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Authors: Michel Houellebecq
Aux vacances de février, Anne est partie chez ses parents avec Victor ; je suis resté seul à Dijon. J’ai fait une nouvelle tentative pour devenir catholique ; allongé sur mon matelas Épéda, je lisais Le Mystère des Saints Innocents en buvant de la liqueur d’anis. C’est très beau, Péguy, c’est vraiment splendide ; mais ça a fini par me déprimer complètement. Toutes ces histoires de péché et de pardon des péchés, et Dieu qui se réjouit plus du retour d’un pécheur que du salut de mille justes… moi j’aurais aimé être un pécheur, mais je n’y arrivais pas. J’avais le sentiment qu’on m’avait volé ma jeunesse. Tout ce que je voulais, c’était me faire sucer la queue par de jeunes garces aux lèvres pulpeuses. Il y avait beaucoup de jeunes garces aux lèvres pulpeuses dans les discothèques, et pendant l’absence d’Anne je suis allé plusieurs fois au Slow Rock et à L’Enfer ; mais elles sortaient avec d’autres que moi, elles suçaient d’autres queues que la mienne ; et ça, je n’arrivais simplement plus à le supporter. C’était la période de l’explosion du Minitel rosé, il y avait toute une frénésie autour de ça, je suis resté connecté des nuits entières. Victor dormait dans notre chambre, mais il faisait de bonnes nuits, il n’y avait pas de problème. J’ai eu très peur quand la première facture de téléphone est arrivée, je l’ai prise dans la boîte et j’ai ouvert l’enveloppe sur le chemin du lycée : quatorze mille francs. Heureusement il me restait un livret de Caisse d’Épargne qui datait de mes années d’étudiant, j’ai tout transféré sur notre compte, Anne ne s’est rendu compte de rien.
La possibilité de vivre commence dans le regard de l’autre. Progressivement je me suis rendu compte que mes collègues, les enseignants du lycée Carnot, jetaient sur moi un regard dénué de haine ou d’acrimonie. Ils ne se sentaient pas en compétition avec moi ; nous étions engagés dans la même tâche, j’étais un des leurs. Ils m’enseignèrent le sens ordinaire des choses. J’ai passé mon permis de conduire et j’ai commencé à m’intéresser aux catalogues de la CAMIF. Le printemps venu, nous avons passé des après-midi sur la pelouse des Guilmard. Ils habitaient une maison assez laide à Fontaine-les-Dijon, mais il y avait une grande pelouse très agréable, avec des arbres. Guilmard était prof de maths, nous avions à peu près les mêmes classes. Il était long, maigre, voûté, les cheveux blond-roux, avec une moustache tombante ; il ressemblait un peu à un comptable allemand. Il préparait le barbecue avec sa femme. L’après-midi s’avançait, on parlait vacances, on était un peu pétés ; en général on était à quatre ou cinq couples d’enseignants. La femme de Guilmard était infirmière, elle avait la réputation d’être une supersalope ; de fait, quand elle s’asseyait sur la pelouse, on voyait qu’elle n’avait rien sous sa jupe. Ils passaient leurs vacances au Cap d’Agde, dans le secteur naturiste. Je crois aussi qu’ils allaient dans un sauna pour couples, place Bossuet – enfin c’est ce que j’ai entendu dire. Je n’ai jamais osé en parler à Anne mais je les trouvais sympas, ils avaient un côté social-démocrate – pas du tout comme les hippies qui traînaient autour de notre mère dans les années soixante-dix. Guilmard était bon prof, il n’hésitait jamais à rester après la fin des cours pour aider un élève en difficulté. Il donnait pour les handicapés, aussi, je crois. »
