Les particules élémentaires (14 page)

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Authors: Michel Houellebecq

BOOK: Les particules élémentaires
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Avant de rentrer, par un réflexe de pur désespoir, il interrogea son répondeur. Il y avait un message. « Tu dois être parti en vacances… énonçait la voix calme de Michel. Appelle-moi à ton retour. Je suis en vacances aussi, et pour longtemps. »

4

Il marche, il rejoint la frontière. Des vols de rapaces tourbillonnent autour d’un centre invisible – probablement une charogne. Les muscles de ses cuisses répondent avec élasticité aux dénivellations du chemin. Une steppe jaunâtre recouvre les collines ; la vue s’étend à l’infini en direction de l’Est. Il n’a pas mangé depuis la veille ; il n’a plus peur.

Il s’éveille, tout habillé, en travers de son lit. Devant l’entrée de service du Monoprix, un camion décharge des marchandises. Il est un peu plus de sept heures.

Depuis des années, Michel menait une existence purement intellectuelle. Les sentiments qui constituent la vie des hommes n’étaient pas son sujet d’observation ; il les connaissait mal. La vie de nos jours pouvait s’organiser avec une précision parfaite ; les caissières du supermarché répondaient à son bref salut. Il y avait eu, depuis dix ans qu’il était dans l’immeuble, beaucoup de va-et-vient. Parfois, un couple se formait. Il observait alors le déménagement ; dans l’escalier, des amis transportaient des caisses et des lampes. Ils étaient jeunes, et, parfois, riaient. Souvent (mais pas toujours), lors de la séparation qui s’ensuivait, les deux concubins déménageaient en même temps. Il y avait, alors, un appartement de libre. Que conclure ? Quelle interprétation donner à tous ces comportements ? C’était difficile.

Lui-même ne demandait qu’à aimer, du moins il ne demandait rien. Rien de précis. La vie, pensait Michel, devrait être quelque chose de simple ; quelque chose que l’on pourrait vivre comme un assemblage de petits rites, indéfiniment répétés. Des rites éventuellement un peu niais, mais auxquels, cependant, on pourrait croire. Une vie sans enjeux, et sans drames. Mais la vie des hommes n’était pas organisée ainsi. Parfois il sortait, observant les adolescents et les immeubles. Une chose était certaine : plus personne ne savait comment vivre. Enfin, il exagérait : certains semblaient mobilisés, transportés par une cause, leur vie en était comme alourdie de sens. Ainsi, les militants d’Act Up estimaient important de faire passer à la télévision certaines publicités, jugées par d’autres pornographiques, représentant différentes pratiques homosexuelles filmées en gros plan. Plus généralement leur vie apparaissait plaisante et active, parsemée d’événements variés. Ils avaient des partenaires multiples, ils s’enculaient dans des backrooms. Parfois les préservatifs glissaient, ou explosaient. Ils mouraient alors du sida ; mais leur mort elle-même avait un sens militant et digne. Plus généralement la télévision, en particulier TF1, offrait une leçon permanente de dignité. Adolescent, Michel croyait que la souffrance donnait à l’homme une dignité supplémentaire. Il devait maintenant en convenir : il s’était trompé. Ce qui donnait à l’homme une dignité supplémentaire, c’était la télévision.

Malgré les joies répétées et pures que lui procurait la télévision, il estimait juste de sortir. Du reste, il devait faire ses courses. Sans repères précis l’homme se disperse, on ne peut plus rien en tirer.

Au matin du 9 juillet (c’était la Sainte-Amandine), il observa que les cahiers, les classeurs et les trousses étaient déjà en place dans les linéaires de son Monoprix. L’accroche publicitaire de l’opération, « La rentrée sans prise de tête », n’était qu’à demi convaincante à ses yeux. Qu’était l’enseignement, qu’était le savoir, sinon une interminable prise de tête ?

