Sorbonne confidential (3 page)

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Authors: Laurel Zuckerman

Tags: #2015-12-02T13:18:33.131000-04:00

BOOK: Sorbonne confidential
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– Maman, est-ce que tu as eu un accident ?
Mon mari, piqué par la curiosité, s’approcha à pas feutrés. Je resserrai la serviette autour de moi.
– Tout va bien.
Ces foutus bancs en bois. La cadette, âgée de six ans à peine, se mit à pleurer. Je regardai mes filles : elles étaient tellement adorables, fraîches, pleines d’espoir. Linda (qui pleurait toujours, bien qu’elle fût dans mes bras) venait d’entrer à l’école primaire. Ève, l’aînée, était en sixième. Soudain, mon premier jour à la Sorbonne sembla sans intérêt. Je décidai que nous parlerions d’autres sujets au dîner, de leurs amis, des professeurs de l’une, de la maîtresse de l’autre, de ce qu’elles apprenaient, de ce qu’elles avaient mangé à la cantine. Nous parlerions de leur monde et non du mien. Oui, pensai-je en massant doucement mon genou noir, il vaut mieux garder ces deux mondes séparés pour le moment.
Chapitre 3
Confessions d’un mangeur d’opium anglais
On donnait beaucoup d’importance à la forme dans laquelle étaient présentés les arguments. Certains cultivaient l’hermétisme, un jargon et des subtilités incompréhensibles aux non-initiés.
Theodore Zeldin,
Histoire des passions françaises 1848-1945
.
Le lendemain était un mercredi. En France, les enfants de la maternelle jusqu’au CM2 n’ont pas école le mercredi. En revanche, ils vont en classe le samedi matin. Puis, à partir de la sixième, ils ne vont plus à l’école le samedi, mais le mercredi matin. Par conséquent, le rythme scolaire règle la vie des familles six jours sur sept, ce qui explique que tant de mères en France demandent un jour de congé le mercredi.
Pour les étudiants d’agrég’ de Paris-IV, aucun cours n’était prévu le lundi et le vendredi. Le mercredi, en revanche, les cours commençaient à 8 heures et s’enchaînaient sans interruption jusqu’à 19 heures. Après avoir mobilisé mari, voisins et fille aînée pour s’occuper à tour de rôle de ma cadette, c’est le cœur lourd et un téléphone portable dans mon sac que je me mis en route pour le cours sur
Les Confessions d’un mangeur d’opium.
Écrit en 1821, ce livre de Thomas De Quincey raconte ses errances physiques et métaphysiques à Londres sous l’emprise de la drogue. Je l’avais trouvé poétique, philosophique, bizarre et très divertissant. J’arrivai à l’amphithéâtre juste à temps pour aller m’asseoir dans un des rangs vides du devant. Il faisait déjà chaud.
– Oh non, soupira une voix de femme derrière moi.
– Quoi ? demanda une voix de garçon.
La fille maugréa :
– On a sept heures dans cette pièce, aujourd’hui.
Ce fut suffisant pour m’inquiéter. Nous étions dans l’amphi Quinet, aux mêmes bancs durs que le Michelet, mais où aucune place n’était prévue pour prendre des notes, à part au premier rang, sur un petit rebord. Un quart d’heure plus tard, mes fesses étaient déjà engourdies. Je fis une boule de mon manteau et m’assis dessus. Quelque chose me gênait encore. Je me levai, retirai de mes poches tickets de métro et pièces de monnaie et me rassis. Je posai mon cahier, mon stylo, mon livre et mes lunettes de lecture sur l’étroit rebord. Derrière moi, des étudiants plus souples faisaient tenir en équilibre leurs feuilles sur leurs cuisses. Il était maintenant 10 heures et deux minutes. Nous étions impatients d’apprendre. De la vapeur s’élevait de nous comme de légumes à l’étuvée. Je m’épongeai la nuque.
Le professeur entra. Il s’appelait Bourreau, et les étudiants semblaient le craindre. La plupart d’entre eux étaient installés au tout dernier rang. Là-haut, à gauche, je reconnus Mathilde. Une légère pellicule de sueur faisait brillait son visage mince et cramoisi.
– Bonjour, dit Bourreau en français.
Il était svelte, distingué, et sa barbe soigneusement taillée. Un mélange intrigant d’humour, d’intelligence et de cruauté dansait dans ses yeux quand il annonça :
– Vous devrez rendre votre dissertation le 3 novembre. Le sujet est : « Le sens du temps et le temps du sens. »
C'était tellement merveilleux que je me répétai à voix basse : « Le sens du temps et le temps du sens. » Jamais je n’avais pensé à un tel sujet et encore moins à essayer d’en disserter.
Bourreau, semblable à un diable bichonné mais sans cornes, commença alors son cours magistral :
– «
Oh, then I say that I had wings like a dove for then I would fly away and be at rest.
»
J’imitai les autres étudiants et commençai à prendre note
.