Bruno se tut brusquement. Au bout de quelques minutes Michel se leva, ouvrit la porte-fenêtre et sortit sur le balcon aspirer l’air nocturne. La plupart des gens qu’il connaissait avaient mené des vies comparables à celle de Bruno. Mis à part dans certains secteurs de très haut niveau tels que la publicité ou la mode, il est relativement facile d’être accepté physiquement dans le milieu professionnel, les dress-codes y sont limités et implicites. Après quelques années de travail le désir sexuel disparaît, les gens se recentrent sur la gastronomie et les vins ; certains de ses collègues, beaucoup plus jeunes que lui, avaient déjà commencé à se constituer une cave. Tel n’était pas le cas de Bruno, qui n’avait fait aucune remarque sur le vin – du Vieux Papes à 11,95 F. Oubliant à demi la présence de son frère, Michel jeta un regard sur les immeubles en s’appuyant à la balustrade. La nuit était tombée, maintenant ; presque toutes les lumières étaient éteintes. On était le dernier soir du week-end du 15 août. Il revint vers Bruno, s’assit près de lui ; leurs genoux étaient proches. Pouvait-on considérer Bruno comme un individu ? Le pourrissement de ses organes lui appartenait, c’est à titre individuel qu’il connaîtrait le déclin physique et la mort. D’un autre côté, sa vision hédoniste de la vie, les champs de forces qui structuraient sa conscience et ses désirs appartenaient à l’ensemble de sa génération. De même que l’installation d’une préparation expérimentale et le choix d’un ou plusieurs observables permettent d’assigner à un système atomique un comportement donné – tantôt corpusculaire, tantôt ondulatoire -, de même Bruno pouvait apparaître comme un individu, mais d’un autre point de vue il n’était que l’élément passif du déploiement d’un mouvement historique. Ses motivations, ses valeurs, ses désirs : rien de tout cela ne le distinguait, si peu que ce soit, de ses contemporains. La première réaction d’un animal frustré est généralement d’essayer avec plus de force d’atteindre son but. Par exemple une poule affamée (Gallus domesticus), empêchée d’obtenir sa nourriture par une clôture en fil de fer, tentera avec des efforts de plus en plus frénétiques de passer au travers de cette clôture. Peu à peu, cependant, ce comportement sera remplacé par un autre, apparemment sans objet. Ainsi les pigeons (Columba livia) becquettent fréquemment le sol lorsqu’ils ne peuvent obtenir la nourriture convoitée, alors même que le sol ne comporté aucun objet comestible. Non seulement ils se livrent a ce becquetage indiscriminé, mais ils en viennent fréquemment à lisser leurs ailes ; un tel comportement hors de propos, fréquent dans les situations qui impliquent une frustration ou un conflit, est appelé activité de substitution. Début 1986, peu après avoir atteint l’âge de trente ans, Bruno commença à écrire.
« Aucune mutation métaphysique, devait noter Djerzinski bien des années plus tard, ne s’accomplit sans avoir été annoncée, préparée et facilitée par un ensemble de mutations mineures, souvent passées inaperçues au moment de leur occurrence historique. Je me considère personnellement comme l’une de ces mutations mineures. »
Errant parmi les humains européens, Djerzinski fut mal compris de son vivant. Une pensée se développant en l’absence d’interlocuteur effectif, souligne Hubczejak dans son introduction aux Clifden Notes, peut parfois échapper aux pièges de l’idiosyncrasie ou du délire ; mais il est sans exemple qu’elle ait choisi, pour s’exprimer, d’en passer par la forme du discours réfutable. On peut ajouter que Djerzinski devait jusqu’à la fin se considérer avant tout comme un scientifique ; l’essentiel de sa contribution à l’évolution humaine lui paraissait constitué par ses publications de biophysique – très classiquement soumises aux critères habituels d’autoconsistance et de réfutabilité. Les éléments plus philosophiques contenus dans ses derniers écrits n’apparaissaient à ses propres yeux que comme des propositions hasardeuses, voire un peu folles, moins justifiables d’une démarche logique que de motivations purement personnelles.
