Elle l’aperçut assis au fond, dans un box. Quelle ne fut pas sa surprise de découvrir que, par-delà l’apparence de vieillesse et de fragilité, ou malgré elle, il s’agissait bien de Bobby, aucun doute possible, et elle eut la même impression que vingt-huit ans auparavant : que l’air se raréfiait, et que tout son métabolisme s’ébranlait à sa vue. Ce frémissement intérieur lui fit fermer les yeux, et elle se réjouissait de cette sensation, oui, vraiment. Ensuite, bien sûr, elle se mit à pleurer. À son approche, Bobby se leva. Il voulut lui prendre la main, mais elle recula, hors de sa portée.
Au bout d’une minute, elle s’assit. Bobby saisit sa main avant qu’elle puisse l’en empêcher.
“Ce n’est rien”, dit-il.
Sans mot dire, elle se dégagea, et pressa ses paumes contre ses yeux. Inspira. Prit une serviette en papier qu’elle appliqua sur son visage. Puis elle fit un geste en direction du barman.
“Un bourbon. Celui-là, dit-elle en désignant une bouteille.
— Deux, ajouta Nash.
— Je vais me rendre”, annonça-t-elle.
Nash buvait son verre.
“Je voulais que tu le saches. Je ne dirai rien sur toi, bien sûr, mais j’ai pensé que je devais quand même t’avertir puisque Jason a pris contact avec toi récemment.
— Je me doutais que tu allais me dire ça.
— Ils démêleront peut-être l’affaire, de toute façon, mais ce ne sera pas grâce à moi.” Elle détourna la tête, mais elle sentait son regard sur elle.
“C’est exactement pareil d’être avec toi. C’est exactement comme ça que je m’en souvenais.
— Oui.”
Elle déglutit avec peine.
“Ça n’a pas d’importance, dit-il.
— Quoi ?
— Ça m’est égal s’ils me trouvent.
— Qu’est-ce que tu veux dire par là ?”
Il repoussa son verre vide au centre de la table.
“Il y a environ dix ans, j’ai décidé que je ne chercherais plus à échapper à la police. Que je me contenterais de vivre ma vie, en restant discret et respectueux des lois, et non pas caché et paranoïaque. J’y vais doucement, bien sûr, mais finie la fuite, finis les changements de nom, finies les sueurs froides la nuit. Je me contente de vivre ma vie en acceptant que, tôt ou tard, ils démêleront l’affaire. Ton fils, ça lui a pris genre une semaine, pour y arriver, bon Dieu ! Alors je vais juste continuer jusqu’au jour, qui paraîtra semblable à tous les autres, où ils finiront par m’appréhender.
— Je vois.
—
Appréhender,
tiens, c’est le mot, c’est-à-dire saisir et prendre, un mot bien plus approprié qu’
arrêter
, qui signifie immobiliser. Car les choses ne s’immobilisent pas quand on est arrêté, n’est-ce pas ? C’est là qu’elles commencent, au contraire, avec la kyrielle de procès et d’avocats, avant la succession laborieuse de jours sans fin, circonscrits, uniformes.”
Elle expira. Elle se sentait très lasse.
“Es-tu vraiment prête à affronter tout ça ?
— Ce que tu décris n’est pas si différent de la vie que je mène aujourd’hui. Mais si tu sais qu’ils finiront par te prendre, pourquoi ne pas te rendre, négocier une peine plus légère ?
— Pas question. Je veux bien passer le reste de ma vie assis dans ma petite chambre nue, mais jamais je ne me porterai volontaire pour le faire. Simplement, je refuse de transformer en prison ma prétendue liberté en essayant de leur échapper. J’ai fait ça pendant trop d’années, je refuse de vivre ainsi.” On eût dit qu’il s’apprêtait à se lancer dans une diatribe, mais il s’interrompit. “Enfin, tu sais très bien de quoi je parle, bien sûr.
