Baise-Moi (Rape Me) (12 page)

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Authors: Virginie Despentes

Tags: #Fiction, #Literary

BOOK: Baise-Moi (Rape Me)
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— Vieille peau, mes loyers de retard, tu peux te les carrer au cul, jamais j'te les paierai, tu m'entends?

Elle raccroche en souriant bêtement. Nadine grommelle quelque chose, se retourne sans se réveiller. Manu ouvre une nouvelle bière et se promène de long en large dans la chambre en tapant dans l'air avec son poing, surexcitée et euphorique, elle répète:

— Qu'est-ce que tu crois, vieille pute?

En s'étranglant de rire.

Nadine se réveille en pleine nuit, on entend de l'eau couler dans la chambre à côté. Ses draps ne sont pas trempés de sueur. Même pas de cauchemar. Pas de poids sur l'estomac. Souvent, elle se réveille brusquement, quelque chose couché sur elle l'étouffé tendrement et inexorablement. Ce soir, elle a tour l'air qu'elle veut pour respirer à satiété. Par contre, elle n'a plus sommeil, elle met son walkman, essaie de se sou venir: «Il y a une semaine à cette heure-ci, qu'est-ce que je foutais?» Elle abandonne, allume une clope.
We will prétend we were
dead.
Fin de cassette, elle fouille dans son sac, cherche quelque chose qu'elle aurait envie d'écouter. Puis réalise que le plus sage, c'est encore de mettre l'autre face de la même cassette. Manu dort sur les draps, elle est étendue sur le lit, les bras en croix.

Nadine s'assoit sur le bord de la fenêtre, rien à voir dans la rue.

Her clit was so big, she didn 't need no bail.

Manu grogne dans son sommeil puis se réveille aussi. Ouvre une canette de bière, se lève pour prendre une douche. Elles décident de partir pour Bordeaux. De changer de voiture. Il est presque 6 heures. Il n'y a pas de bar ouvert. Elles marchent sans rien dire et sans croiser personne. Lumière orange sur les trottoirs, pas de bruit.

Puis elles rentrent en discussion parce que Nadine a envie de prendre le train et pas Manu.

Plus loin, un type en complet sombre retire quelques billets. Sa Range-Rover grise est stationnée devant, le contact n'est pas coupé. Ronronnement du moteur de plus en plus net à mesure qu'elles avancent. Elles découvrent une silhouette qui attend dans la voiture. Sûrement la pute qu'il vient de ramasser en boîte et il est venu tirer des francs pour une chambre d'hôtel.

Manu fouille fébrilement son sac, sort le flingue qu'elle tripote pour ôter les sécurités, tend le bras et fait du bruit, sans s'être arrêtée de marcher. Dans le matin, le bruit est carrément terrifiant, en contradic tion avec le joli mouvement très doux et ralenti des billets qui s'éparpillent mollement sur le trottoir. Nadine est arrivée à la voiture pile pour cueillir la fille qui en sort précipitamment et sans un bruit, parce qu'elle sait que peut-être elles ne l'ont pas vue et qu'elle a une chance de s'éclipser discrètement. Nadine la plaque ventre contre terre et la petite lui loge trois balles au hasard dans le haut du corps. Elle replie gracieusement le bras après chaque détonation.

Elles montent dans la voiture, démarrent. Plusieurs fenêtres sont allumées et quelques têtes timidement sorties tâchent d'y comprendre quelque chose. Nadine contemple en silence le défilé de lucarnes éclairées, elle dit: — On est cernées par les témoins, c'est le bruit qui les fait sortir.

— Ce bruit est chouette, carrément. Pis je commence à être bien à l'aise moi, je dois faire plaisir à voir. Prends pas l'autoroute, grosse, ça me fait flipper, en cas d'embrouille, on peut pas s'échapper.

— De toutes façons, compte pas trop sur moi pour les courses-poursuites, j'y crois pas.

— T'es moitié conne, toi; tu comptes quand même pas griller la cascade en voiture? Vu c'qu'on a à perdre, j'espère bien que tu mettras la pression jusqu'au dernier moment... Sinon, c'est même pas la peine...

Nadine met une cassette:
When I wake up in the morning, no one tell me what to do,
et monte le son. Elle ouvre sa fenêtre et parle fort pour couvrir le boucan: — Putain, on s'y croirait:
no red light, no speed limit.

— Putain, mais on y est, t'as vu comment on l’a calmé net, le trou-du-cul? Monsieur Costard-Trois-Pièces, bonjour.

Elle imite la détonation avec sa bouche, éclate de rire, ajoute:

— Faut s'occuper des munitions aujourd'hui, cadence infernale oblige.

— De toutes façons, il faut qu'on fasse une armurerie, il me faut un flingue aussi.

Manu la regarde, la bouche grande ouverte, puis prend son temps pour bâiller avant de commenter: — Évidemment, qu'il t'en faut un; putain, j'y avais même pas pensé. Quelle chouette idée, quelles chorégraphies de rêve on va pouvoir inventer toutes les deux! Tu sais où tu passes pour aller à Bordeaux?

— Non, puis je vois pas les panneaux, je suis trop myope. Tâche de me dire au fur et à mesure.