Il avait un peu sommeil ; la lune glissait au-dessus de la ville endormie. Sur un mot de sa part, il le savait, Bruno se lèverait, enfilerait son blouson, disparaîtrait dans l’ascenseur ; on trouvait toujours des taxis à La Motte-Picquet. Considérant les événements présents de notre vie, nous oscillons sans cesse entre la croyance au hasard et l’évidence du déterminisme. Pourtant, jusqu’il s’agit du passé, nous n’avons plus aucun doute ; il nous paraît évident que tout s’est déroulé de la manière dont tout devait, effectivement, se dérouler. Cette illusion perceptive, liée à une ontologie d’objets et de propriétés, solidaire du postulat d’objectivité forte, Djerzinski l’avait dans une large mesure déjà dépassée ; c’est sans doute pour cette raison qu’il ne prononça pas les mots, simples et habituels, qui auraient stoppé la confession de cet être larmoyant et détruit, lié à lui par une origine génétique à demi commune, qui ce soir, vautré sur le canapé, avait depuis longtemps dépassé les limites de la décence implicitement requises dans le cadre d’une conversation humaine. Il ne se sentait guidé ni par la compassion, ni par le respect ; il y avait cependant en lui une intuition faible et indiscutable : à travers la narration pathétique et tortueuse de Bruno allait cette fois se dessiner un message ; des paroles seraient prononcées, et ces paroles auraient – pour la première fois – un sens définitif. Il se leva, s’enferma dans les toilettes. Très discrètement, sans faire le moindre bruit, il vomit. Puis il se passa un peu d’eau sur le visage, revint vers le salon.
« Tu n’es pas humain, dit doucement Bruno en levant les yeux sur lui. Je l’ai senti dès le début, en voyant comment tu te comportais avec Annabelle. Cependant, tu es l’interlocuteur que la vie m’a donné. Je suppose que tu n’as pas été surpris, à l’époque, en recevant mes textes sur Jean-Paul Il.
Toutes les civilisations… répondit Michel avec tristesse, toutes les civilisations ont dû affronter cette nécessité de donner une justification au sacrifice parental. Compte tenu des circonstances historiques, tu n’avais pas le choix.
- J’ai réellement admiré Jean-Paul Il ! protesta Bruno. Je me souviens, c’était en 1986. Ces mêmes années il y a eu la création de Canal + et de M6, le lancement de Globe, l’ouverture des Restos du coeur. Jean-Paul Il était le seul, il était absolument le seul à comprendre ce qui était en train de se passer en Occident. J’ai été stupéfait que mon texte soit mal accueilli par le groupe Foi et Vie de Dijon ; ils critiquaient les positions du pape sur l’avortement, le préservatif, toutes ces bêtises. Bon c’est vrai, je ne faisais pas tellement d’efforts pour les comprendre, moi non plus. Je me souviens, les réunions avaient lieu chez les différents couples, à tour de rôle ; on amenait une salade composée, un taboulé, un gâteau. Je passais les soirées à sourire bêtement, à dodeliner de la tête, à finir les bouteilles de vin ; je n’écoutais absolument rien à ce qui se disait. Anne par contre était très enthousiaste, elle s’est inscrite à un groupe d’alphabétisation. Ces soirs-là je rajoutais un somnifère au biberon de Victor, puis je me branlais en faisant du Minitel rose ; mais je n’ai jamais réussi à rencontrer personne.