Le lendemain, il trouva dans sa boîte le catalogue 3 Suisses automne-hiver. Le fort volume cartonné ne portait aucune indication d’adresse ; avait-il été déposé par porteur ? Depuis longtemps client du vépéciste, il gtait habitué à ces petites attentions, témoignages d’une fidélité réciproque. Décidément la saison s’avançait, les stratégies commerciales s’orientaient vers l’automne ; pourtant le ciel restait splendide, on n’était somme toute qu’au début de juillet.

Encore jeune homme, Michel avait lu différents romans tournant autour du thème de l’absurde, du désespoir existentiel, de l’immobile vacuité des jours ; cette littérature extrémiste ne l’avait que partiellement convaincu. À l’époque, il voyait souvent Bruno. Bruno rêvait de devenir écrivain ; il noircissait des pages et se masturbait beaucoup ; il lui avait fait découvrir Beckett. Beckett était probablement ce qu’on appelle un grand écrivain : pourtant, Michel n’avait réussi à terminer aucun de ses livres. C’était vers la fin des années soixante-dix ; lui et Bruno avaient vingt ans et se sentaient déjà vieux. Cela continuerait : ils se sentiraient de plus en plus vieux, et ils en auraient honte. Leur époque allait bientôt réussir cette transformation inédite : noyer le sentiment tragique de la mort dans la sensation plus générale et plus flasque du vieillissement. Vingt ans plus tard, Bruno n’avait toujours pas réellement pensé à la mort ; et il commençait à se douter qu’il n’y penserait jamais. Jusqu’au bout il souhaiterait vivre, jusqu’au bout il serait dans la vie, jusqu’au bout il se battrait contre les incidents et les malheurs de la vie concrète, et du corps qui décline. Jusqu’au dernier instant il demanderait une petite rallonge, un petit supplément d’existence. Jusqu’au dernier instant, en particulier, il serait en quête d’un ultime moment de jouissance, d’une petite gâterie supplémentaire. Quelle que soit son inutilité à long terme, une fellation bien conduite était un réel plaisir ; et cela, songeait aujourd’hui Michel en tournant les pages lingerie (Sensuelle ! la guêpière) de son catalogue, il aurait été déraisonnable de le nier.

À titre personnel, il se masturbait peu ; les fantasmes qui avaient pu, jeune chercheur, l’assaillir au travers de connexions Minitel, voire d’authentiques jeunes femmes (fréquemment des commerciales de grands laboratoires pharmaceutiques) s’étaient progressivement éteints. Il gérait maintenant paisiblement le déclin de sa virilité au travers d’anodines branlettes, pour lesquelles son catalogue 3 Suisses, occasionnellement complété par un CD-ROM de charme à 79 francs, s’avérait un support plus que suffisant. Bruno par contre, il le savait, dissipait son âge mûr à la poursuite d’incertaines Lolitas aux seins gonflés, aux fesses rondes, à la bouche accueillante ; Dieu merci, il avait un statut de fonctionnaire. Mais il ne vivait pas dans un monde absurde : il vivait dans un monde mélodramatique composé de canons et de boudins, de mecs top et de blaireaux ; c’était le monde dans lequel vivait Bruno. De son côté Michel vivait dans un monde précis, historiquement faible, mais cependant rythmé par certaines cérémonies commerciales – le tournoi de Roland-Garros, Noël, le 31 décembre, le rendez-vous bisannuel des catalogues 3 Suisses. Homosexuel, il aurait pu prendre part au Sidathon, ou à la Gay Pride. Libertin, il se serait enthousiasmé pour le Salon de l’érotisme. Plus sportif, il vivrait à cette même minute une étape pyrénéenne du tour de France. Consommateur sans caractéristiques, il accueillait cependant avec joie le retour des quinzaines italiennes dans son Monoprix de quartier. Tout cela était bien organisé, organisé de maniere humaine ; dans tout cela, il pouvait y avoir du bonheur ; aurait-il voulu faire mieux, qu’il n’aurait su comment s’y prendre.