– Cette citation du psaume LV-6 apparaît deux fois dans les
Confessions
: pages 35 et 37.
Gratte-gratte.
– Attention : page 196 : « crocodiles » ! Page 48 : « Ode à l’immobilité ».
Gratte-gratte.
– Parallèle avec
Pilgrims Progress
et
Paradise Lost
de Milton !
«
Paradis
. Milton. Chrétien. Pèlerin.» Une crampe à la main, je soulignai trois fois cette dernière partie sur les pèlerins. Le professeur Bourreau entrait et sortait du texte comme un lutin, citant des passages, faisant se succéder des thèmes tel un équilibriste : « ode à l’immobilité » ou « loi des antagonismes ». Il carénait à travers les
Confessions
comme un illuminé, lançant des numéros de pages et de longues citations, qu’il récitait avec un accent britannique exagéré. Derrière moi, mes compétiteurs écrivaient furieusement. Je les singeais.
Bourreau parlait tellement vite que, pour la première fois depuis que j’avais appris à lire, quarante ans plus tôt, je brisai un commandement : j’écrivis sur le livre. Je soulignai des passages que je ne parvenais pas à recopier assez vite. Un sacrilège !
– De Quincey voyage dans un paysage linguistique inconnu
,
expliqua Bourreau.
« Amen », pensai-je.
Il poursuivit :
– Pages 6, 14, 35, 36 : références aux langues mortes grecque et latine ; page 53 : à l’allemand; pages 51, 60, 61, 55 : à d’autres langues encore. C'est une errance qui ne mène nulle part ! Le rêveur redécouvre la passivité d’un enfant alors que tout se transforme autour de lui. Il retrouve son statut en tant qu’objet (pages 75, 76), pas en tant que sujet !
Le professeur était un orateur brillant, mais que faisions-nous exactement ? Honnêtement, je n’en avais aucune idée. Durant la pause de cinq minutes avant le cours suivant, j’attrapai Mathilde. Elle était en train d’éplucher une mandarine pour le déjeuner.
– Qu’as-tu pensé du cours ? lui demandai-je.
Elle s’anima instantanément.
– Merveilleuse analyse littéraire.
Son visage s’épanouit. Une jeune femme assise à côté d’elle, au visage rond et intelligent encadré par des cheveux bruns en désordre, s’enthousiasma à son tour :
– Il est éblouissant, j’apprends tant de choses grâce à lui.
Mes lamentations moururent dans ma gorge.
– Qu’est-ce qui fait de lui un bon prof? demandai-je à la fille, réellement curieuse de le savoir.
– C'est la façon dont il illustre les thèmes qu’il développe en citant des passages du texte, dit-elle. La richesse de son langage. La précision avec laquelle il analyse les techniques littéraires utilisées par l’auteur. La progression logique de ses idées.
Son visage rayonnait au souvenir des deux dernières heures. Elle s’appelait Floriane. Elle ferait un bon professeur, pensai-je. Il ne me sembla pas nécessaire d’exhiber ma propre confusion. Si elles appréciaient monsieur Bourreau, je pourrais apprendre à l’apprécier aussi. Peut-être n’étais-je simplement pas habituée au cours magistral traditionnel, où le professeur parle sans interruption. Je me souvenais de l’université comme d’un lieu interactif. Mais c’était il y a longtemps. Serais-je à la hauteur ici ?
L'enseignant suivant était déjà dans la salle et avait placé ses notes sur le bureau quand je regagnai ma place.
Je n’ai que peu de souvenirs de ce cours-là, peut-être parce que mon cœur cesse de pomper le sang vers mon cerveau quand la température dépasse les 30 degrés. Les étudiants remontaient les escaliers pour aller absorber un peu d’oxygène avant les trois heures de grammaire.
J’appelai chez nous. Linda répondit :
– Maman
,
quand rentres-tu ?
Je décidai d’abandonner le cours de grammaire, qui avait toujours été mon point fort en fac.
À la sortie de l’amphi, l’air frais qui arrivait de la rue glaça ma peau moite. Ma chemise était humide. Je frissonnai et resserrai autour de moi les pans de mon manteau pour me protéger. Des masses de nuages couraient dans le ciel.
Voyage immobile
. Une errance qui ne menait à rien. Était-ce ce que je faisais ? Non ! Je fis demi-tour, déterminée à rester pour le cours de grammaire.
Il faisait encore plus chaud à mon retour dans l’amphi. Toutes les fenêtres étaient fermées. Le professeur, à la fois ratatiné et amical, me faisait penser à un nain de jardin. Il parlait un français très rapide. À l’instar de De Quincey, qui, l’esprit embrumé par l’opium, aima l’opéra italien justement parce qu’il ne comprenait pas l’italien, j’appréciai le cours sans rien y saisir. Je décidai de noter chaque mot qui m’était inconnu. Le premier fut :
modalité
.
– La modalité est une catégorie de la pensée avant d’être une catégorie de la grammaire.
