Si on m’avait demandé pourquoi j’avais choisi de vivre ici, j’aurais pu faire une liste des avantages évidents qu’offre la France : histoire, culture, gastronomie, infrastructure et Sécurité sociale. Mais telles n’étaient pourtant pas les vraies raisons. Bizarrement, la qualité de la France que j’appréciais véritablement était aussi celle qui me frustrait le plus : sa résistance obstinée au changement.
– Il nous faut plus de logements sociaux.
Mon collègue Cyril avait pris le micro :
– Il y a un besoin criant de logements à loyer modéré dans la région francilienne ! La loi SRU exige 20 % de logements sociaux. Notre ville traîne visiblement les pieds.
– Regardez ce qu’ils ont fait à Champigny, cria un membre âgé de la majorité, et à Noisy- le-Grand !
Il parlait des villes au sud et au nord-est de la nôtre. C'étaient autrefois de jolis villages lovés dans les méandres de la Marne et désormais défigurés par d’énormes barres, souvent délabrées, abritant une forte proportion d’immigrés pauvres.
Comment s’ouvrir à la diversité sans sacrifier l’identité ? Comment préserver les traditions sans entraver la vitalité ?
– Vous savez bien que nous sommes contre ces monstruosités, répondit Cyril. Nous voulons des logements de bonne qualité dans de petits immeubles. Des habitations décentes que les gens peuvent se payer.
– Nous sommes trop petits, rétorqua un autre conseiller. Le prix du terrain est trop élevé. Et nous ne pouvons pas contrôler la population susceptible de s’installer dans ces appartements !
– Que voulez-vous dire ? cria presque Cyril. Expliquez-vous !
Une ultime réserve nous empêchait de nous insulter. D’employer des mots comme « raciste », « fasciste », « élitiste ». Et pourtant notre conseil ne comprenait aucun membre de l’extrême droite. Le Front national avait perdu son seul siège l’année où j’avais été élue. Mais certains sujets mettaient toujours le feu aux poudres, excluant toute discussion.
– Quelle ville voulons-nous ? demanda de façon emphatique un conseiller de la majorité. Une ville semblable à celle que nous avons déjà. Est-ce un crime ?
Chapitre 11
Predouble zéro tension
La France, qui justifie la pression qui règne à tous les échelons de son système scolaire par sa capacité à former des élites, produit en fait deux fois moins de très bons élèves à 15 ans que des pays comme la Finlande ou le Canada…
« Les élèves français plus stressés que performants »,
Le Monde de l’Éducation,
octobre 2005.
J’avais un café dans une main et cinq pages tapées à la machine dans l’autre. Affalé sur sa chaise, les coudes sur la table, mon mari me débarrassa du café et le but.
– Tu ne veux pas jeter un coup d’œil à ma dissertation ?
J’agitai les pages de façon à les rendre alléchantes.
Sa barbe de quelques jours laissait voir des plaques de peau blanche. Ses yeux étaient à peine entrouverts. Il les referma et grogna :
– Tu ne comptes pas sérieusement continuer avec cette absurdité ?
Les pages tremblèrent un peu plus. Je tentai de sourire.
– Donc tu ne veux pas regarder ?
Il plongea le nez dans sa tasse de café, comme une autruche dans le sable.
– Juste la première page ? Je sais que ce que j’ai écrit n’est pas très bon. Je n’ai pas encore complètement saisi ce qui fait d’une dissertation une dissertation. Mais, avec un peu d’aide, je pourrais m’améliorer. Tu es un expert. Donne-moi des conseils.
Je lui versai un second café.
– S'il te plaît.
Mon mari posa sa tasse sur la table et désigna de l’index la chaise à son côté. Je m’assis.
– Tu admets que je suis un expert.
Je hochai la tête.
– Bon, alors écoute l’expert, dit-il.
J’avalai ma salive.
– Ce concours que tu veux passer est un piège. Ce n’est pas pour toi.
Il leva sa paume pour que je ne l’interrompe pas.
– Et tu n’es pas faite pour cela.
– Je peux apprendre.
– C'est trop tard, dit-il. Tu ne seras jamais capable de leur donner ce qu’ils veulent. Tu ne
penses
pas comme eux.
– Mais tu m’as dit que ton amie Anna Duchemin a réussi le concours. Et madame Duberry aussi.
– Ce sont des personnes d’une intelligence et d’un talent extraordinaires.
Je fis un bond, éparpillant les papiers par terre. Il soupira.
– Chérie, madame Duchemin, c’est une spécialiste des langues anciennes de premier ordre, et madame Duberry vient de l’une des plus illustres familles de Paris.
Je ne dis rien.
