Les particules élémentaires (24 page)

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Authors: Michel Houellebecq

BOOK: Les particules élémentaires
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« Les années suivantes, tout a continué, reprit doucement Bruno. Je me suis fait faire des greffes de cheveux, ça s’est bien passé, le chirurgien était un ami de mon père. J’ai continué le Gymnase Club, aussi. Pour les vacances j’ai essayé Nouvelles Frontières, le Club Med à nouveau, l’UCPA. J’ai eu quelques aventures, enfin très peu ; dans l’ensemble, les femmes de mon âge n’ont plus tellement envie de baiser. Bien sûr elles prétendent le contraire, et c’est vrai que parfois elles aimeraient retrouver une émotion, une passion, un désir ; mais ça, je n’étais pas en mesure de le provoquer. Je n’avais jamais rencontré une femme comme toi auparavant. Je n’espérais même pas qu’une femme comme toi puisse exister.

Il faut… dit-elle d’une voix un peu altérée, il faut un peu de générosité, il faut que quelqu’un commence. Si j’avais été à la place de cette beurette, je ne sais pas comment j’aurais réagi. Mais tu devais déjà avoir quelque chose de touchant, j’en suis sûre. Je crois, enfin il me semble que j’aurais accepté de te faire plaisir. » Elle se rallongea, posa sa tête entre les cuisses de Bruno, lui donna quelques petits coups de langue sur le gland.

« J’aimerais bien manger quelque chose… dit-elle soudain. Il est déjà deux heures du matin, mais à Paris ça doit être possible, non ?

— Bien sûr.

— Je te fais jouir maintenant, ou tu préfères que je te branle dans le taxi ?

— Non, maintenant. »

15

L’hypothèse MacMillan

Ils trouvèrent un taxi pour Les Halles, dînèrent dans une brasserie ouverte toute la nuit. En entrée, Bruno prît des rollmops. Il se dit que, maintenant, il pouvait se passer n’importe quoi ; mais tout de suite après il se rendit compte qu’il exagérait. Dans son cerveau, oui, les possibilités restaient riches : il pouvait s’identifier à un surmulot, une salière ou un champ d’énergie ; en pratique, cependant, son corps restait engagé dans un processus de destruction lente ; il en était de même du corps de Christiane. Malgré le retour alternatif des nuits, une conscience individuelle persisterait jusqu’à la fin dans leurs chairs séparées. Les rollmops ne pouvaient en aucun cas constituer une solution ; mais un bar au fenouil n’aurait pas davantage fait l’affaire. Christiane demeurait dans un silence perplexe et plutôt mystérieux. Ils dégustèrent ensemble une choucroute royale, avec des saucisses de Montbéliard artisanales. Dans l’état de détente plaisante de l’homme que l’on vient de faire jouir, avec affection et volupté, Bruno eut une pensée rapide pour ses préoccupations professionnelles, qui pouvaient se résumer ainsi : quel rôle Paul Valéry devait-il jouer dans la formation de français des filières scientifiques ? Sa choucroute terminée, après avoir commandé du munster, il se sentait relativement tenté de répondre : « Aucun. »

« Je ne sers à rien, dit Bruno avec résignation. Je suis incapable d’élever des porcs. Je n’ai aucune notion sur la fabrication des saucisses, des fourchettes ou des téléphones portables. Tous ces objets qui m’entourent, que j’utilise ou que je dévore, je suis incapable de les produire ; je ne suis même pas capable de comprendre leur processus de production. Si l’industrie devait s’arrêter, si les ingénieurs et techniciens spécialisés venaient à disparaître, je serais incapable d’assurer le moindre redémarrage. Placé en dehors du complexe économique-industriel, je ne serais même pas en mesure d’assurer ma propre survie : je ne saurais comment me nourrir, me vêtir, me protéger des intempéries ; mes compétences techniques personnelles sont largement inférieures à celles de l’homme de Néanderthal. Totalement dépendant de la société qui m’entoure, je lui suis pour ma part à peu près inutile ; tout ce que je sais faire, c’est produire des commentaires douteux sur des objets culturels désuets. Je perçois cependant un salaire, et même un bon salaire, largement supérieur à la moyenne. La plupart des gens qui m’entourent sont dans le même cas. Au fond, la seule personne utile qu je connaisse, c’est mon frère.

