— Putain, tu verrais mon père tu comprendrais que ça me fasse délirer ton histoire. Je me souviens même pas d'une seule fois où ce connard m'ait embrassée. Ce fils de pute m'appelait Emmanuelle. Je me suis toujours appelée Manuelle, mais ça l'intéressait tellement qu'il avait oublié. C'était la fin du monde à lui tout seul, cet homme. Le mari de ma mère, quoi. Ma mere, même si t'aimes les chèvres, t'as pas envie de l'enfiler, elle est trop conne, vraiment. Pis prise de tête. Alors des petites filles amoureuses de leur papa, ça me fait délirer.
Elle regarde Fatima,, remplit les trois verres et conclut:
— Moi, j'ai plus que du temps précieux, alors je peux pas me permettre de le gâcher en calculs diplomatiques.
Court moment de silence, Fatima se redétend et demande:
— Vous avez une chance de vous en tirer?
— On a une chance de passer la nuit, vu que si on était repérées, on le saurait sans doute déjà. Après, c'est dur à calculer, je crois qu'il
y
a une grosse part de hasard là-dedans.
— Pourquoi vous n'essayez pas de sortir du pays?
— Trop chiant. Si t'essaies un truc, t'as le risque de te planter; nous, on est plutôt sur la ligne «quand t'as mal au pouce, coupe-toi le bras». Et puis qu'est-ce que tu veux qu'on aille foutre ailleurs?
Nadine déclare pensivement:
— Ailleurs, moi j'y crois pas.
La petite siffle admirativement:
— Mais t'es déjà toute raide, grosse.
Fatima insiste:
— Mais on peut pas se laisser crever comme ça. Sans colère, comme ça. On peut pas.
— Ton frère aussi bloquait là-dessus, répond Manu. Vous devez faire partie d'une race de combattants. Y a plein de trucs, on croit pas qu'on peut les supporter. Pis finalement on s'y fait bien. Moi, j'ai jamais autant rigolé, c'est clair.
Nadine enchaîne:
— Pis ça fait deux trucs distincts, y a toi et y a l'idée que tu vas te faire attraper. Mais c'est dur à réaliser. Des fois j'essaie de réfléchir, à quoi je penserais juste à ce moment-là.
Manu éclate de rire:
— Je suis sûre que ça va être une mortelle connerie. Genre tu vas te souvenir d'un truc tout perrav, style la fois où t'as manqué ton bus et t'es rentrée à pied, un pauvre souvenir, quoi. T'as les tripes qui dégoulinent sur le trottoir et tu penses à la lessive que t'as laissée avant de partir. Enfin, on verra bien, mais moi c'est l'idée que j' m'en fais.
— Si vous changez d'avis, si vous voulez tenter votre chance, j'ai un plan pour vous. Pas très loin d'ici. Un architecte chez qui j'ai travaillé, j'y faisais des ménages. Il vit tout seul, il suffit de le forcer à ouvrir son coffre. Et avec ce qu'il y a dedans, vous pouvez partir faire un tour où ça vous amuse.
— Pourquoi tu le fais pas, toi?
— Moi, il me connaît et je veux pas y envoyer Tarek. Si ça peut vous servir, je vous explique le plan. C'est con que ça profite à personne. Ce coffre est bourré de diamants. Pis c'est con que vous tentiez pas un truc sérieux, vous n'avez rien à perdre.
Manu proteste énergiquement:
— On a rien à perdre, c'est vite dit. Et notre quiétude d'âme, qu'est-ce que t'en fais?
Nadine renchérit:
— On fait pas ce genre de truc. Nous, on est plus dans le mauvais goût pour le mauvais goût, tu vois... Mais c'est cool de ta part de nous en parler.
— Ouais, putain, c'est chouette de ta part, carrément. Mais t'en as déjà bien assez fait pour nous, sérieux, on a besoin de rien d'autre.