– Aucune des deux n’est une femme d’affaires américaine de 45 ans au chômage. Est-ce que tu as regardé les statistiques ?
– Pas bon, un candidat sur onze.
– Oui, mais quel candidat ? Combien de gens de ton âge et dans ta situation sont-ils admis ? En as-tu la moindre idée ?
– Si tu connais la réponse, pourquoi ne pas me la donner ?
Je fus distraite par des pas dans l’escalier et des « maman ! »
– Très très peu, marmonna-t-il, en étalant du beurre sur une tranche de pain. Si tu ne me crois pas, vérifie par toi-même.
Une fois mes filles parties à l’école avec mon mari, je mis la main sur le rapport du jury de l’année précédente, qui donnait les résultats du concours, assortis de commentaires. En 2004, 1728 candidats s’étaient inscrits, pour les 130 places d’agrégés d’anglais. 1 105 d’entre eux s’étaient présentés à l’écrit, 301 avaient été admissibles à l’oral, sur lesquels 130 avaient finalement été admis. Le rapport classait les candidats par catégories d’âge et de profession.
Agrégation d’anglais
(
externe) 2004: par âge
Année de naissance
| Nombre « admissibles » (ont réussi l'écrit)
| Nombre « admis » (ont eu l'agrégation)
|
---|
1982
| 9
| 8
|
1981
| 49
| 25
|
1980
| 80
| 36
|
1979
| 58
| 24
|
....
|
1959
| 3
| 1
|
L'agrégé le plus âgé était né, comme moi, en 1959. C'était amplement suffisant pour comprendre que l’agrégation était réservée aux jeunes. La vaste majorité des admis avaient une vingtaine d’années et n’avaient jamais travaillé, dans une salle de classe ou ailleurs. Les étudiants de l’École normale supérieure (créée en 1794) comptaient parmi les plus jeunes et affichaient un taux de réussite spectaculaire : sur les 27 qui avaient passé l’écrit, 26 avaient eu l’agrégation. Les normaliens étaient les athlètes olympiques de l’épreuve de dissertation. Ils suivaient cet entraînement depuis des siècles. À l’opposé, les professeurs qui tentaient l’agrégation « externe » obtenaient de très mauvais résultats. Je pensai à la forfanterie de Karima. En réalité, les jeunes étudiants n’avaient pas peur de notre savoir, ils fuyaient notre échec annoncé.
Aucun tableau ne détaillait les résultats selon la langue maternelle des candidats, mais je n’avais pas besoin de plus de précisions pour mesurer la difficulté. Et, pourtant, je ne pouvais pas abandonner. Pas maintenant. J’avais commencé une entreprise que je devais mener à terme. Quelles que fussent mes chances. « Des personnes d’une intelligence et d’un talent extraordinaires », pensai-je avec rage. C'est ce que nous verrions.
18 novembre. Le beau professeur montait et descendait les marches en ramassant le devoir de la semaine. Pour la première fois, je ne rendis rien. Aux États-Unis, je m’étais habituée aux félicitations et à figurer sur la liste des meilleurs élèves. Mais ici, en cours de version, mon ego se défaisait comme un pull pris à un clou. Bien qu’habituellement peu sujette au doute, j’avais subitement besoin de quelques encouragements avant de me soumettre à une plus forte dose d’humiliation.
Désormais, la classe se divisait en deux groupes. À droite, seize étudiants prenaient note de tout, mais ne parlaient jamais, sauf, souvent assise derrière, Rebecca. À gauche, treize autres parmi lesquels Mathilde, Floriane, un doctorant britannique nommé William, la fille asiatique et un type débraillé aux longs cheveux gras dont on murmurait qu’il était normalien.
Droite ou gauche : cette répartition avait-elle une signification ?
– Bien sûr,
darling
, m’avait expliqué Rebecca quand je lui avais posé la question. Les professeurs ont une tendance naturelle à s’adresser aux élèves placés à leur droite, c’est-à-dire au groupe assis à notre gauche. Observe et tu verras.
Elle avait raison : en moi-même, j’avais commencé à appeler le groupe à ma gauche – donc à la droite du prof – « les forts ». Comme d’habitude, j’étais assise au milieu, presque devant, une place que les étudiants évitaient comme le cercle de la mort. Je regardai la version de la semaine précédente que la star de cinéma de prof m’avait rendue. Cette fois-ci, un tiret précédait le double zéro. Moins zéro ? Cela était-il possible ? Je devenais paranoïaque.
Le cours commença. Nous étions en train de traduire en français un passage de Jess Walters, l’auteur du roman intitulé
The Land of The Blind
. Le texte décrivait une
senior prom
, un bal de dernière année dans un lycée américain.
– Pensez monstrueux, nous cornaquait le professeur, kitsch, hideux, grotesque !
Les étudiants s’étaient engagés activement dans la course au vocabulaire le plus méprisant jusqu’à l’obstacle que constitua soudain «
ruffled shirts
».
Le professeur lui-même était perdu. Il s’arrêta, pencha sa jolie tête, essaya une solution puis une autre, sans être satisfait. Malgré son statut d’agrégé et son anglais presque parfait, il n’avait pas la moindre idée de ce que «
ruffled shirt
» pouvait signifier. En fait, le texte abondait en termes obscurs :
sixers
,
bong
,
tuxedo T-shirt
,
cruising
.
Les Français ont vu des images de proms dans les films hollywoodiens comme
Grease
et
Carrie
, cependant le concept est tellement exotique qu’il défie leur compréhension. Dans les lycées publics français, il n’y a pas de bal. Ce qui s’en rapproche le plus est un pince-fesses aristocratique appelé « rallye ». Et le principe même du rallye est l’exclusivité. Les jeunes qui y prennent part doivent se préoccuper non seulement de ce qu’ils vont porter, et de leurs boutons d’acné, mais aussi tout simplement de savoir s’ils vont être invités ou pas. La sélection est omniprésente.
La prom américaine, elle, est ouverte à tous. Qu’on soit moche, stupide, mal dans sa peau, pauvre, peu importe. La prom est même tellement démocratique qu’un roi et une reine y sont élus !
Dans mon lycée, l’heureux couple avait ensuite le privilège de faire le tour du terrain de football dans une décapotable juste avant le match. Le peu dont je me souvenais m’était resté à cause d’un événement scandaleux survenu lors de ma dernière année de lycée. Trois jours avant la grande fête, le roi avait largué la reine sans autre forme de procès, en lui expliquant qu’une fois à l’université, il n’aurait plus besoin de ses services. La réplique de la belle avait été de se saouler et d’aplatir sa voiture contre un pylône, se fracturant la mâchoire ainsi que plusieurs côtes. Ce fut donc avec une attelle de fil de fer autour de la bouche, bourrée d’antidouleur, qu’elle fit sa grande entrée dans une robe fabuleuse au bras du jeune homme que dorénavant elle haïssait. Même si les fêtes de ce type ne m’avaient jamais intéressée sur le plan personnel, j’avais le sentiment que, en tant que tradition culturelle, elles méritaient un meilleur traitement que celui que leur réservait le cours de version.
Le joli professeur réfléchissait.
– Peut-être que les anglophones pourraient nous aider ici ?
Les anglophones connaissant un tant soit peu l’Amérique essayèrent de décrire les objets cités dans le texte, et les francophones de trouver des mots équivalents à
ruffles
,
tuxedo T-shirts
et tous les accessoires étranges liés à la prom. Nous fûmes ainsi en mesure de corriger six erreurs de compréhension dans la « traduction conseillée » que le professeur avait distribuée au début du cours.
Ce fut un cours bruyant et hilare. Le professeur se mit au diapason et fit de son mieux pour amplifier la bonne humeur générale.
– Nous ne savons même pas d’où vient la tradition de la prom, plaisanta-t-il avec son sourire tellement jeune, et heureusement ! Car son inventeur aurait mérité la chaise électrique !
La classe explosa. Les étudiants à ma gauche et à ma droite rugissaient de rire.
En dépit de mes efforts pour rester dans l’ambiance, une boule d’amertume monta dans ma gorge. La chaise électrique ? Et pourquoi ? Parce que la prom ne ressemblait pas aux rallyes ?
Je fus frappée qu’aucun effort n’ait été fait pour replacer la prom dans son contexte ni pour expliquer ce qu’elle signifiait aux participants. Le professeur et les étudiants, sans le moindre embarras, tournaient en ridicule une tradition qu’ils ne connaissaient pas. Quand ces jeunes gens deviendraient professeurs, qu’enseigneraient-ils à leurs élèves ?
Chapitre 12
Éducation nationale
Le président Jacques Chirac a quitté la salle, jeudi soir, où les 25 dirigeants européens débutaient une réunion de travail avec le patron des patrons européens, Ernest-Antoine Seillière, parce que celui-ci avait choisi de s’exprimer en anglais.
« Jacques Chirac justifie son coup de sang contre Ernest-Antoine Seillière »,
Le Monde
, 24 mars 2006.
Trois caractéristiques rendent remarquable le système éducatif français : son extrême centralisation, son recours aux concours pour titulariser les professeurs et, historiquement, le rôle-clé joué par les écoles dans la construction de l’unité nationale autour de la langue. Si la déesse de la Révolution française était la Raison, celle de la République fut – et reste – l’Éducation.