Après lecture de mon programme, j’ajoutai :
Une fois la liste dressée, je passai à l’action : abonnement au
Monde
, razzia sur Flaubert, Maupassant, Nothomb, Houellebecq et Dumas à la médiathèque, achat d’une grammaire française recommandée par le séduisant professeur de version (
Clé international, French for Foreigners, Intermediate Level).
Au moins mon français, qui n’avait pas progressé au-delà du niveau requis pour gérer des projets informatiques de dix millions d’euros, pourrait finalement s’améliorer.
Finie la linguistique ! Cap sur la dissertation. De quoi s’agissait-il ? Comment la rédiger ? J’allai chez Gibert, où je trouvai tout ce dont j’avais besoin : des montagnes de livres spécialisés dans l’agrégation.
En feuilletant les manuels, je ne pouvais m’empêcher de me demander ce qui était nécessaire pour produire un agrégé d’anglais. 1700 candidats allaient acheter des livres, assister aux cours, passer les examens. Ils allaient être observés, jugés, administrés. Mais, au bout du compte, seuls cent quarante-cinq d’entre eux seraient pris. Quels étaient les ingrédients de base de leur recette ?
Des universitaires : pour donner des cours et pour rédiger les manuels. Des éditeurs : pour imprimer les livres. Une administration : pour inscrire les candidats. Un jury : pour choisir des sujets, concevoir des examens, définir des réponses, corriger des copies. Des centaines d’universitaires, de maisons d’édition, de fonctionnaires et de jurés vont prospérer, me disais-je. Si on regarde l’agrégation comme une entreprise industrielle, la logique économique à elle seule suffirait à justifier son existence.
Mais du point de vue écologique ? Pour les cent quarante-cinq postes, plus de mille candidats allaient dilapider au moins un an à la préparation de l’agrég’, pour la plupart à plein temps. Que font-ils quand ils échouent, ce qui est le cas pour 90 % d’entre eux ? Quel en est le coût pour eux, pour leurs familles, pour la société en général ? Pas seulement le prix de l’inscription aux cours et à l’examen, pas seulement le prix des livres et du papier, mais, surtout, le manque à gagner ? La valeur de tout ce que le candidat aurait pu accomplir s’il n’avait pas passé un an à préparer un concours auquel il aura échoué ? Même l’industrie minière générait moins de déchets.
Je choisis, pour 14, 50 euros, un livre intitulé
Amphi anglais : réussir les concours
, écrit par un de mes professeurs. Argent, temps – tant pis, du moment que l’agrégation d’anglais garantit aux élèves français de bénéficier des meilleurs professeurs d’anglais. Quant à moi, je voulais juste devenir fonctionnaire comme tout le monde.
J’ouvris
Amphi anglais : réussir les concours
et parcourus les clefs qu’il donnait sur la dissertation. La première chose que je compris, c’est que la dissertation française avait peu de choses en commun avec l’essai tel que l’envisageaient les Anglais et les Américains. À dire vrai, ils étaient même à l’opposé l’un de l’autre.
La dissertation française, je l’appris à ce moment-là, devait être construite autour d’une problématique. Son but n’était pas de choisir un parti et de le défendre avec toutes les armes rhétoriques dont on disposait, mais d’explorer, de manière impartiale, tous les aspects de la question en utilisant la méthode de la dialectique. La dissertation était rationnelle, abstraite, et de nature philosophique. Elle était cartésienne. Froide et dépassionnée, elle devait bannir l’expérience personnelle, l’émotion, la subjectivité, l’ironie, l’anecdote et l’humour. Elle ne devait jamais s’abaisser à divertir. En respectant de telles instructions, même des essayistes confirmés tels que H.L. Mencken pouvaient se sentir impuissants.
Enfin, toujours selon le livre, les jugements de valeur, concernant la morale en particulier, ou la politique, devaient être absolument exclus.