Elles ont passé plusieurs heures assises à la table. Nadine jette les emballages froissés et les boîtes vides dans un sac plastique. Puis, du bout de l'ongle, gratte une tache. Cendriers débordant de filtres en carton, écrasés en accordéon. Manu y laisse invariablement du rouge, elle sort régulièrement son tube et se repeint les lèvres; maintenant qu'elle est raide, elle déborde même un peu. Quand elle parle ou quand elle éclate de rire, ça fait blessure animée au milieu du visage blafard, balafre rouge sang se détend, se déforme. En rire, en insulte, en protestation énergique. On ne lui voit que la bouche, toujours en mouvement. Et les ongles s'agitent autour, attrapent l’œil et l'amusent, taches rouges papillonnantes, cerclées de crasse noire.
Quand Tarek s'est joint à elles, Fatima le guettait furtivement, appréhendait sa réaction. Au début, il évitait de s'adresser directement aux deux étrangères. Puis progressivement, il s'est laissé aller. Il n'aime pas les gens qui boivent, mais il a juste souri quand il a capté dans quel état elles s'étaient mises. Il est resté là, bien plus tard qu'il ne l'avait initialement prévu, à son tour pris au manège rouge de Manu. Ce qu'elle fait n'a jamais l'air sérieux. Sauf que c'est un vrai flingue qu'elle a sorti face aux flics, avec des balles bien brûlantes pour le fond de leur ventre.
Fatima ne l'a pas vue tirer parce qu'elle courait. Confusément, elle imagine les balles sortir de sa bouche, d'autant plus clairement qu'elle a beaucoup fumé. En même temps qu'elle éclate de rire, la petite crache des balles, tue des hommes pour de vrai.
Nadine est plus en retrait, au début sa tête ne revenait vraiment pas à Fatima. Elle regarde beaucoup trop, elle pense sans se prononcer. Manu exhibe tout ce qui lui passe par la tête, Nadine tient compte du jugement d'autrui, et choisit de dissimuler ce qui lui semble indicible. Fatima la soupçonne de cacher des choses hideuses. Quelqu'un qui aurait mal supporté l'humiliation, tout en restant très doux en surface. Double face. Elle a gardé un ton poli, de bonnes manières. Elle parle souvent comme une jeune fille, elle trompe son monde. Qui se méfierait de cette grande femme un peu terne, presque niaise? Fatima n'ose pas leur demander si elles couchent ensemble. C'est à ça qu'on pense quand on les voit. Elles ne se touchent jamais mais gardent un œil l'une sur l'autre, se cherchent à tout instant. Quand elles rient, c'est toujours de la même chose, et leurs corps se rappro chent souvent. Quand l'une allume une clope, elle en tend une à sa comparse, sans même s'interrompre, naturellement. Elles se coupent la parole sans arrêt, ou plutôt elles parlent à deux. Elles remplissent toujours les deux verres. Sans s'en rendre compte.
Elles ont les mêmes mots, les mêmes expressions. De la connivence presque tangible. Elles ressemblent à une bête à deux têtes, séduisante au bout du compte. Fatima a du mal à imaginer qu'elles ne se connaissent que depuis une semaine. Elle aurait du mal à les dissocier, les imaginer l'une sans l'autre.
Le soleil se lève quand Fatima dit qu'elle va se coucher. Nadine prend les verres sur la table et les empile sur l'évier, vide un cendrier et passe l'éponge sur la table. Les autres la regardent faire. Elle rince l'éponge et la pose sur le bord de l'évier, et s'essuyant les mains, toujours de dos, elle dit: — Le plan des diams dont tu nous as parlé, si tu veux, on peut le faire. Si vraiment il suffit de rentrer chez ce type et de lui faire ouvrir ce coffre, nous, ça nous coûte rien.
