sur un continent neuf.

Entre-temps il fallait vivre, et on pouvait le faire de manière joyeuse, intelligente et responsable. Dans leur dernière livraison, les Dernières Nouvelles de Monoprix mettaient plus que jamais l’accent sur la notion d’entreprise citoyenne. Une fois de plus, l’éditorialiste croisait le fer avec cette idée reçue qui voulait que la gastronomie soit incompatible avec la forme. À travers ses lignes de produits, ses marques, le choix scrupuleux de chacune de ses références, toute l’action de Monoprix depuis sa création témoignait d’une conviction exactement inverse. « L’équilibre c’est possible pour tous, et tout de suite » n’hésitait pas à affirmer le rédacteur. Après cette première page pugnace, voire engagée, le reste de la publication s’égayait de conseils malins, de jeux éducatifs, de « bon à savoir ». Michel put ainsi s’amuser à calculer sa consommation calorique journalière. Ces dernières semaines il n’avait ni balayé, ni repassé, ni nagé, ni joué au tennis, ni fait l’amour ; les trois seules activités qu’il pouvait en réalité cocher étaient les suivantes : rester assis, rester allongé, dormir. Tous calculs faits, ses besoins s’élevaient à 1750 kilocalories/jour. D’après la lettre de Bruno, celui-ci semblait avoir beaucoup nagé et fait l’amour.

Il refit le calcul avec ces nouvelles données : les besoins énergétiques s’en voyaient portés à 2 700 kilocalories/jour.

Il y avait une deuxième lettre, qui venait de la mairie de Crécy-en-Brie. Suite à des travaux d’agrandissement d’un arrêt de cars, il était nécessaire de réorganiser le plan du cimetière municipal et de déplacer certaines tombes, dont celle de sa grand-mère. Selon le règlement, un membre de la famille devait assister au transfert des restes. Il pouvait prendre rendez-vous avec le service des concessions funéraires entre dix heures trente et douze heures.

18

Retrouvailles

L’autorail de Crécy-la-Chapelle avait été remplacé par un train de banlieue. Le village lui-même avait beaucoup changé. Il s’arrêta sur la place de la Gare, regarda autour de lui avec surprise. Un hypermarché Casino s’était installé avenue du Général-Leclerc, à la sortie de Crécy. Partout autour de lui il voyait des pavillons neufs, des immeubles.

Cela datait de l’ouverture d’Eurodisney, lui expliqua l’employé de mairie, et surtout du prolongement du RER jusqu’à Marne-la-Vallée. Beaucoup de Parisiens avaient choisi de s’installer ici ; le prix des terres avait presque triplé, les derniers agriculteurs avaient revendu leurs fermes. Il y avait maintenant un gymnase, une salle polyvalente, deux piscines. Quelques problèmes de délinquance, mais pas plus qu’ailleurs.

En se dirigeant vers le cimetière, longeant les maisons anciennes et les canaux intacts, il ressentit pourtant ce sentiment trouble et triste qu’on éprouve toujours à revenir sur les lieux de sa propre enfance. Traversant le chemin de ronde, il se retrouva en face du moulin. Le banc où Annabelle et lui aimaient s’asseoir après la sortie des cours était toujours là. De gros poissons nageaient à contre-courant dans les eaux sombres. Le soleil perça rapidement, entre deux nuages.

L’homme attendait Michel près de l’entrée du cimetière. « Vous êtes le… – Oui. » Quel était le mot moderne pour « fossoyeur » ? Il tenait à la main une pelle et un grand sac poubelle en plastique noir. Michel lui emboîta le pas. « Vous êtes pas forcé de regarder… » grommela-t-il en se dirigeant vers la tombe ouverte.

La mort est difficile à comprendre, c’est toujours à contrecœur que l’être humain se résigne à s’en faire une image exacte. Michel avait vu le cadavre de sa grand-mère vingt ans auparavant, il l’avait embrassée une dernière fois. Cependant, au premier regard, il fut surpris par ce qu’il découvrait dans l’excavation. Sa grand-mère avait été enterrée dans un cercueil ; pourtant dans la terre fraîchement remuée on ne distinguait que des éclats de bois, une planche pourrie, et des choses blanches plus indistinctes. Lorsqu’il prit conscience de ce qu’il avait devant les yeux il tourna vivement la tête, se forçant à regarder dans la direction opposée ; mais c’était trop tard. Il avait vu le crâne souillé de terre, aux orbites vides, dont pendaient des paquets de cheveux blancs. Il avait vu les vertèbres éparpillées, mélangées à la terre. Il avait compris.

L’homme continua à fourrer les restes dans le sac ; plastique, jetant un regard sur Michel prostré à ses côtés. « Toujours pareil… grommela-t-il. Ils peuvent pas s’empêcher, il faut qu’ils regardent. Un cercueil, ça peut pas durer vingt ans ! » fit-il avec une sorte de colère. Michel resta à quelques pas de lui pendant qu’il transvasait le contenu du sac dans son nouvel emplacement. Son travail fini l’homme se redressa, s’approcha de lui. « Ça va ? » Il acquiesça. «  La pierre tombale sera déplacée demain. Vous allez me signer le registre. »

Donc, c’était ainsi. Au bout de vingt ans, c’était ainsi. Des ossements mêlés à la terre, et la masse des cheveux blancs, incroyablement nombreux et vivants. Il revoyait sa grand-rnère brodant devant la télévision, se dirigeant vers la cuisine. C’était ainsi. En passant devant le Bar des Sports, il se rendit compte qu’il tremblait. Il entra, commanda un pastis. Une fois assis, il prit conscience que l’aménagement intérieur était très différent de ses souvenirs. Il y avait un billard américain, des jeux vidéo, une télé branchée sur MTV qui diffusait des clips. La couverture de Newlook affichée en panneau publicitaire titrait sur les fantasmes de Zara Whites et le grand requin blanc d’Australie. Peu à peu il s’enfonça dans un assoupissement léger.

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