— Et merde, putain ! s’exclama-t-elle avant de baisser la voix. Ça aurait été tellement (elle ne voulait pas se remettre à pleurer), tellement plus facile si j’avais connu quelqu’un d’autre dans la même situation. Si on avait pu parler ne serait-ce qu’une fois.”
Une poignée de clients entraient lentement dans le bar. Louise se leva pour partir.
“Il faut que j’y aille.
— Attends.”
Elle s’arrêta.
“Écoute, tu devrais leur parler de moi. Tu pourras négocier une peine plus légère si tu leur parles.
— Je ne peux pas faire ça.
— Bien sûr que si. Tu as envie de passer encore du temps avec ton fils, non ? De faire partie de sa vie. Parce que c’est de ça que nous parlons. Dis-leur que c’était mon idée. Dis-leur que tu ne te rendais pas compte de ce que tu faisais. Profites-en, Mary.
— Non.
— Je te le dois.
— Pas du tout.
— Je veux te le devoir.”
Un vertige la prenait.
“Je croyais que tu m’avais toujours reproché ce qui s’était passé.
— Jamais. Je savais ce qui se passerait. Je savais que quelqu’un finirait par mourir.”
Quelqu’un vint s’asseoir dans le box voisin. Nash se pencha un peu vers elle et lui parla à voix basse.
“Il y a eu un moment, un moment très clair, où j’ai su non seulement que ça pourrait arriver, mais qu’il n’y avait aucun doute que ça arriverait. Pourtant je voulais continuer quand même. Et pas parce que j’étais persuadé que nous contribuerions à améliorer la situation. Je l’ai fait comme pour laisser un testament à ma propre certitude, comme pour mettre à l’épreuve ma conviction. J’avais besoin de me prouver que j’étais capable d’aller jusqu’au bout.
— Moi je ne m’étais pas rendu compte que nous pourrions tuer quelqu’un.
— Laisse-moi te poser une question. Si nous avions tué une des cibles, un des dirigeants qui ont fabriqué en toute connaissance de cause des mines ou des engins antipersonnel, des poisons à la dioxine ou du napalm. Si on avait fauché quelqu’un comme ça au lieu d’une femme de ménage, tu ressentirais quoi ?
— Je ressentirais la même chose. Ça nous aurait quand même tout coûté sans probablement rien changer. Ou du moins sans rien améliorer.
— Moi je n’en suis pas si sûr. Je suis davantage coupable, tu vois ? Toi tu es excusée. Moi non.”
Elle se frotta les yeux. Elle se sentait complètement anéantie.
“Alors, dénonce-moi.
— On dirait que tu as envie que je le fasse.”
*
“Il n’y avait pas de réponse.
— Essaie encore.
— J’ai laissé sonner une éternité.
— Tu as peut-être fait un mauvais numéro.
— Non, mais je vais réessayer.”
Louise se rappelait exactement comment tout s’était déroulé. Comment Bobby avait pris une grande inspiration avant de soulever le combiné.
“C’est trop tard, dit-il en regardant sa montre.
— Il nous reste combien de temps ? demanda Tamsin.
— Trente minutes, répondit Bobby.
— Bordel de Dieu !
— Elle est peut-être déjà partie, suggéra-t-il.
— Ou bien peut-être qu’elle est en train de passer l’aspirateur et qu’elle n’entend pas la sonnerie, dit Mary.
— Putain, et merde ! s’exclama Tamsin.
— Il faut qu’on appelle la police, dit Mary.
— Ouais, je vais y aller”, répondit Bobby.
Il attrapa sa veste.
“Tu vas où ?
— Je vais appeler de la cabine sur la 8
e
Rue. Vous, continuez à essayer le numéro.
— Dépêche-toi !” hurla Tamsin.
Bobby la regarda, puis s’adressa à Mary.
“Je ne serai pas long. Tout va bien se passer. Ne panique pas.
— Ouais.”
Il partit en courant.
Tamsin se mit à marmonner.