Elle passe la main dans ses cheveux, attend sans doute que la petite dise son mot sur la question et comme rien ne vient, elle enchaîne:
— On s'ajoute une victime au tableau, on te file les diams, tu te débrouilles. Nous, ça nous retarde sur rien vu qu'on a rien à faire. Toi, ça t'évite d'aller faire la conne entre deux flics. En échange, tu vas au rendez-vous à la gare de Nancy, je sais que je peux te faire confiance. Et pour nous, c'est risqué d'attendre plusieurs jours dans une gare.
Comme ça, ça arrange tout le monde.
Manu va vers elle, elle a du mal à faire les quelques pas qu'il faut pour la rejoindre parce qu'elle s'est vrai ment mis le compte et, quand elle parle, on la comprend mal, mais elle y met beaucoup de conviction: — Ça, c'est une chouette idée. On va aller chercher les diams. Toi, t'iras à Nancy. C'est tellement chouette, j'aurais pu y penser moi-même.
Nadine la pousse et, comme l'autre ne tient plus bien debout, elle s'écrase sur la table. La grande la relève et la tient par la taille.
Fatima dit:
— Il n'y a aucune raison pour que vous fassiez ça.
Manu proteste, exagère sur la véhémence:
— Ouais, mais il n'y avait aucune raison pour que tu nous donnes ce plan, il n'y avait aucune raison pour qu'on assassine les méchants policiers, ni pour que tu nous ramènes. Les bonnes raisons ne font pas les meilleures actions, alors on va y aller. Mais tout de suite, on va dormir et on discutera demain.
Fatima réfléchit. Elle n'a pas à accepter. Si elle refuse, elle ne les reverra jamais. Elle entendra parler d'elles un moment à la télé, jusqu'au jour où elles se feront abattre. Peut-être à ce rendez-vous dans une gare. Elle leur demande:
— Pourquoi vous teniez tellement à ce rendez-vous, vous avez dit que vous ne connaissiez pas vraiment cette fille?
Manu s'indigne avec une tonitruante grandiloquence:
— Et quoi encore, tu veux pas qu'on aille se rendre au commissariat le plus proche aussi? On a promis, on t'a dit, on a promis à Francis. Je croyais que t'étais le genre de fille à comprendre que ça se discute pas.
Fatima n'insiste donc pas, tout en se souvenant que Manu n'a jamais rencontré ce Francis.
Elles secouent la tête d'un air navré, prennent des airs désolés, se regardent faire mutuellement et se trouvent très drôles l'une l'autre. Elles rient en montrant leurs dents, qu'elles ont l'une comme l'autre fort abîmées.
Fatima sait que, de toutes façons, elles ne changeront pas d'avis. Elles iront à ce rendez-vous si elle n'y va pas.
Même s'il est suicidaire de rester plusieurs jours dans une même gare. Même si elles y sont attendues par un cortège de flics. Elles iront. Parce qu'elles ont ça dans le crâne.
Fatima décide qu'elle acceptera le deal. De toutes façons, l'idée de les quitter définitivement dans quel ques heures lui déplaît foncièrement.
Tarek et elle sortent. Elles restent un moment dans la cuisine, à rigoler l'une contre l'autre.
En sortant, Fatima remarque pour ellemême: «C'est sûr qu'elles ne couchent pas ensemble. Parce que c'est ce qu'elles ont trouvé de mieux pour se dire qu'elles sont sœurs.»
Installée à la table de la cuisine, Manu attend que sa teinture prenne en même temps qu'elle fulmine à la lecture des journaux que Tarek a rapportés ce matin.
Il a refusé d'acheter à boire, parce qu'elles viennent de se lever et qu'elles peuvent bien attendre un peu avant de se soûler. Manu l'appelle «papa» chaque fois qu'elle en a l'occasion.
Sur un coin de table, Fatima dessine un plan de la maison de l'architecte, recommence plusieurs fois parce qu'elle oublie toujours quelque chose. Interrompt Manu à maintes reprises pour lui donner des explications supplémentaires ou de nouvelles recommandations. Manu l'appelle «maman» chaque fois qu'elle en a l'occasion.