Au matin du 15 juillet, il ramassa dans la poubelle de l’entrée un prospectus chrétien. Diverses narration de vie convergeaient vers une fin identique et heureuse : la rencontre avec le Christ ressuscité. Il s’intéressa quelque temps à l’histoire d’une jeune femme (« Isabelle était en état de choc, car son année universitaire était en jeu »), dut cependant se reconnaître plus proche de l’expérience de Pavel (« Pour Pavel, officier de l’armée tchèque, commander une station de poursuite de missiles était l’apogée de sa carrière militaire »). Il transposait sans difficultés à son propre cas la notation suivante : « En tant que technicien spécialisé, formé dans une académie réputée, Pavel aurait dû apprécier l’existence. Malgré cela il était malheureux, toujours à la recherche d’une raison de vivre. »

Le catalogue 3 Suisses, pour sa part, semblait faire une lecture plus historique du malaise européen. Implicite dès les premières pages, la conscience d’une mutation de civilisation à venir trouvait sa formulation définitive en page 17 ; Michel médita plusieurs heures sur le message contenu dans les deux phrases qui définissaient la thématique de la collection : « Optimisme, générosité, complicité, harmonie font avancer le monde. DEMAIN SERA FÉMININ. »

Au journal de 20 heures, Bruno Masure annonça qu’une sonde américaine venait de détecter des traces de vie fossile sur Mars. Il s’agissait de formes bactériennes, vraisemblablement d’archéo-bactéries méthaniques. Ainsi, sur une planète proche de la Terre, des macromolécules biologiques avaient pu s’organiser, élaborer de vagues structures autoreproductibles composées d’un noyau primitif et d’une membrane mal connue ; puis tout s’était arrêté, sans doute sous l’effet d’une variation climatique : la reproduction était devenue de plus en plus difficile, avant de s’interrompre tout à fait. L’histoire de la vie sur Mars se manifestait comme une histoire modeste. Cependant (et Bruno Masure ne semblait pas en avoir nettement conscience), ce mini-récit d’un ratage un peu flasque contredisait avec violence toutes les constructions mythiques ou religieuses dont l’humanité fait classiquement ses délices. Il n’y avait pas d’acte unique, grandiose et créateur ; il n’y avait pas de peuple élu, ni même d’espèce ou de planète élue. Il n’y avait, un peu partout dans l’univers, que des tentatives incertaines et en général peu convaincantes. Tout cela était en outre d’une éprouvante monotonie. L’ADN des bactéries martiennes semblait exactement identique à l’ADN des bactéries terrestres. Cette constatation surtout le plongea dans une légère tristesse, qui était déjà à soi seule un signe dépressif. Un chercheur dans son état normal, un chercheur en bon état de fonctionnement aurait dû au contraire se réjouir de cette identité, y voir la promesse de synthèses unifiantes. Si l’ADN était partout identique il devait y avoir des raisons, des raisons profondes liées à la structure moléculaire des peptides, ou peut-être aux conditions topologiques de l’autoreproduction. Ces raisons profondes, il devait être possible de les découvrir ; plus jeune, il s’en souvenait, une telle perspective l’aurait plongé dans l’enthousiasme.

Au moment de sa rencontre avec Desplechin, en 1982, Djerzinski achevait sa thèse de troisième cycle à l’université d’Orsay. À ce titre, il devait prendre part aux magnifiques expériences d’Alain Aspect sur la non-séparabilité du comportement de deux photons successivement émis par un même atome de calcium ; il était le plus jeune chercheur de l’équipe.

Précises, rigoureuses, parfaitement documentées, les expériences d’Aspect devaient avoir un retentissement considérable dans la communauté scientifique : pour la première fois, de l’avis général, on avait affaire à une réfutation complète des objections émises en 1935 par Einstein, Podolsky et Rosen à l’encontre du formalisme quantique. Les inégalités de Bell dérivées à partir des hypothèses d’Einstein étaient nettement violées, les résultats s’accordaient parfaitement avec les prédictions de la théorie des quanta. Dès lors, il ne demeurait plus que deux hypothèses. Soit les propriétés cachées déterminant le comportement des particules étaient non locales, c’est-à-dire que les particules pouvaient avoir l’une sur l’autre une influence instantanée à une distance arbitraire. Soit il fallait renoncer au concept de particule élémentaire possédant, en l’absence de toute observation, des propriétés intrinsèques : on se retrouvait alors devant un vide ontologique profond – à moins d’adopter un positivisme radical, et de se contenter de développer le formalisme mathématique prédictif des observables en renonçant définitivement à l’idée de réalité sous-jacente. C’est naturellement cette dernière option qui devait rallier la majorité des chercheurs.