— Qu’est-ce qu’il a fait de si extraordinaire ? »

Bruno réfléchit, tourna un moment son morceau de fromage dans son assiette, à la recherche d’une réponse suffisamment frappante.

« Il a créé de nouvelles vaches. Enfin c’est un exemple, mais je me souviens que ses travaux ont permis la naissance de vaches génétiquement modifiées, avec une production de lait améliorée, des qualités nutritionnelles supérieures. Il a changé le monde. Moi je n’ai rien fait, rien créé ; je n’ai absolument rien apporté au monde.

— Tu n’as pas fait de mal… » Le visage de Christiane s’assombrit, elle termina rapidement sa glace. En juillet 1976 elle avait passé quinze jours dans la propriété de di Meola, sur les pentes du Ventoux, là même où Bruno était venu l’année précédente avec Annabelle et Michel. Lorsqu’elle l’avait raconté à Bruno cet été, ils s’étaient émerveillés de la coïncidence ; immédiatement après, elle en avait ressenti un regret poignant. S’ils s’étaient rencontrés en 1976, alors qu’il avait vingt ans et qu’elle en avait seize, leur vie, avait-elle pensé, aurait pu être entièrement différente. À ce premier signe, déjà, elle reconnut qu’elle était en train de tomber amoureuse.

« Au fond, reprit Christiane, c’est une coïncidence, mais pas une coïncidence stupéfiante. Mes cons de parents appartenaient à ce milieu libertaire, vaguement beatnik dans les années cinquante, que fréquentait également ta mère. Il est même possible qu’ils se connaissent, mais je n’ai aucune envie de le savoir. Je méprise ces gens, je peux même dire que je les hais. Ils représentent le mal, ils ont produit le mal, et je suis bien placée pour en parler. Je me souviens très bien de cet été 76. Di Meola est mort quinze jours après mon arrivée ; il avait un cancer généralisé, et plus rien ne semblait l’intéresser vraiment. Il a quand même essayé de me draguer, j’étais pas mal à l’époque ; mais il n’a pas insisté, je crois qu’il commençait à souffrir physiquement. Depuis vingt ans il jouait la comédie du vieux sage, initiation spirituelle, etc., pour se taper des minettes. Il faut reconnaître qu’il a tenu son personnage jusqu’au bout. Quinze jours après mon arrivée il a pris du poison, quelque chose de très doux, qui faisait son effet en plusieurs heures ; puis il a reçu tous les visiteurs présents sur le domaine, en consacrant quelques minutes à chacun, le genre "mort de Socrate", tu vois. D’ailleurs il parlait de Platon, mais aussi des Upanishads, de Lao-Tseu, enfin le cirque habituel. Il parlait aussi beaucoup d’Aldous Huxley, rappelait qu’il l’avait connu, retraçait leurs entretiens ; il en rajoutait peut-être un peu, mais après tout il était en train de mourir, cet homme. Quand mon tour est venu j’étais assez impressionnée, mais en fait il m’a juste demandé d’ouvrir mon chemisier. Il a regardé mes seins, puis il a essayé de dire quelque chose mais je n’ai pas bien compris, il avait déjà un peu de mal à parler. Tout à coup il s’est redressé sur son fauteuil, il a tendu les mains vers ma poitrine. Je l’ai laissé faire. Il a posé un instant son visage entre mes seins, puis il est retombé dans le fauteuil. Ses mains tremblaient beaucoup. De la tête, il m’a fait signe de partir. Dans son regard je ne lisais aucune initiation spirituelle, aucune sagesse ; dans son regard, je ne lisais que la peur.

Il est mort à la tombée de la nuit. Il avait demande qu’un bûcher funéraire soit dressé au sommet de colline. On a tous ramassé des branchages, puis la cérémonie a commencé. C’est David qui a allumé le bûcher funéraire de son père, il avait une lueur plutôt bizarre dans les yeux. Je ne savais rien de lui, sinon qu’il faisait du rock ; il était avec des types plutôt inquiétants, des motards américains tatoués, habillés de cuir. J’étais venue avec une copine, et la nuit tombée on n’était pas tellement rassurées.

