Sorbonne confidential (4 page)

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Authors: Laurel Zuckerman

Tags: #2015-12-02T13:18:33.131000-04:00

BOOK: Sorbonne confidential
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Pour moi, le défi essentiel, c’était de trouver les mots clairs, illustrés d’exemples que mes élèves pouvaient comprendre, suivis des exercices pratiques qu’ils pouvaient réussir. Plus un sujet était complexe, plus il importait de trouver des paroles limpides pour l’expliquer. Le jargon était l’ennemi absolu. Il tuait la communication. Il confondait les élèves et les décourageait en leur donnant l’impression d’être stupides. Je l’avais sciemment chassé de mes présentations.
Que se passerait-il si un professeur de lycée parlait à des enfants comme ce professeur de linguistique ? Étudier ce code étrange ferait-il de nous de meilleurs professeurs ? Je frissonnai.
Le jargon était-il une maladie intellectuellement transmissible, qu’on pouvait attraper dans des classes mal ventilées ?
– Ils ont ajouté la linguistique au programme en 1999.
Mathilde me regardait, serrant son sac contre sa poitrine.
– Merci, dis-je.
Mais elle était déjà remontée et partie.
– Tu sais pourquoi, n’est-ce pas ? demanda quelqu’un.
– Quoi ?
J’essayai de localiser l’origine de la voix à l’accent britannique. Mais je ne vis personne.
– Où êtes-vous ?
– Ici.
La voix sèche venait du haut de l’auditorium. Je me retournai et découvris une petite femme, d’environ mon âge, avec des cheveux rouge vif. Je grimpai vers elle.
– Bonjour, dis-je, légèrement hors d’haleine, en tendant la main, je m’appelle Alice.
Elle hésita un moment, puis enserra mes doigts dans une poignée de main étonnamment ferme.
– Enchantée de faire votre connaissance, dit-elle. Rebecca. Et la raison pour laquelle ils ont ajouté la linguistique, c’est évidemment pour nous éliminer.
Je ris.
– Cela expliquerait aussi le manque de ventilation.
Elle ignora ma remarque.
– Je suppose que vous êtes américaine.
– Oui, à l’origine. Et française aussi.
– Bon, Alice, vous ne pensez pas sérieusement que le but d’un concours comme l’agrég’ est de produire des Français qui parlent comme des Américains ? Vraiment,
darling
, ne vous vexez pas, mais vous pouvez imaginer la nature du problème, n’est-ce pas ? C'est un concours pour les élites, pas pour des mangeurs de hot-dogs !
Je cessai de rire.
– Et l’anglais britannique ? lui demandai-je.
– L'anglais britannique est plus toléré que la version américaine, dit-elle, bien que, d’après ce que j’ai vu, je les soupçonne de préférer encore l’anglais à la sauce française.
Mon téléphone sonna dans mon sac sur le banc en bas.
– Excusez-moi, dis-je.
Quand j’eus terminé ma communication, Rebecca avait disparu.
7 octobre. Après une nuit de cauchemars et un réveil en panique, c’était la première fois depuis que j’étais inscrite à la Sorbonne que je me retrouvais sur une chaise, devant une table. Rien de luxueux, mais mes genoux se réjouissaient. Salle 363 : un trésor bien caché. Les architectes de la Sorbonne avaient dû faire la fête avec De Quincey et boire du laudanum rubis au moment de concevoir cet endroit confortable. Il m’avait fallu trente minutes d’errance pour trouver la salle 363, avec l’aide de tous ceux qui croisaient mon chemin. Le numérotage était fantaisiste. Les portes étaient partout fermées à clef. Il était impossible d’atteindre le troisième étage par l’ascenseur pour accéder à la salle 363. Ou en fait si, mais ce n’était pas la bonne salle 363. Il fallait prendre la cage d’escalier F, pas la H ou la G. Il n’y avait pas de plan. Correction : il y en avait un, mais la flèche « vous êtes ici » indiquait toujours le même endroit.
C'était magique et déconcertant comme les escaliers mouvants de l’école de sorciers de Harry Potter. J’arrivai en nage. Rebecca, l’étrange Britannique, se matérialisa derrière moi.
– C'est un test de plus, dit-elle, ils font ça pour nous décourager.
– Non !
Elle rajusta son écharpe jaune et rouge, assortie à son gilet et à ses chaussures.
– Mais,
darling
, c’est parfaitement vrai.
La porte s’ouvrit, révélant les chaises et les tables. Le professeur, une femme au doux regard protégé par des bifocales, spécialiste de Shakespeare, s’agitait derrière son bureau.
– Est-ce que quelqu’un sait comment faire marcher ce micro, implora-t-elle avec un accent britannique.
Un jeune homme voûté s’avança et tripota l’objet sans succès.