Une catégorie de la pensée, bon, c’était une notion intéressante au moins. Je me penchai vers la fosse pour en tirer plus.
– L'accès à la réalité du procès est-il assuré ? demanda-t-il en français. On doit distinguer entre la modalité radicale et la modalité épistémique. Le procès est-il ou n’est-il pas ? Il peut se passer ceci ou cela – discuter de l’adéquation entre une présentation mentale et le monde.
Quoi ? Je n’avais pas la moindre idée de ce que pouvait être la modalité, et encore moins une modalité radicale ou épistémique. En avait-on parlé en
English 301
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? Si seulement il avait pu nous donner un exemple concret.
– Il devrait nous donner un exemple en anglais, chuchotai-je à la Française écrivant comme une folle à côté de moi.
Elle s’étonna :
– Mais il vient d’en utiliser un.
C'est bizarre, pensai-je, je l’ai manqué.
– Quand ?
La fille écarquilla les yeux.
– Écoute, répondit-elle dans un sifflement.
J’ouvris toutes grandes mes oreilles, mais je ne pouvais pas déceler un seul mot d’anglais.
– Maintenant ? demandai-je.
– Oui, maintenant, il vient juste de donner un autre exemple en anglais !
Le professeur avait fait quelques bruitages, mais rien qui ressemblât à de l’anglais. Une peur terrible s’empara de moi.
– Ce qu’il vient de dire était en anglais ?
– Oui, oui, dit la fille exaspérée.
J’écoutai avec concentration. En vingt ans en France, je n’avais jamais entendu pire anglais.
– Il a une sorte de léger accent, non ?
– Chhhut, tu me fais tout rater.
Le professeur fit un petit saut et prononça avec émotion :
– Il y a combinaison possible entre modalité épistémique et radicale !
Je jetai un coup d’œil à la montre d’un étudiant qui se trouvait un rang plus bas. Encore une heure avant le prochain cours. Je posai mon stylo et laissai les mots passer au-dessus de moi comme une vague. Je ne pouvais pas partir puisque j’étais assise comme d’habitude juste devant le bureau.
Mon téléphone sonna. J’avais oublié de l’éteindre. Je fouillai dans mon sac pour le faire taire. Encore vingt-cinq minutes. La sueur coulait de mes sourcils dans mes yeux. Manifestement excité, le professeur cria :
– L'opposition entre le positif et le négatif crée une tension qui apparaît aussi dans le monde !
Franchement, j’étais on ne peut plus d’accord là-dessus.
Il finit par se lever, nous remercia poliment pour notre attention et quitta la classe. Je demeurai assise, en état de choc. La vérité était que je n’avais pas reconnu ma langue maternelle. Je croyais que nous allions revoir les éléments de la phrase – noms, verbes, adjectifs, adverbes, prépositions – ou peut-être étudier les temps de la conjugaison, réviser la place des pronoms, ou encore faire l’analyse de quelques exemples. Qu’avais-je reçu à la place ? Une initiation à un code secret. Il est vrai que parler une langue couramment ne fait pas plus de vous un expert en grammaire que dépenser de l’argent ne vous transforme en économiste. Mais de là à ne rien comprendre ?
Les autres étudiants discutaient calmement entre eux comme si de rien n’était. Je regardai mes notes. « La seule certitude est le manque de certitude, aucune règle n’est absolue, chaque postulat est le point de départ d’une réflexion, d’une
problématique.
Soyez prudents, les livres de grammaire sont dangereux ! » Le professeur avait-il vraiment dit cela ?
Tout le monde était parti. Je restai seule avec mes pensées face à l’estrade. Un bruit de pas me fit me retourner. C'était Mathilde qui avait oublié un sac.
– Salut, lançai-je, sortant de ma torpeur. Est-ce que tu permets que je te pose une question ?
– Bien sûr.
– J’ai eu du mal à suivre ce truc avec les modes et les modalités. Tu as compris le cours, toi ?
Elle fronça les sourcils.
– Non, pas un mot.
Elle fouilla dans son sac et en tira une petite boîte argentée.
– Il y a tout un vocabulaire technique à apprendre. C'est très compliqué. Presque comme une langue à part. Mais je l’ai enregistré, ajouta-t-elle. Je vais l’étudier à la maison.
Avais-je bien entendu ? Allait-elle vraiment réécouter ce charabia chez elle ?
J’étais aussi fraîche qu’un sachet de thé après trois heures dans de l’eau chaude. Les jambes en coton, je montai les marches. Je me sentais prise de vertige et un peu nauséeuse.
Dans ma jeunesse, j’avais donné des cours d’informatique. IBM venait de commercialiser son PC, et les gens avaient besoin d’aide. De toute nationalité, de tout âge, de toute profession et de tout niveau d’éducation, mes élèves partageaient une chose, l’envie d’apprendre. J’adorais voir leurs progrès, souvent spectaculaires.

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