Plusieurs joueurs de tam-tam se sont installés devant le feu et ont commencé lentement, sur un rythme grave. Les participants se sont mis à danser, le feu chauffait fort, comme d’habitude ils ont commencé à se déshabiller. Pour réaliser une crémation, en principe, il faut de l’encens et du santal. Là on avait juste ramassé des branches tombées, probablement mélangées avec des herbes locales – du thym, du romarin, de la sarriette ; si bien qu’au bout d’une demi-heure l’odeur s’est mise à évoquer exactement celle d’un barbecue. C’est un copain de David qui a fait la remarque – un gros type en gilet de cuir, aux cheveux longs et gras, avec des dents manquantes sur le devant. Un autre, un vague hippie, a expliqué que chez beaucoup de tribus primitives la manducation du chef disparu était un rite d’union extrêmement fort. L’édenté a hoché la tête et s’est mis à ricaner ; David s’est approché des deux autres et a commencé à discuter avec eux, il s’était mis complètement à poil, dans la lueur des flammes son corps était vraiment superbe – je crois qu’il faisait de la musculation. J’ai senti que les choses risquaient de dégénérer gravement, je suis partie me coucher en vitesse.

Peu après, un orage a éclaté. Je ne sais pas pourquoi je me suis relevée, je suis retournée vers le bûcher. Ils étaient encore une trentaine qui dansaient, complètement nus, sous la pluie. Un type m’a attrapée brutalement par les épaules, il m’a traînée jusqu’au bûcher pour me forcer à regarder ce qui restait du corps. On voyait le crâne avec ses orbites. Les chairs étaient imparfaitement consumées, à moitié mêlées au sol, cela formait comme un petit tas de boue. Je me suis mise à crier, le type m’a lâchée, j’ai réussi à m’enfuir. Avec ma copine on est reparties le lendemain. Je n’ai plus jamais entendu parler de ces gens.

— Tu n’as pas lu l’article dans Paris Match ?

— Non… » Christiane eut un mouvement de surprise ; Bruno s’interrompit, commanda deux cafés avant de continuer. Au fil des années il avait développé une conception de la vie cynique et violente, typiquement masculine. L’univers était un champ clos, un grouillement bestial ; tout cela était enclos dans un horizon fermé et dur – nettement perceptible, mais inaccessible : celui de la loi morale. Il est cependant écrit que l’amour contient la loi, et la réalise. Christiane fixait sur lui un regard attentif et tendre ; ses yeux étaient un peu fatigués.

« C’est une histoire tellement dégueulasse, reprit Bruno avec lassitude, que j’ai été surpris que les journalistes n’en parlent pas davantage. Enfin ça se passait il y a cinq ans, le procès avait lieu à Los Angeles, les sectes satanistes étaient encore un sujet nouveau en Europe. David di Meola était un des douze inculpés – j’ai tout de suite reconnu le nom ; il était un des deux seuls à avoir réussi à échapper à la police. D’après l’article, il s’était probablement réfugié au Brésil. Les charges qui pesaient sur lui étaient accablantes. On avait retrouvé à son domicile une centaine de cassettes vidéo de meurtres et de tortures, classées et étiquetées avec soin ; sur certaines d’entre elles, il apparaissait à visage découvert. La cassette projetée à l’audience représentait le supplice d’une vieille femme, Mary Mac Nallahan, et de sa petite-fille, un nourrisson. Di Meola démembrait le bébé devant sa grand-mère à l’aide de pinces coupantes, puis il arrachait un œil à la vieille femme avec ses doigts avant de se masturber dans son orbite saignante ; en même temps il actionnait la télécommande, déclenchait un zoom avant sur son visage. Elle était accroupie, étroitement fixée au mur par des colliers de métal, dans un local qui ressemblait à un garage. À la fin du film, elle était allongée dans ses excréments ; la cassette durait plus de trois quarts d’heure mais seule la police l’avait vue en entier, les jurés avaient demandé l’arrêt de la projection au bout de dix minutes.