— On s'en fout remarque, t'as qu'à rouler.

I want it now, she said I WANT IT NOW.

12

Elles passent tout le dimanche enfermées dans une chambre d'hôtel. Manu s'est peint les ongles en rosé pâle, elle les secoue consciencieusement pour que ça sèche plus vite. Nadine arrache des pages dans des bouquins porno.

Le walkman à fond, ça lui sature dans les tympans:
Here comes sickness.
Elle a coincé le polochon sous son ventre et elle se branle contre en regardant les photos.

La blonde au sexe épilé retient toute son attention. Sur la première photo, elle porte une robe longue, fendue très haut sur la cuisse en un éclair blanc. Sous le tissu on lui devine l'arrondi des hanches et le ventre. Les cheveux font crinière et cascade jusqu'au bas du dos, soulignent la chute des reins. Des cheveux pour y glisser la main et tirer la tête vers l'arrière. Poitrine gonflée, style poupée de BD. La fille entière est classée X, comme si elle transpirait le foutre.

Sur la photo suivante, elle écarte amplement les cuisses, nonchalante et souriante. Lèvres du ventre imberbes, la peau y semble douce.

On la voit ensuite renversée sur le dos, somptueuse et offerte. Les petites lèvres parées de pierres brillantes, un anneau doré traverse le clitoris. D'une rare élégance. L'entrejambe scintillant comme une enseigne de bordel.

Transgression. Elle fait ce qui ne se fait pas avec un plaisir évident. Le trouble vient en grande partie de l'assurance tranquille avec laquelle elle se dévoile.

Nadine la contemple longuement, impressionnée et respectueuse comme devant une icône.

Nadine a étalé les journaux autour du lit. Elle les reprend les uns après les autres, revient toujours à celui où il y a la femme blonde. Parfois, elle éteint son walkman un moment pour expliquer quelque chose à Manu. Sur la magie de l'image ou le mot qui t'allume le ventre. Puis elle remet son casque et continue son examen des copines à tout le monde. Au début, ça l’a gênée de se masturber avec la petite juste à côté et puis, à mesure qu'elles ont bu, elle s'est habituée à cette idée.

Assise sur sa chaise, en train de se peindre les orteils, la petite la regarde bouger son bassin contre le polochon, d'abord distraitement et lentement, puis le mouvement s'accélère, jusqu'au moment où elle s’immobilise et rentre sa tête entre les bras. Juste après, elle change de position, allume une clope, se met à discuter. On dirait que dès que c'est venu elle se sent obligée de refaire surface au plus vite.

Et elle recommence à feuilleter ses magazines, remet son walkman en marche et réfléchit à des choses en alignant ses images.

À la fin de la journée, elle plie soigneusement les photos de la blonde au sexe épilé, se lève et s'étire. Manu s'est coupé les cheveux d'une étrange façon.

Elles s'ennuient tranquillement et attendent que ça se passe. Font des allers et retours du Mac Do à leur chambre, jusqu'à ce que le Mac Do ferme. Manu est déçue parce qu'elle avait fait copine avec un serveur du Mac Do pubère depuis peu et elle pensait qu'il passerait à l'hôtel en finissant. Mais il prend poliment congé d'elle et se dépêche pour attraper le dernier bus. Elles rentrent à pied. Nadine dit, pour dire quelque chose: — J'ai remarqué que les garçons avaient souvent du tact pour repousser les avances des filles. Enfin, pas systématiquement, mais généralement ils font un effort. Lui, il a fait de son mieux pour se défiler sans être désagréable.

— Ce connard m'a envoyée chier comme un connard. Je vois pas en quoi il a eu du tact; tu voulais pas qu'il me crache à la gueule quand même?

— Il a rien dit de méchant, c'est ça que je voulais dire.

— Il m'a pas traitée de poufiasse avariée, c'est vrai qu'il aurait pu. Tu discutes vraiment pour discuter.

Elles rentrent en silence à l'hôtel, les bras pleins de paquets Mac Do remplis de bières.

Finalement, Manu est malade. Elle vomit à grands flots, agenouillée devant la cuvette. Les épaules secouées à chaque gorgée qu'elle rend, elle se vide l'estomac en s'enfonçant deux doigts dans la bouche. Se rince le visage en aspergeant toute la pièce et finit sa dernière bière à la paille avant de se mettre au lit.

Nadine regarde le plafond, les bras croisés derrière la nuque.

Suicidal tendencies.

13

Ce matin, Nadine a acheté un tailleur bleu marine et une serviette en cuir. Elle s'est teint les cheveux en noir et les a relevés en chignon. Ses talons font un bruit d'enfer. Manu marche derrière elle.

La plus grande rentre la première dans une armurerie. Elle a demandé à Manu d'attendre devant un moment.

Le vendeur est un petit homme malingre et presque chauve. Nerveux. Nadine et son histoire de mari passionné d'armes a l'air de lui plaire, il lui fait une démonstration passionnée, sort des coffrets et des catalogues. Elle l'écoute, sourcils froncés, tâche d'y comprendre quelque chose. Elle en rajoute dans le registre bonne élève concentrée, elle savoure le moment. Elle lui regarde les poils du nez dépasser par petites touffes, elle susurre plus qu'elle ne parle.