Comme c’est étrange, pensai-je, que, pour enseigner l’anglais, je doive non seulement écrire en français, mais aussi apprendre à réprimer mes jugements. Je songeai aux auteurs du programme de l’agrégation, Mencken, De Quincey, Conrad, O'Connor, Burns et Shakespeare – de grands satiristes, polémistes et philosophes, des explorateurs passionnés et originaux des mystères de l’âme humaine. Je refermai le manuel et regardai les piles de méthodes sur la table devant moi. D’un pas lourd, je me dirigeai vers la caisse de la librairie.
Chapitre 7
Fierce chemistry
Bien que, depuis 1987, le programme scolaire national pour l’enseignement de l’anglais ait souligné l’importance de mettre les élèves dans des situations de communication, il semble que les professeurs, dans leur travail quotidien dans la salle de classe, ne suivent pas ces prescriptions… Les professeurs développent un rêve de perfection qui retarde les élèves. Le fait que les élèves soient constamment corrigés par les professeurs entraîne une utilisation excessive du français durant le cours d’anglais
[...]
.
The Assessment of Pupils’ Skills in English in Eight European Countries 2002. A European Project, p. 129.
27 octobre. Je demandai à monsieur Bourreau si je pouvais rédiger ma dissertation en anglais. Il sembla surpris par ma requête et me fit remarquer qu’il était dans mon intérêt de m’entraîner à écrire en français pour l’examen.
– Je n’ai pas l’habitude de faire des dissertations, lui expliquai-je, je voulais éviter de vous importuner avec mes erreurs.
Il sourit, magnanime. Une fois de plus, je fus frappée de constater que les professeurs de Paris-IV étaient pour la plupart fort mignons. Ses yeux noirs brillèrent.
– Dans ce cas, dit-il, écrivez en français, et je ne vous pénaliserai pas pour les erreurs de langue que vous pourriez commettre.
Impossible de refuser une offre si généreuse. Ce serait donc en français que j’écrirais sur le temps et le sens.
L'unique étudiante asiatique présentait le commentaire du jour sur un court passage de
Confessions of an English Opium Eater
. Son anglais semblait correct quoique légèrement déformé par un accent bizarre. Monsieur Bourreau se mit à interroger l’étudiante sur le texte, afin de l’entraîner pour l’épreuve orale. On avait l’impression de regarder un gladiateur sous stéroïdes en train de démembrer un poulet.
Prof : «
Fierce chemistry
1
», quel est le sens de «
fierce
» ?
Étudiante : Terrible ?
P. : Quand l’utilise-t-on ?
(Paniquée, la fille se figea.)
P. : Quand utilise-t-on le mot «
fierce
» ?
(Silence.)
P. : Pour les créatures, n’est-ce pas ? On dit «
fierce creatures
». Maintenant, «
times before Oedipus ?
»
E. : Cela réfère au mythe ?
P. : Lequel ?
E. : Grec ?
P. : Oui pour Œdipe. Et pour Memphis ?
E. : Memphis ?
P. : Dans le texte, il y a mention de Memphis.
E. : C'est une ville en Égypte ?
P. : Comment analysez-vous le fait que le texte mentionne d’abord des personnes, puis des lieux ? Pourquoi « avant Memphis » ?
E. : Peut-être pour montrer le passé ?
P. : Vous avez cité les différentes sections temporelles et spatiales sans barrières entre elles ? Et avant Memphis, avant un endroit ?
E. : Avant que Memphis existe ?
P. : Oui. « Avant » représente le temps, et « Memphis », l’espace, temps et espace mêlés.
Mon moral tomba comme le niveau de sucre d’un diabétique. Je n’arriverais jamais à acquérir le réflexe de penser au temps et à l’espace quand je lirais les mots «
before Memphis
».
Le lendemain, à 6 heures du matin, j’étais déjà plongée dans
Amphi anglais : réussir les concours
quand mon mari se leva pour faire le café. Assailli de problèmes au travail, il avait l’air fatigué.
– Comment ça va ? demandai-je.
J’étais pourtant au courant qu’il avait pris du retard pour une de ses publications et que son maquettiste était parti se marier dans les montagnes péruviennes. Il haussa les épaules.
– Et toi ?