“Je savais que ça arriverait. Oh, bon Dieu !
— Il n’est encore rien arrivé. Réessayons le numéro.”
Mary composa le numéro puis attendit. Ça sonnait occupé. Elle tendit le combiné pour que Tamsin pût entendre. Puis refit le numéro. La même sonnerie répétitive.
“À mon avis, le téléphone doit être mal raccroché.”
Elle regarda sa montre. Le temps continuait à avancer comme si de rien n’était. Tout continuait à avancer. Le moment approchait. Tamsin pleurait.
“Elle est peut-être partie.
— Non, la ligne est occupée.”
Comment cela peut-il arriver ?
Bobby revenait.
“OK, les filles, il faut s’organiser. On se sépare. On écoute les infos. Si tout se passe bien, on se retrouve à la ferme et on y reste jusqu’à ce que les choses se tassent.
— Et si tout ne se passe pas bien ? demanda Mary.
— On suit notre plan. On fait ce qu’il faut.”
Bobby saisit la main de Mary. Tamsin était arrivée à la porte, prête à partir.
“Tamsin !
— Quoi ?
— Reste calme. Ne panique pas.”
Elle acquiesça. Puis s’en alla.
Bobby secoua la tête.
“Et merde ! Je le savais.”
Il tira leurs sacs de dessous le lit et regarda autour de lui. Puis il se mit à remplir rapidement sa valise.
“Ça va aller, hein ? La police est arrivée à temps, pas vrai ?
— Je vais passer quelques coups de fil et retirer un peu d’argent, dit-il. Je serai de retour dans deux heures. Prépare-toi.”
La radio allumée, elle vida l’appartement de toute trace d’eux. Elle frotta toutes les surfaces avec de l’alcool à 90°. Aucune nouvelle.
Plus tard, quand Bobby rentra, il ne dit rien. Elle comprit immédiatement : il était livide. Transpirait.
“Oh, non ! gémit-elle.
— Je vais te déposer à la gare de Grand Central et ensuite j’irai à la gare routière de Port Authority”, expliqua-t-il d’un ton neutre, à voix basse.
Elle n’arrivait pas à parler.
“Tu es prête ?”
Elle hocha la tête.
“Pas de causette dans le taxi, d’accord ?”
Il ramassa leurs sacs.
Comme il passa vite ce trajet en taxi ! Pourquoi tout bougeait-il si vite ?
Arrivés à la gare, il l’embrassa. Après son départ, elle se dirigea rapidement vers les toilettes pour femmes, s’enferma dans un box, se plia au-dessus de la cuvette et attendit de vomir.
Comme d’habitude, Louise regarda les informations. Le KGB avait encore ouvert et rendu public d’autres dossiers. Ces derniers révélaient l’existence de plusieurs agents secrets britanniques et américains jusqu’alors inconnus. Elle regarda la presse fondre sur une dame âgée et menue. Sous un nom de code, elle s’était livrée à l’espionnage pendant des dizaines d’années, tout en vivant la vie d’une humble fonctionnaire. Les caméras pourchassaient cette femme qui portait un col en dentelles et les cheveux serrés dans une barrette. Pourquoi ? Ils Voulaient Savoir : Pourquoi ? Quoi ? Comment ? Elle leur répondit qu’elle n’avait aucun remords.
“Combien vous payaient-ils ?
— Je ne voulais pas d’argent. Je ne suis pas sûre que la nouvelle génération comprenne. Je ne suis pas sûre qu’elle accepte ça. Nous voulions que les Soviétiques soient sur un pied d’égalité avec l’Occident. Nous voulions leur donner une chance. Nous y croyions. Nous pensions suivre la voie juste.
— Certes, mais combien d’argent avez-vous gagné ?”
Elle se contenta de secouer la tête.
“Ne regrettez-vous pas d’avoir agi ainsi ?”
Louise éteignit la télé. Elle allait vraiment le faire. Elle allait se rendre. Personne ne comprendrait. Mais ça n’avait aucune espèce d’importance.