Pour l’anniversaire d’Anne, en avril, je lui ai acheté une guêpière lamée argent. Elle a un peu prolesté, puis elle a accepté de la mettre. Pendant qu’elle tentait d’agrafer l’ustensile, j’ai fini le reste de Champagne. Puis j’ai entendu sa voix, faible et un peu chevrotante : "Je suis prête…" En rentrant dans la chambre, je me suis tout de suite rendu compte que c’était foutu. Ses fesses pendaient, comprimées par les jarretelles ; ses seins n’avaient pas résisté à l’allaitement. Il aurait fallu une liposuccion, des injections de silicone, tout un chantier… elle n’aurait jamais accepté. J’ai passé un doigt dans son string en fermant les yeux, j’étais complètement mou. À ce moment, dans la pièce voisine, Victor s’est mis à hurler de rage – des hurlements longs, stridents, insoutenables. Elle s’est enveloppée d’un peignoir de bain et s’est précipitée vers la chambre. À son retour, je lui ai juste demandé une pipe. Elle suçait mal, on sentait ses dents ; mais j’ai fermé les yeux et j’ai visualisé la bouche d’une des filles de ma classe de seconde, une Ghanéenne. En imaginant sa langue rosé et un peu râpeuse, j’ai réussi à me libérer dans la bouche de ma femme. Je n’avais pas l’intention d’avoir d’autres enfants. C’est le lendemain que j’ai écrit le texte sur la famille, celui qui a été publié.
- Je l’ai encore… » intervint Michel. Il se leva, chercha la revue dans sa bibliothèque. Bruno la feuilleta avec une légère surprise, retrouva la page.
Il subsiste, dans une certaine mesure, des familles
(Etincelles de foi au milieu des athées,
Etincelles d’amour au fond de la nausée),
On ne sait pas comment
Ces étincelles brillent.
Esclaves dans le travail d’organisations incompréhensibles,
Notre seule possibilité de réalisation et de vie, c’est le sexe
(Encore s’agit-il seulement de ceux à qui le sexe est permis,
De ceux pour qui le sexe est possible.)
Le mariage et la fidélité nous coupent aujourd’hui de toute possibilité d’existence,
Ce n’est pas dans un bureau ou dans une salle de classe que nous retrouverons cette force en nous qui demande le jeu, la lumière et la danse ;
Ainsi nous essayons de rejoindre nos destinées à travers des amours de plus en plus difficiles
Nous essayons de vendre un corps de plus en plus épuisé, résistant, indocile
Et nous disparaissons
Dans l’ombre de tristesse
Jusqu’au vrai désespoir,
Nous descendons le chemin solitaire jusqu’à l’endroit où tout est noir,
Sans enfants et sans femmes,
Nous entrons dans le lac
Au milieu de la nuit
(Et l’eau, sur nos vieux corps, est si froide).
Aussitôt après avoir écrit ce texte, Bruno était tombé dans une sorte de coma éthylique. Il en fut réveillé deux heures plus tard par les hurlements de son fils. Entre deux et quatre ans, les enfants humains accèdent à une conscience accrue de leur moi, ce qui provoque chez eux des crises de mégalomanie égocentrique. Leur objectif est alors de transformer leur environnement social (en général composé de leurs parents) en autant d’esclaves soumis au moindre frétillement de leurs désirs ; leur égoïsme ne connaît plus de limites ; telle est la conséquence de l’existence individuelle. Bruno se releva de la moquette du salon ; les hurlements s’accentuaient, trahissant une rage folle. Il écrasa deux Lexomil dans un peu de confiture, se dirigea vers la chambre de Victor. L’enfant avait chié. Qu’est-ce que foutait Anne ? Ça se terminait de plus en plus tard, ces séances d’alphabétisation des nègres. Il attrapa la couche souillée, la balança sur le parquet ; la puanteur était atroce. L’enfant avala sans difficultés la mixture et se raidit, comme assommé par un coup. Bruno enfila son blouson et se dirigea vers le Madison, un bar de nuit de la rue Chaudronnerie. Avec sa carte bleue, il paya trois mille francs une bouteille de Dom Pérignon qu’il partagea avec une très jolie blonde ; dans une des chambres du haut la fille le branla longuement, arrêtant de temps à autre la montée du désir. Elle s’appelait Hélène, était originaire de la région et poursuivait des études de tourisme ; elle avait dix-neuf ans. Au moment où il la pénétrait, elle contracta son vagin – il eut au moins trois minutes de bonheur total. En partant Bruno l’embrassa sur les lèvres, insista pour lui donner un pourboire – il lui restait trois cents francs en liquide.