Le premier compte rendu des expériences d’Aspect parut dans le numéro 48 de la Physical Review, sous le titre : « Expérimental réalisation of Einstein-Podolsky-Rosen Gedankexperiment : a new violation of Bell’s inequalities. » Djerzinski était cosignataire de l’article. Quelques jours plus tard, il reçut la visite de Desplechin. Âgé de quarante-trois ans, celui-ci dirigeait alors l’Institut de biologie moléculaire du CNRS à Gif-sur-Yvette. Il était de plus en plus conscient que quelque chose de fondamental leur échappait dans le mécanisme des mutations de gènes ; et que ce quelque chose avait probablement à voir avec des phénomènes plus profonds survenant au niveau atomique.

Leur première entrevue eut lieu dans la chambre de Michel à la résidence universitaire. Desplechin ne fut pas surpris par la tristesse et l’austérité du décor : il s’était attendu à quelque chose de ce genre. La conversation se prolongea tard dans la nuit. L’existence d’une liste finie d’éléments chimiques fondamentaux, rappela Desplechin, était ce qui avait déclenché les premières réflexions de Niels Bohr, dès les années dix. Une théorie planétaire de l’atome basée sur les champs électro-magnétiques et gravitationnels devait normalement conduire à une infinité de solutions, à une infinité de corps chimiques possibles. Pourtant, l’univers entier était composé à partir d’une centaine d’éléments ; cette liste était inamovible et rigide. Une telle situation, profondément anormale au regard des théories électromagnétiques classiques et des équations de Maxwell, devait finalement, rappela encore Desplechin, conduire au développement de la mécanique quantique. La biologie, à son avis, se trouvait aujourd’hui dans une situation analogue. L’existence à travers tout le règne animal et végétal de macromolécules identiques, d’ultrastructures cellulaires invariables ne pouvait selon lui s’expliquer à travers les contraintes de la chimie classique. D’une manière ou d’une autre, encore impossible à élucider, le niveau quantique devait intervenir directement dans la régulation des phénomènes biologiques. Il y avait là tout un champ de recherches, absolument nouveau.

Ce premier soir, Desplechin fut frappé par l’ouverture d’esprit et le calme de son jeune interlocuteur. Il l’invita à dîner chez lui, rue de l’École-polytechnique, le samedi suivant. Un de ses collègues, un biochimiste auteur de travaux sur les ARN-transcriptases, serait également présent.

En arrivant chez Desplechin, Michel eut l’impression de se retrouver dans le décor d’un film. Meubles en bois clair, tommettes, kilims afghans, reproductions de Matisse… Il n’avait jusqu’à présent fait que soupçonner l’existence de ce milieu aisé, cultivé, d’un goût raffiné et sûr ; maintenant il pouvait imaginer le reste, la propriété de famille en Bretagne, peut-être la fermette dans le Lubéron. « Et allons-y pour les quintettes de Bartok… » songea-t-il fugitivement en attaquant son entrée. C’était un repas au Champagne ; le dessert, une charlotte aux fruits rouges, était accompagne d’un excellent rosé demi-sec. C’est à ce moment que Desplechin lui exposa son projet. Il pouvait obtenir ia création d’un poste de contractuel dans son unité de recherches de Gif ; il faudrait que Michel acquière quelques notions complémentaires en biochimie, mais cela pourrait aller assez vite. En même temps, il superviserait la préparation de sa thèse d’État ; une fois cette thèse obtenue, il pourrait prétendre à un poste définitif.

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