APRÈS LA MORT
de Henry, Nash voulut faire quelque chose contre leur publicité, en guise d’hommage, en quelque sorte. Mais il repoussa son geste et ne se décida jamais à opérer. Pendant un temps, il évita même de passer en voiture à côté du panneau, sur la Deuxième Avenue. Il ne l’avait tout simplement plus en lui. Cette volonté d’agir. Il était fatigué.
Ces derniers jours, il conduisait beaucoup. Henry lui avait laissé sa voiture. Et la librairie. Nash n’avait pas pu refuser, mais, tout en conduisant, il pestait un peu contre son ami. Il roulait parfois la nuit, quand il ne trouvait pas le sommeil. Ce qui arrivait assez souvent. Henry lui manquait, il lui manquait vraiment. Et, de temps en temps, il pensait à Miranda. Il savait qu’elle n’était pas retournée à New York, mais il ne la voyait jamais. Et il pensait à d’autres choses, aussi. Il se posait par exemple des questions comme
quand,
et
comment,
ce qui ne lui était pas arrivé depuis des années.
Environ deux mois après la mort de Henry, Nash quittait le quartier de l’Université pour rentrer chez lui à Capitol Hill. C’était une soirée pluvieuse, les rues étaient désertes. Il écoutait une émission de radio. Quand l’heure pile sonna, les grands titres des informations furent annoncés. Dans une étude récemment publiée, on avait établi une relation de causalité entre l’anxiolytique Nepenthex et le lymphome non hodgkinien. Non seulement il existait un lien entre ce cancer et ce médicament, mais les chercheurs de l’université en charge de la rédaction des rapports au ministère de la Santé avaient dissimulé les preuves d’un possible effet cancérigène. Plusieurs de ces scientifiques reconnaissaient avoir reçu de généreuses subventions de la part d’Allegecom, le groupe auquel appartenait le Nepenthex. Ils niaient le conflit d’intérêts. Le ministère de la Santé allait provisoirement interdire les ventes de l’anxiolytique. Allegecom cherchait un recours en justice pour lever l’interdiction.
Nash se dirigea droit vers la Deuxième Avenue. Pourquoi pas ? C’était une nuit obscure et solitaire. Il trouverait bien un moyen de démolir ce panneau publicitaire en vinyle. Il n’irait pas escalader la façade de l’immeuble, mais il devrait être capable de renverser de la peinture depuis le toit. Cela faisait des semaines qu’il gardait dans son coffre ces vingt litres de peinture au latex. Oui, il allait le faire. Il devait bien ça à Henry.
Sa bouche commença à se dessécher. On pourrait facilement le surprendre et l’arrêter, mais, au point où il en était, il n’avait rien à perdre, rien.
L’immeuble portant le panneau publicitaire se profila. Mais à la place des lettres roses lumineuses et des pilules en trois dimensions, c’est une façade noire qui apparut. Une gigantesque tête de mort occultait la pub. De plus près, Nash s’aperçut qu’il s’agissait d’un cache en vinyle conçu spécialement pour ce panneau. On voyait bien les noms Blythin, Nepenthex, et Pherotek, ainsi qu’une seule pilule lumineuse. Sauf que la tête de mort, menaçante, les surplombait. Et, au-dessus du crâne, se lisait cette légende inscrite en lettres bâtons : QUI EST RESPONSABLE ?
Nash se gara devant le panneau. C’était génial. Réalisé à la perfection. Et si rapidement. Bien mieux que le piètre geste qu’il avait envisagé. Il descendit de la voiture et resta planté sous la pluie au milieu de la rue déserte. La défiguration de l’affiche était signée. Sur la façade en vinyle, il distinguait un petit graffiti. SURE, lisait-on. Au début, il n’en crut pas ses yeux. Puis il éclata de rire. Quelqu’un avait fini par reprendre son acronyme. Quelqu’un d’intelligent.