Elle se sent dégouliner d'affection pour ce type adipeux, hautain et imbu de lui-même. Elle se penche sur le comptoir pour lui faire voir son décolleté. Elle se délecte de lui parce qu'elle le trouve insupportable et qu'elles vont lui mettre un terme à la connerie. Une perspective réjouissante.

Manu entre à son tour. Imper rosé, cheveux orange parce que la coloration n'a pas fonctionné comme prévu, rouge à lèvres rose nacré, fond de teint orangé en couche épaisse et Ricils bleu. Le style poufiasse lui va bien. Le vendeur lui décroche un sale coup d'oeil et ne répond pas à son bonjour. Il veut bien de la femme dans son magasin, mais pas de la morue. Elle fouille dans son sac. Il explique pour Nadine: «Le 10 Auto arrive cette année en tête du classement français. Dans votre cas, le 40 Smith et Wesson pourrait convenir. Si votre mari est amateur de parcours de tir...»

Manu l'interrompt:

— Et si sa femme est amatrice de tir au connard?

Il relève la tête, ses narines se dilatent un peu, mais il reste très rigide. Manu tire au moment où il com prend que c'est un flingue qu'elle tient.

Elles paniquent plus que les fois précédentes, embarquent plusieurs flingues dans la serviette en cuir, des boîtes de cartouches au hasard.

Sonnerie de la porte, elles sursautent et se retournent. Deux types rougeauds entrent dans le magasin, ils se ressemblent un peu. Manu tire au ventre. Après quelques pas de danse hésitants, ils s'affaissent à peu près synchroniquement, sans grande conviction et avec une même expression stupide et décontenancée. La petite marche sur eux et tire dans chaque tête, pour être sûre.

Elle retient Nadine par la manche et dit en désignant les corps:

— Regarde-les, ceux-là, c'est de la caricature, toutes les fois que t'en as croisé des comme ça et que t'as eu envie de tirer...

Nadine regarde les deux corps, tombés n'importe comment, étalés par terre, on dirait que la déchirure au ventre va s'élargir brusquement et qu'un monstre va en surgir. À cause du sang qui sort, la plaie semble un rien frémissante. Elle fait la moue: — C'est tous pareils. Surtout à ce stade. On est bien peu de chose quoi...

— Mais non, c'est pas tous pareils, ceux-là ont vraiment des sales gueules de vigile ou un truc comme ça. Le style raciste grincheux agressif et dangereux. C'est de la tuerie d'utilité publique.

Quand elles se retournent pour sortir, elles se rendent compte qu'il y a du monde amassé devant la vitrine.

Manu fait une sortie l'arme au poing, disperse le badaud en hurlant: «Barrez-vous, tas d'connards.» Nadine la suit tant bien que mal, quitte ses chaussures et court pieds nus.

Il y a eu de la panique derrière elle, il y a eu du poursuivant têtu. Et puis un concours de circons tances favorables, quelques voitures qui traversent quand il faut, quelques judicieux tournants, et cette peur infernale qui colle des ailes aux pieds et leur donne l'avantage sur tous les poursuiveurs.

Elles ralentissent quand il semble qu'elles ont vraiment semé leurs poursuivants, Nadine a les pieds en sang et ses collants se sont littéralement désintégrés jusqu'à la cheville. Avant même d'avoir correctement récupéré son souffle, Manu vocifère:

— Comme on les a plantés derrière nous, ce gros tas de gros connards, j'y crois pas une seule seconde. Ils s'imaginaient quand même pas qu'ils allaient nous mettre la main dessus?

14

Debout dans la salle de bains, elle coupe des mèches de ses cheveux, se demande comment on fait pour que ça ait l'air normal. Dans la pièce à côté, Manu entre en transe, accroupie au milieu de journaux étalés par terre: — Bordel, mais c'est la première page partout! Terreur sur la ville, carrément.

— Tu crois qu'il y en a beaucoup des gens assassinés par balle par jour?

— J'en sais rien, moi. Quelques-uns. Je vais lire les articles, peut-être qu'après je pourrai te renseigner.

— Y a nos têtes?

— Non, putain, c'est vraiment pas des lumières, y a des portraits-robots tout niqués, t'as une tête de boxeur et, moi, on croirait que j'ai quinze ans et que je fais ma première fugue. Sérieusement, personne peut nous reconnaître à partir de ça. Aucun rapport. À part qu'on est deux filles et y en a une plus grande que l'autre.

Nadine se penche sur les deux portraits-robots. Ça leur ressemble plutôt bien. Elle dit: — C'est pas bon pour nous, ça.

Manu se lève pour aller cracher dans la cuvette des chiottes, elle dit:

— Faut pas rêver. Ta gueule de pute dans les journaux, c'est pour dans pas longtemps. Pis avec le cinéma qu'on a fait ce matin chez le vendeur de guns, j'ai dans l'idée qu'ils vont faire de gros progrès sur les portraits-robots. C'est bien la première fois qu'on laisse un aussi gros tas de survivants...

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