Nadine reste dans la salle de bains à s'épiler les sourcils, elle est intimement convaincue que c'est un point de détail crucial et qui va la transformer radicalement. Elle corrige celui de gauche pour qu'il ressemble à celui de droite. Et inversement. Puis passe un coup de rasoir sur ce qu'il en reste.
Elle entreprend de se maquiller les yeux en vert. Elle s'est badigeonné le visage d'autobronzant, presque un tube dans la matinée. Ça lui donne le teint orange foncé.
Assis sur la baignoire, Tarek la regarde faire. Puis vient derrière elle et l'embrasse sur l'épaule avant de sortir.
Elle lui sourit dans la glace. L'impression d'être devenue sa petite cousine en une nuit.
Manu entre à son tour, se penche au-dessus de la baignoire pour se rincer la tête, fout de la teinture partout et parle, de l'eau plein la bouche:
— Comme ça tu ressembles pas trop aux photos publiées, mais tu fais un peu peur à voir. Pour attra per du loup, ça va devenir critique pour nous...
— Putain, les articles d'aujourd'hui, t'as raison de pas vouloir en entendre parler. Que de la merde. C'est pas sur eux qu'y faut compter pour avoir une belle légende.
Manu se frotte énergiquement la tête, balance de la mousse sur les murs et continue: — Putain, ils respectent rien, ces gens, ils cherchent jamais à comprendre!
Nadine cherche à s'enfiler des anneaux à l'oreille. Manu s'assoit dans la baignoire, elle propose: — Et si on allait faire un tour chez un ou deux journalistes, on repère les pires et on va leur causer.
— Je veux pas en entendre parler. Je t'ai dit que je voulais pas entendre parler. Ces gens-là n'existent plus.
— Ouais, mais ils devraient pas se permettre de parler de nous comme ça; je veux dire, c'est pas normal, ils ont pas l'air de bien saisir qu'on a des flingues valables pour eux aussi.
— Tu nettoieras la salle de bains, quand t'auras fini, t'as mis du noir partout.
— Va te faire foutre, grosse pute.
Puis Nadine tâche de décrire Noëlle à Fatima. Le plus précisément possible. Lui donne l'enveloppe et les papiers. Elle répète que c'est très important. Elle ne le répète qu'une seule fois parce qu'elle voit bien que Fatima l'a comprise.
Elle lui emprunte quelques bracelets dorés qu'elle met tous au même poignet et s'amuse à faire du bruit avec.
Elles se donnent rendez-vous le 14 sur un parking de supermarché, parce qu'elles trouvent que c'est une bonne idée d'endroit pour un rendez-vous clando.
Fatima leur serre la main quand elles partent. Son visage plus impénétrable que jamais. Par contre, Tarek passe sa main dans les cheveux de Manu en rigolant et serre légèrement Nadine contre lui quand il l'embrasse sur la joue, dit qu'il espère quand même les revoir, qu'il viendra peut-être avec sa sœur.
En le quittant, Nadine se demande si c'est elle qui ne pense qu'à ça, ou s'il a d'autres dispositions à son égard que celles qu'on a pour une cousine. Bien que dans cette famille... C'est peut-être justement parce que c'est devenu très familial entre eux que ça joue sur la libido.
Tarek leur a laissé le scooter pour aller jusqu'à la prochaine ville. Manu conduit mal, trop vite et en insultant chaque voiture qui l'évite de justesse. Elles s'arrêtent à la première épicerie qu'elles croisent. Nadine descend acheter à boire.
Elle ressort, bouteille de Four Roses à la main, dévisse le bouchon, debout à côté du scooter. Même la couleur fait plaisir à voir, dorée, danse à travers le verre. Familière et bienfaisante brûlure de la première gorgée. Pique sous la langue et crame la gorge, puis enflamme tout le dedans pendant un bref instant. Elle plisse le nez et secoue la tête, tend la bouteille à Manu en déclarant très sérieusement: