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Authors: Virginie Despentes

Tags: #Fiction, #Literary

Baise-Moi (Rape Me) (4 page)

BOOK: Baise-Moi (Rape Me)
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— Tu me cherches trop, Manu, je suis désolé d'avoir fait ça, mais tu cherches trop, sérieux.

— Tu me voulais quelque chose de précis?

— Je voulais te dire bonjour. T'es ma copine, je te vois, je veux te dire bonjour... Faut toujours que ça dégénère avec toi.

— À partir de maintenant, t'as qu'à considérer que j'suis plus ta copine et qu'on a plus à se dire bonjour, ça limitera les dégâts. Au fait, tu sais ce qu'il a fait, Radouan? Tout le monde le cherche aujourd'hui, t'en as entendu parler?

— J'ai rien à voir avec ce gamin, moi. Et toi non plus, tu devrais pas le voir autant...

— Ce que je sais, c'est que toi je veux plus te voir du tout. Salut, connard, j'ai une biture à prendre, moi.

Elle le dévisage avant de s'éloigner. Aujourd'hui, il lui a pris pile assez la tête pour qu'elle fasse un effort pour s'en débarrasser. Elle lui donnerait volontiers la liste des copains à lui qu'elle s'est envoyés, alors qu'ils étaient ensemble. Avec des détails pour les fois où ça s'est passé alors qu'il n'était pas loin. Ses meilleurs copains. Ça lui ferait bizarre d'apprendre ça. L'occasion de distribuer quelques claques à bon escient. Elle hausse les épaules. Ça ferait beaucoup d'histoires pour ce que ça la ferait rigoler. Et puis elle ne lui en veut pas, elle veut juste ne plus le revoir.

Il fait un vague mouvement pour la retenir. Elle retourne dans le bar. Karla l'attend à côté de la porte. Une gamine niaise et souriante, qui boit beaucoup trop et oublie vite de rester digne. Elle a observé toute la scène par la fenêtre, elle piaille d'indignation: — Tu t'en es pris une?

— Ouais, je vois que t'as l'œil. Peut-être que je l'avais bien cherchée, j'pense pas que t'avais le son d'ici.

— Putain, mais t'aurais dû le démolir sur place. T'aurais pas dû te laisser faire. Moi, je supporterais pas qu'un mec lève la main sur moi. Moi, mon mec me touche, je me casse aussi sec. Putain, je supporterais jamais ça.

— Moi, tu sais, tant que c'est pas du sperme avarié qu'on m'envoie dans le fond, je supporte à peu près n'importe quoi. T'as de quoi me payer un coup?

— J'ai de quoi te rincer pour la soirée, je viens de toucher le RMI, tu tombes bien.

7

Nadine plie le fil du casque de walkman dans tous les sens, jusqu'à avoir du son dans les deux oreilles. En marchant, elle fait attention à le maintenir dans la bonne position. Elle a changé de casque il y a moins de deux semaines. Comment font les gens pour garder le même pendant des mois?

Tuer quelqu'un. Qu'est-ce qui va se passer? Qu'est-ce qui s'est passé? Elle n'est pas surprise. Peut-être que ça devait arriver. N'importe quoi pouvait arriver. Pourquoi Bouvier? Drôle de choix de victime... Point positif: peu de gens penseront à Francis quand on découvrira le corps. Le corps... Nouveau mot. Saugrenu.

Elle essaie d'imaginer qui va le découvrir, dans combien de temps. Une femme entre dans un salon, en parlant de choses habituelles, d'embouteillages ou d'une dispute ou d'un projet de soirée. Une femme qui rentre chez elle et parle à son mari parce qu'elle sait qu'il est rentré. Elle parle du bus qui était plein à craquer, ou bien d'un coup de téléphone qui l'a agréablement surprise. Et au milieu de son salon se retrouve nez à nez avec une grosse masse ensanglantée. Parfaitement déplacée. Le cadavre de son mari. Avec son crâne tout défoncé. Comment va-t-elle réussir à se rentrer ça dans la tête, à comprendre ça, ce qu'elle est obligée de voir? La vie de la dame vient de basculer et son petit esprit ne sait pas comment enregistrer l'information. La dame hurle au milieu du salon, beugle à gros sanglots. Ou bien bégaie, ou bien va se servir un verre. Peut-être se pince-t-elle le lobe de l'oreille, un petit geste à elle qu'elle fait sans
y
penser. Aucune réaction décente face à un corps avec les tripes sorties, du sang épais plein la moquette. D'ailleurs, peut-être a-t-elle d'abord pensé à comment elle va faire partir cette tache. Et tout de suite après, elle aura honte d'avoir pensé à ça à ce moment-là. Ou peut-être se sentira-t-elle soulagée, peut-être qu'elle pensera à son amant qu'elle va enfin pouvoir rejoindre.

Mais peut-être aussi que Bouvier n'est pas marié. Peut-être que c'est un enfant qui joue au ballon dans le quartier qui le découvrira par hasard, comme dans une série télé. Son ballon roulera jusqu'au corps, il arrivera gambadant et braillant. Son petit visage d'enfant qui joue, grands yeux pleins d'innocence et de curiosité dénuée d'appréhension. Habits d'enfant, comme ceux que l'on voit dans les rayons de supermarché, sweat-shirt plein de couleurs, avec un bateau sur le devant. Il arrivera en courant, avec cette démarche amusante qu'ont les enfants très jeunes. Un enfant content, remuant, barbouillé tout autour de la bouche car il a mangé du Miko juste avant. Ses joues sont rondes, c'est un enfant bien nourri, bien-aimé. Il ramassera son ballon jaune vif avec des taches de sang bien rouge et encore humide. Il s'en mettra un peu sur les mains. Les taches sombres sur le ballon, qui est venu buter contre le crâne défoncé du mort au milieu du salon.

Sweat young things ain't sweat no more.

Le corps sera certainement découvert par des pompiers alertés par les voisins, à cause de l'odeur. Il paraît que ça sent très fort un cadavre en décomposition.

Saloperie de casque, elle a beau tirer sur le fil, plus moyen de rétablir le contact. Elle est presque arrivée dans sa rue. Couloir d'échafaudages, ils refont les façades des immeubles. Pourvu que Séverine ne soit pas là. Avoir la paix un moment.

Soupir de soulagement quand elle ouvre la porte, pas un bruit dans l'appartement. Elle a rendez-vous, elle est en retard. Elle fait couler de l'eau chaude dans une casserole, puis la met à bouillir. Elle s'assoit face à la gazinière, se masse la nuque. Cartes postales et photos punaisées sur la porte du placard. Il y a des taches de café le long de la porte du Frigidaire. Elle en a renversé ce matin et elle a eu la flemme de nettoyer. Elle prend une éponge, la passe sous l'eau froide et frotte pour les faire disparaître.

Bouvier devait de l'argent à Francis, beaucoup d'argent. Ça faisait longtemps, très longtemps. Ils ont arrêté de se voir à peu près à l'époque où ça a commencé à aller franchement mal pour Francis. Chute libre sur plusieurs années. Il a alterné tous les schémas de la dégringolade, quelque temps pilier de bar endetté, puis il a fait son tour dans la poudre, s'est converti au speed dans la foulée, puis à la codéine en passant par des trucs inconnus. Par moments, il se cloîtrait chez quelqu'un, refusait de sortir pendant tout un mois. D'autres fois, il faisait une arnaque puis, avec l'argent volé, il s'enfermait une semaine à l'hôtel. Pendant des années, il avait décliné avec talent toutes les figures de la descente aux enfers.

Il pensait régulièrement à cet argent que Bouvier lui devait, ne parlait que de ça pendant des jours. Cette thune résoudrait tous ses problèmes. Mais jamais il ne téléphonait à Bouvier. Il soliloquait en tournant en rond, chaque fois plus exaspéré. Il se promettait de monter à Paris le lendemain pour régler cette histoire. Il ne partait jamais.

Confusément, il faisait un amalgame entre cette dette et sa situation. Bouvier devenait responsable de tout. Vu de près, ce n'était pas très surprenant que Francis finisse par lui éclater le crâne. Vu d'un peu plus loin, c'était un acte de pure démence: ils ne s'étaient pas vus depuis plusieurs années.

Nadine voyait Francis de près, de tellement près que les actes les plus insensés devenaient compréhen sibles.

Parce que c'est lui, elle le croira. De toutes façons. Elle l'a même aidé à tisser sa toile, à force de parler son langage et de cautionner tout ce qu'il disait. Cette fois, il est allé définitivement trop loin. Le moment est venu de comparaître devant les hommes.

Elle pense: «Si les flics l'attrapent, ils l'internent aussi sec.» Pour les néophytes, tout son comporte ment relève de la pathologie. Il est même devenu dangereux. Nadine verse l'eau bouillante dans un bol ébréché. Elle dit à voix basse: «C'est moi que tu appelles quand tu as vraiment besoin d'aide, parce que je me suis fait passer pour ton amie, et je suis la première à penser que tu es fou à lier.» Elle secoue la tête, comme pour chasser l'idée. À quel point Francis est seul, et comme il aurait besoin de quelqu'un qui soit capable de l'accompagner, de le secourir. À quel point, elle en est incapable.

Puis elle le voit clairement, dans un couloir d'hôpital. Il déambule au milieu d'autres malades, enfermé. Elle serre les dents, fait une grimace comme pour déglutir. L'image ne part pas. C'est ça qui va se passer. C'est ça que ça signifie. Tuer quelqu'un.

Elle ne veut pas le quitter. Elle ne veut pas le voir perdre.

Combien de temps passé à s'imprégner de lui, combien de renoncements pour qu'il consente à la garder près de lui. Elle l'a choisi contre le monde. Une fois pour toutes, et elle sait que c'était le bon choix.

Elle est en retard, déjà. Elle envisage de rester là, de poser un lapin. Mais il lui faut cet argent. Et il faut aussi qu'elle sorte, ne pas rester là à tourner en rond. Finalement, il y a beaucoup de choses qui lui viennent à l'esprit, elle se sent moins calme que juste après avoir appris la nouvelle.

Elle se change, cherche deux bas identiques dans sa commode, les enfile. La chair en haut des cuisses sort en bourrelets; quand elle grossit trop, ça frotte quand elle marche, jusqu'à devenir rouge et douloureux. Elle met du noir sur ses yeux, n'arrive pas à dessiner le même trait des deux côtés parce que sa main tremble. Elle fume trop, et puis abuse de café. À moins que ça ne soit une question de maladresse.

Elle sort, la vieille du dessous lui dit bien bonjour quand elle la croise. Depuis qu'elle l’a aidée à monter ses courses, la vieille du dessous l'a à la bonne. Elle porte toujours le même manteau noir. Souvent, elle garde sa petite-fille et lui achète toujours les mêmes bonbons.

En passant, Nadine se regarde dans la vitrine de la pharmacie. Sa jupe la serre trop, elle remonte quand elle marche. On lui voit tout son cul qui ondule et qui veut qu'on la baise.

Quand elle va travailler, elle a toujours la même tenue, toujours le même parfum, toujours le même rouge à lèvres. Comme si elle avait réfléchi à quel costume endosser et ne voulait plus en entendre parler.

Ceux qu'elle croise la regardent différemment quand elle a sa tenue de tapin. Elle dévisage les gens, tous les messieurs qu'elle croise peuvent l'avoir. Même les plus vieux et les plus sales peuvent venir sur elle. Pourvu qu'ils paient comptant, elle se couche sur le dos pour servir à n'importe qui.

Métro Charpennes. Elle marche vite. Claquent les talons de l'asphalteuse, le bruit de la salope pressée.

Des gamins l'appellent quand elle passe. Elle ne répond rien, ils la rattrapent et l'encadrent. L'un d'eux remarque: «Elle a de bonnes jambes, des jambes pour s'en prendre plein la moule.» Ils l'escortent sur quelques mètres: «T'es sûre que tu veux pas venir faire un tour avec nous?» Elle doit se débarrasser d'eux avant l'impasse, des fois qu'ils décident de la suivre jusqu'à la porte du vieux. Il n'aimerait pas ça. Elle s'arrête net et les dévisage, elle pense que c'est une question de détermination: «Je vais travailler là. 1 000 francs pour une heure; si vous proposez mieux, j'ai du temps pour vous. Sinon vous dégagez, tout de suite.» Elle ne repart pas tout de suite, elle attend comme si elle attendait leur réponse. Elle vend son cul, ils n'ont pas les moyens. Ils ne répondent rien, elle repart. Pourvu qu'ils n'insistent pas. Ils ont fait demi-tour. Elle remercie le ciel et s'engouffre dans l'allée étroite et sombre. Ça pue la cuisine et les poubelles.

8

Manu se cramponne à Karla pour ne pas tomber.

— Putain, quand tu bois trop, d'un seul coup tu te rends compte que tu es déjà allée trop loin. Et c'est trop tard, tu peux déjà plus parler. Là, il faut commencer à se méfier parce que tout peut arriver. T'es capable de tout, quoi...

— Putain, j'en ai marre de traîner chez Tony. Quand je fais le bilan, je m'rends compte que je suis tout le temps là-bas et je m'emmerde. J'ai même pas vraiment de pote là-bas, je rigole pas, je m'emmerde. À part toi que j'ai rencontrée chez Tony, sinon tous les autres je m'en fous.

— T'as bien raison parce qu'ils s'en foutent de toi aussi. Les gens ça gesticule, ça se frotte, mais c'est rien que du mouvement, ils sont vides. Tous défoncés par la trouille. C'est pas chez Tony qu'il y a un blême, c'est partout pareil et ça craint.

Manu lui expliquerait volontiers ça plus en détail, mais Karla l'interrompt:

— Tu sais, je voulais pas t'en parler tellement ça m'a dégoûtée, tu sais ce qu'ils racontent sur toi maintenant?

Manu fait non de la tête et, en même temps, signe qu'elle s'en fout. Elles sont arrivées au bord de la Seine, juste au bord de l'eau. Manu braille:

— Putain, c'qu'il est chouette ce coin! Ça donnerait envie de vivre à la campagne. Pis c'est chouette les fleuves, moi j'adore ça. Putain, ça donne envie d'être à la mer! On s'en fout de chez Tony, on s'en fout de ce qu'ils disent. Il est chouette ce coin. Un pack de bière en bord de flotte, pourquoi on se prendrait la tête? Faut rester sérieux, Karla, pas s'écarter du droit chemin. Faut profiter de ce qu'ils sont pas là pour plus s'occuper des autres.

Karla ne voit pas exactement les choses comme ça. Elle reprend:

— C'est un bruit qui court en ce moment. Je sais pas quel est le salaud qui l’a lancé. Mais faut se méfier de tout le monde là-bas. Comme quoi ils t'ont vue dans des films de cul. Ils donnent même des détails dégueulasses. Je voulais pas te le dire tellement ça m'a dégoûtée. T'es tout le temps à aider tout le monde, t'es sympa comme pas deux et eux, tout ce qu'ils trouvent à dire, c'est...

— Ben, si tu voulais pas me le dire fallait pas me le dire, qu'est-ce que tu veux que je te dise?

— J' préfère te le dire. C'est trop dégueulasse. Je préfère que tu sois au courant.

— Ben, j'suis au courant. Qu'est-ce que j'en ai à foutre? Je leur chie tous dessus. Un par un, tu me les ramènes, moi je les aligne et je leur fais caca dessus. Faut pas t'en faire pour ça, Karla, t'es trop sensible.

En parlant, Manu se vautre par terre, les bras en croix, s'égosille tout en regardant le ciel. Elle croit sin cèrement être en mesure d'engloutir le quartier entier d'une seule chiasse et ça la fait bien rigoler. Il fait encore soleil, c'est vraiment un chouette coin. Ça serait mieux si Karla n'était pas là en fait. Elle est bien cette fille, mais finalement elle a des toutes petites idées, rabougries. Elle a des yeux qui rapetissent, des yeux dans lesquels on peut pas faire rentrer grand-chose. Et tout ce qui dépasse la rend furieuse.

BOOK: Baise-Moi (Rape Me)
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