– Bien, bien, mentis-je. Tu veux vraiment savoir ?
Il hocha la tête.
– J’ai demandé la permission d’écrire ma dissertation en anglais. Tu sais, celle sur le sens et le temps. Mais le professeur m’a dit qu’il valait mieux que je l’écrive en français puisque l’examen est en français. Il est gentil, mais…
– Il a raison, m’interrompit-il.
– Je le sais, mais pourquoi ?
Mon mari jouait avec sa cuiller. J’eus le courage d’ajouter :
– Tu sais quoi ? Je vais écrire à l’Éducation nationale pour leur demander pourquoi ils veulent qu’on écrive le français aussi bien qu’un normalien pour devenir professeur d’anglais. Tu dois admettre que c’est étrange.
– Est-ce que tu te rends compte, grogna-t-il soudain, quelle chance tu as que cet examen ne soit pas en latin ? La dissertation date du Moyen Âge. Les choses ne changent pas comme ça !
Et il fit claquer ses doigts.
– Au Moyen Âge, on brûlait les sorcières, on torturait les hérétiques, on ne se lavait pas, rétorquai-je.
Mon mari inspecta les ongles de sa main droite, sa manière de dire : fin de la discussion. Il était 7 heures du matin, et de légers pas se faisaient entendre dans les escaliers.
Je passai les jours suivants à me battre avec ma première dissertation. Je suivis les instructions du livre du mieux que je pus. Je transformai le sujet en question. Je tirai le
Petit Robert
de l’étagère et vérifiai toutes les significations des mots « sens » et « temps ». Je cherchai soigneusement des passages concernant ces notions dans
Confessions of an English Opium Eater
et collai des Post-it roses aux pages intéressantes. Et finalement je fis le brouillon d’un plan. En trois parties – bien entendu. Quand mon mari et mes enfants furent au lit, j’allumai une lampe et l’ordinateur, et j’écrivis pendant des heures, en me répétant : logique ! raison ! Le lendemain matin, je me relus pendant le petit déjeuner. J’avais besoin d’aide. Au moins pour corriger le français.
Désespérée, je sonnai chez Josseline, une voisine récemment licenciée de son poste de cadre, elle aussi. Elle m’invita à entrer et à m’asseoir sur un divan, puis elle prit place dans le fauteuil qui lui faisait face. Elle s’empara des dix premières pages et, pendant cinq minutes, ne bougea pas. Ensuite, elle me regarda et demanda :
– Je peux écrire dessus ?
Je lui tendis un stylo.
– Bien sûr, répondis-je.
Elle fondit sur ma copie comme une lionne sur sa proie. J’attrapai un magazine sur la table basse et feignis de le lire. Mais je l’épiais du coin de l’œil. Elle soulignait et barrait la copie énergiquement.
– Tu ne peux pas dire ça, annonça-t-elle.
Je tendis la main pour récupérer mon texte, mais elle ne me le rendit pas. Elle pointa son index sur le premier mot de la première phrase :
– Certainement pas, s’exclama-t-elle.
Puis elle passa à la phrase suivante :
– Que veux-tu dire ici ?
Nous avons passé une longue heure ensemble. Pour ma défense, je pourrais mentionner que l’auteur écrivit les trois quarts de son livre sous l’emprise de l’opium et que, s’il fallait ajouter à cela la nébulosité du sujet, « le sens du temps et le temps du sens », il n’était pas anormal que, malgré tous mes efforts, mon œuvre ne fût pas des plus limpides. Quand nous arrivâmes à la dernière page, je remerciai Josseline et me levai pour partir.
– J’ai encore une question, dis-je, hésitante.
– Oui ?
Josseline attendait que je parte pour retourner à ses tâches ménagères.
– Est-ce que…
Je faisais soudain preuve d’une timidité qui ne me ressemblait pas.
– Est-ce que cela (je secouai le texte) ressemble à une dissertation ?
Josseline sembla surprise.
– Une dissertation ? Pas vraiment. Pourquoi ?
– Oh, pour rien. Merci infiniment de ton aide.