L’article paru dans Match était en grande partie la traduction d’une interview accordée à Newsweek par Daniel Macmillan, le procureur de l’État de Californie. Selon lui, il ne s’agissait pas seulement de juger un groupe d’hommes, mais l’ensemble d’une société ; cette affaire lui paraissait symptomatique de la décadence sociologique et morale dans laquelle s’enfonçait la société américaine depuis la fin des années cinquante. À plusieurs reprises, le juge l’avait prié de rester dans le cadre des faits incriminés ; le parallèle qu’il établissait avec l’affaire Manson lui paraissait hors de propos, d’autant que di Meola était le seul des accusés pour lequel on pouvait établir une vague filiation avec la mouvance beatnik ou hippie.

L’année suivante, Macmillan publia un livre intitulé From Lust to Murder : a Génération, assez bêtement traduit en français sous le titre Génération meurtre. Ce livre m’a surpris ; je m’attendais aux divagations habituelles des fondamentalistes religieux sur le retour de l’Antéchrist et le rétablissement de la prière à l’école. En fait c’était un livre précis, bien documenté, qui analysait en détail de nombreuses affaires ; Macmillan s’était spécialement intéressé au cas de David, il retraçait toute sa biographie, il y avait un gros travail d’enquête.

Immédiatement après la mort de son père, en septembre 1976, David avait revendu la propriété et les trente hectares de terrain pour acheter des surfaces à Paris dans des immeubles anciens ; il garda pour lui un grand studio rue Visconti et transforma le reste afin de le mettre en location. Les appartements anciens furent séparés, les chambres de bonne parfois réunies ; il fit installer des kitchenettes et des douches. Lorsque tout fut terminé il obtint une vingtaine de studettes, qui pouvaient à elles seules lui assurer un revenu confortable. Il n’avait toujours pas renoncé à percer dans le rock, et se dit qu’il avait peut-être une chance à Paris ; mais il avait déjà vingt-six ans. Avant de faire le tour des studios d’enregistrement, il décida d’enlever deux ans à son âge. C’était très facile à faire : il suffisait, au moment où on lui demandait son âge, de répondre : "Vingt-quatre ans." Naturellement, personne ne vérifiait. Longtemps avant lui, Brian Jones avait eu la même idée. Selon un des témoignages recueillis par Macmillan, un soir, dans une party à Cannes, David avait croisé Mick Jagger ; il avait fait un bond en arrière de deux mètres, comme s’il s’était trouvé nez à nez avec une vipère. Mick Jagger était la plus grande star du monde ; riche, adulé et cynique, il était tout ce que David rêvait d’être. S’il était si séduisant c’est qu’il était le mal, qu’il le symbolisait de manière parfaite ; et ce que les masses adulent par-dessus tout c’est l’image du mal impuni. Un jour Mick Jagger avait eu un problème de pouvoir, un problème d’ego au sein du groupe, justement avec Brian Jones ; mais tout s’était résolu, il y avait eu la piscine. Ce n’était pas la version officielle, certes, mais David savait que Mick Jagger avait poussé Brian Jones dans la piscine ; il pouvait se l’imaginer en train de le faire ; et c’est ainsi, par ce meurtre initial, qu’il était devenu le leader du plus grand groupe rock du monde. Tout ce qui se bâtit de grand dans le monde se bâtit au départ sur un meurtre, cela David en était persuadé ; et il se sentait prêt, en cette fin 76, à pousser autant de personnes qu’il le faudrait dans toutes les piscines nécessaires ; mais il ne réussit, au cours des années suivantes, qu’à participer à quelques disques comme bassiste additionnel – et aucun de ces disques ne connut le moindre succès. Par contre, il plaisait toujours beaucoup aux femmes. Ses exigences erotiques augmentèrent, et il prit l’habitude de coucher avec deux filles en même temps – de préférence une blonde et une brune. La plupart acceptaient, car il était réellement très beau – dans un genre puissant et viril, presque animal. Il était fier de son phallus long et épais, de ses grosses couilles velues. La pénétration perdait peu à peu de son intérêt pour lui, mais il prenait toujours du plaisir à voir les filles s’agenouiller pour lui sucer la bite.

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