– Bon, dit-elle, en nous regardant au-dessus de ses lunettes, je vais devoir crier.
Durant les deux heures qui suivirent, madame Chips hurla donc son cours sur Shakespeare. Nous étudiions
Richard II
. Chips expliqua comment l’histoire s’était fait une place dans la littérature. Nous passâmes d’Aristote à Vico, via Kant, Hegel, Marx et Freud, avec un court détour par Habermas et Derrida, avant de revenir à
Richard II.
– Au Moyen Âge, l’histoire devint une leçon de morale pour les princes, dit le professeur Chips. Le Richard II de Shakespeare a de mauvais conseillers et connaît donc une fin tragique. Mais, si l’Histoire est instructive, elle est aussi honteusement partisane.
Elle précisa ensuite que les différents chroniqueurs consultés par Shakespeare avaient écrit différentes versions de l’histoire de Richard II, suivant leur appartenance politique.
Le contexte : voilà ce qui avait manqué à l’intelligente conférence sur le mangeur d’opium. Cette fois, nous comprenions que la position de Shakespeare sur la question de la déposition de Richard II par Bolingbroke aurait pu lui coûter sa tête. La reine Elizabeth I, pour qui Shakespeare écrivait, n’aurait pas hésité à la lui faire couper. Pensez au célèbre portrait qui la montre le visage blanc et le cou entouré d’un jabot en dentelle. Elizabeth ressemble-t-elle à une reine qui vous laisserait prêcher le régicide sans vous transpercer d’un tisonnier chauffé à blanc ?
– Si nous nous penchons encore sur les pièces de Shakespeare aujourd’hui, s’époumonait Chips, c’est en partie parce que la vie du poète-historien dépendait de sa subtilité.
C'était une information nouvelle pour moi, et qui me semblait importante. J’étais heureuse que Chips ait souligné les circonstances dans lesquelles Shakespeare écrivait. À l’avenir, lorsque je lirais ses pièces, je serais plus attentive aux risques que l’auteur avait pris et su éviter, à l’équilibre fragile des mots dont dépendait sa vie. Le cours s’acheva quand le professeur Chips eut la voix enrouée au point de ne plus pouvoir se faire entendre. Le plaisir de la découverte me grisa. J’avais tellement aimé ce cours que j’avais envie d’applaudir.
1
À l’université américaine, c’est le cours d’anglais avancé.
Chapitre 4
Pieds de cochon
Recherche personne pour encadrer enfants au moment du repas : 9 euros 82 brut.
Affiche sur la porte de l’école élémentaire Jules-Verne
– Voudriez-vous enseigner l’anglais ?
Les membres de la commission « culture et sport », dont je fais partie au conseil municipal, étaient en train d’examiner les daguerréotypes exposés dans le hall reliant la chambre du conseil à celle de la commission. L'humidité et l’alternance entre la chaleur et le froid les détruisaient. Nous étions censés trouver une solution pour les sauver. Mais madame Dupond, du bureau du maire, détournait mon attention.
– On a besoin de quelqu’un pour le CE2, chuchota-t-elle.
Elle m’attira dans un coin derrière les étagères en verre où gisaient des trésors en mal de conservation.
– Neuf heures par semaine, précisa-t-elle, vous débuteriez tout de suite.
– On n’a pas besoin d’un diplôme pour ça ? demandai-je.
– Vous êtes anglaise ?
– Non, américaine.
– Il y a des facilités particulières pour engager les anglophones, fit-elle dans un clin d’œil.
Je restai abasourdie. Des facilités.
– Eh bien, je ne sais pas. Je suis en train de préparer l’agrégation d’anglais. Je n’ai pas beaucoup de temps.
– L'agrégation ? C'est merveilleux. Est-ce que je peux vous donner les coordonnées de la personne à joindre à l’Éducation nationale ?
– Oui, sans doute. Mais ne dois-je pas suivre un stage ?
– Non, sourit-elle, absolument pas.
J’eus la vision d’une multitude d’enfants, assis immobiles devant leurs petits pupitres. Je leur disais : «
Hello children.
» Madame Dupont interrompit ma rêverie.
– En ce qui concerne la rémunération, dit-elle avec précaution, elle est de 10 euros et 70 centimes de l’heure, mais vos cours durent quarante-cinq minutes, avec une pause de quinze minutes.
Puis elle ajouta à voix basse :
– Les pauses ne sont pas payées.
Cette nuit-là, je me réveillai suffocante. Mon mari, détaché, ronflait. À l’étage, sous les combles de notre petite maison en pierre, mes enfants dormaient, rassemblant leurs forces pour une nouvelle journée d’école. Dehors, la lumière d’un réverbère perçait l’obscurité. Si je laissais tomber l’agrég’ et prenais le travail offert par l’Éducation nationale, je me retrouverais seule dans une pièce avec trente gamins de huit ans, pour être payée au SMIC. L'horloge du magnétoscope clignotait sur 00:00 tel l’oracle de ma destinée. Étais-je en train de faire une crise d’angoisse ?
21 octobre. L'écrit de l’agrég’ comportait un thème et une version. Le professeur de version m’avait gratifié d’un 0 sur 20 pour mon premier devoir, la traduction d’un texte de Virginia Woolf. J’espérais donc un peu d’encouragement de la part du professeur de thème. Il avait l’air sympathique. Il se balançait sur ses talons en nous rendant nos devoirs. J’avais travaillé dur sur cet extrait du roman
Les Âmes grises
.
Il appela chaque étudiant par son prénom. Mathilde avait reçu sa copie et souriait. Il n’en restait plus que deux. Même de ma place, je pouvais voir qu’elles étaient couvertes de rouge.
– Mademoiselle Wunderland ?
Ma note était de 4 sur 20. En anglais !
« Lecture superficielle, grammaire peu sûre
annonçaient les commentaires en rouge,
vous devez être plus rigoureuse si vous voulez progresser.
» 4 sur 20, dans ma langue maternelle. Les étudiants qui m’entouraient cessèrent d’exister. Je ne connaissais pas leurs notes et cela ne m’intéressait pas. Je mis mes lunettes et me penchai sur ma copie. C'est vrai, j’avais fait des erreurs stupides, mais en gros le texte ne me semblait pas si mauvais que ça. Je levai la tête, les joues encore empourprées d’humiliation. Le professeur était en train de proposer sa propre traduction. Bien que Français, il avait un très bon accent britannique et un vocabulaire riche et subtil. J’écoutai avec attention, notant tout ce qu’il disait.
«
Pig’s feet
», ma traduction pour «pieds de cochon », avait été entourée de rouge.
– «
Pig’s trotters
», annonça le professeur. «
Feet
» désigne les pattes du cochon, ce avec quoi il marche ; «
trotters
» désigne ce qu’on mange.
Plus loin, «
office
» était rejeté en faveur de «
study
» pour le mot « bureau ». Je me sentis un peu déstabilisée. Peut-être que je ne savais réellement pas l’anglais. C'est alors que survint le mot « dépendu ».
« Dépendre » est un verbe français vraiment formidable et, si scandaleuse que soit cette carence, il n’a pas d’équivalent en anglais. Le mot intervient au cours d’une scène terrible des
Âmes grises
. L'histoire se passe pendant la Première Guerre mondiale. Les notables du village, le maire, le procureur, le chef de la police, sont en train de ripailler tandis que deux jeunes déserteurs accusés de meurtre sont torturés. L'un est attaché, nu, à un arbre malingre dans la cour glaciale. L'autre, enfermé dans la cave, s’est pendu. D’où la nécessité de le « dépendre ».
Comment décrire les gestes nécessaires pour détacher un être humain d’une corde, d’une ceinture ou d’un drap avec lequel il s’est étranglé ? En français, c’est facile, grâce au préfixe « dé ». Mais en anglais ? Ma proposition, «
take down the body
», était sanctionnée. Le professeur suggéra «
hanged down
» ou «
hanged off
». Je dressai l’oreille, car j’étais pratiquement sûre qu’aucune de ces expressions n’existait. Il est vrai que je ne suis pas une experte en pendaison et dépendaison durant la Première Guerre mondiale. Je cherchai du regard les autres anglophones de la classe. Qu’en pensaient-ils ? Rebecca, qui ne mâchait jamais ses mots, leva la main et dit dans son anglais articulé :
– Je suis un peu mal à l’aise avec le mot «
hanged off
». On pourrait dire, par exemple, « descendre le corps du pendu » ?
Elle faisait un effort visible pour être polie, mais son air consterné disait que même les Britanniques ne dépendaient personne.
Le lendemain, je cherchai «
trotters
» dans le Webster’s, le dictionnaire utilisé par tous les Américains. Et je trouvai bien : « pieds de cochon quand ils sont mangés », exactement comme l’avait dit le professeur.
J’appelai une amie :
– Comment dis-tu « pieds de cochon » en anglais ?
– Bonjour, me dit-elle, tout va bien ?
– Oui, oui, alors ?
Elle hésita un moment, puis dit :

Pig’s feet
.
– Ha ! exultai-je, merci !
Je raccrochai. Il était 22 heures à Paris. En Arizona, c’était le milieu de l’après-midi. J’appelai ma mère.
– Bonjour maman.
– Oh, bonjour.
– Maman, j’ai une question. Si tu devais manger des pieds de cochon, comment tu les appellerais ?
La question était étrangement formulée, mais ma mère ne parle pas le français.
– Je ne mange pas de pieds de cochon, répondit-elle, mais je les appellerais comme tu viens de le faire,
pig’s feet
.
– Pas «
trotters
» ?

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