Eat the Document (33 page)

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Authors: Dana Spiotta

Tags: #Literary, #General, #Fiction, #Political

BOOK: Eat the Document
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Josh et Miranda se baladèrent dans les rayons, à la fois perdus et fascinés, sentiment diffus que seul un espace commercial clos peut susciter.

“L’effet Gruen, expliqua Josh.

— Quoi ?

— L’anesthésie par la mise en scène des produits, quand tu pénètres dans l’antre du shopping, la tentation permanente.”

Miranda fit un vague signe de tête.

“J’ai étudié ce phénomène. La façon dont l’emplacement des portes et des vitrines est capable d’influer sur notre état psychologique. C’est l’architecture même qui te fait te sentir petit et soumis. Victor Gruen a été le premier à affirmer que si tu es obligé de traverser toute une série de magasins avant de trouver la sortie mal indiquée, si tu entends une musique qui a un certain rythme, et si l’éclairage est bien pensé, tu finis par tomber dans un état dissocié qui te rend vulnérable à la suggestion. À partir de là, tu ressens le besoin pressant, ou le désir de te livrer à l’achat d’impulsion.

— Vraiment ?” répliqua Miranda en se dirigeant distraitement vers une table où étaient empilés livres, bougies, chemises et petits tapis, qui avaient en commun la même nuance de bleu turquoise. Elle examina un présentoir de vêtements. Il y avait de fausses robes vintage rapiécées dans le style bohème. Des robes paysannes en gaze et en macramé. À côté d’une affiche de l’album
Tapestry
de Carole King, sorti en 1971, on trouvait des caracos aux liserés de dentelle. Manches papillon et bottes à talons hauts. Sabots et lunettes de grand-mère, mais aussi bustiers, jeans coupés extra courts, patins à roulettes. Et, pour finir, un présentoir entier croulant sous de larges bretelles à pince bariolées et rayées, disposées à côté de sweat-shirts à manches longues ornés d’un arc-en-ciel en satin bouffant cousu sur le devant, comme on en portait en 1976.

Josh s’empara d’une réédition de la BD
Le Surfeur d’argent
posée sur une table où s’empilaient des colliers de coquillages identiques à ceux qu’arborait David Cassidy dans les années 1970. Il longea sans s’arrêter une sélection de petits romans illustrés pour rejoindre Miranda, qui regardait une installation sur les arts de la terre. Un poster de la
Spiral Jetty
de Smithson pendait du plafond, et, au-dessous, s’étalaient des ouvrages sur l’art environnemental contemporain et le land art des années 1970. Le tout accompagné d’un DVD sur Andrew Goldsworthy, de sacs à bandoulière aux motifs fleuris, de pin’s vintage Greenpeace, ainsi que de quelques disques vinyles de Jackson Browne dans des jaquettes en plastique.

“Ce n’est pas seulement l’effet Gruen, tu sais. C’est aussi cette façon de tout organiser par sujet et non plus par catégorie. Par thème, on lie tous les articles par association de thème, dit Miranda.

— C’est vrai. Sur Internet, une chose mène à une autre de façon non pas linéaire, mais associative. Le monde, dans sa manière de traiter l’information, va de plus en plus imiter la toile. Par exemple, Allegecom ouvre un grand magasin de parapharmacie en imitant le concept de son site de vente en ligne, qui rencontre un succès phénoménal. Ce sera le premier magasin en dur dérivé d’un site Internet. Magistral !”

Mais Miranda n’écoutait pas, distraite par une ultime section thématique. Là, les murs étaient entièrement noirs, tout comme l’ensemble des vêtements disposés sur les présentoirs. Les livres qui y étaient exposés traitaient d’anarchie et d’environnementalisme radical. De grosses anthologies bien décoratives. Mais on y vendait également des foulards noirs triangulaires — les mêmes que ceux que les ados anarchistes du groupe Blac Bloc portaient l’année précédente lorsqu’ils avaient fracassé les vitrines de Niketown et de Starbucks. Les mêmes qu’à la télé.

“C’est pas vrai !” s’exclama Miranda.

Josh la rejoignit, affichant un sourire moqueur. Il s’empara d’un calendrier qui portait en couverture : “Paris, 1968”, et à l’intérieur duquel correspondait, à chaque mois de l’année, un graffiti situationniste différent. Il y avait aussi des affiches du
Petit Soldat
de Godard, une version remastérisée de
La Bataille d’Alger,
un opuscule regroupant les communiqués du groupe radical de gauche Weather Underground. Un agenda dont la couverture représentait Bernardine Dohrn, poing levé, en minijupe. Un rideau de douche en vinyle avec un dessin représentant le sous-commandant Marcos, et un petit mot fixé dessus expliquant que les ventes servaient à soutenir le mouvement zapatiste en faveur du Chiapas. Des vêtements déchirés et tenus par des épingles de nourrice empilés à côté de boîtes à chaussures renfermant des Doc Martens vintage. Et puis, d’une fausse caisse à lait laquée, Miranda retira de petits écussons recouverts de soie, censés être épinglés aux chemises (jamais cousus !) sur lesquels on lisait “Sabotage” et “Anarchie”, semblables en tout point aux écussons artisanaux que portaient les ados dans la rue. Sur l’un d’eux, on lisait même
“DIY” (Do It Yourself
12
).
Elle regarda Josh.

“C’est franchement navrant.”

Un large sourire illuminait son visage.

“C’est la pureté du capitalisme. Aucun jugement sur le contenu. Tu devrais t’émerveiller devant une telle élasticité, une telle absence de besoin moral, une telle franchise. Le niveleur pur et dur : tout peut être et sera commercialisé. De plus, quel mal y a-t-il à ce qu’Emma Goldman soit vendue en supermarché dans le rayon accessoires tendance ? Elle n’en reste pas moins Emma Goldman, non ?

— Le brouillage du contexte, c’est l’essence de l’aliénation.

— Qui a dit ça ?

— Moi. Je crois.”

Miranda saisit un paquet de cartes à jouer. “Collection Nouvelle Gauche.” Une photo au recto de chaque carte, au verso une biographie. Dave Dellinger. Mario Savio. Abbie Hoffman. Mark Rudd.

“Tu n’envisages pas les choses sous le bon angle d’attaque. Le capitalisme, vois-tu, peut exploiter tes désirs et exploiter tes besoins afin de subvertir l’exploitation même qu’il fait de ton désir. Il renaît — se renforce — en buvant le sang de ceux qui le critiquent et de leur critique même. Il inclut les contradictions. S’épanouit dans l’ironie.

— Non, il ne s’agit pas d’ironie. De cynisme, c’est tout. Et le capitalisme ne contient pas de contradictions. Il se contente de tout réduire à une valeur marchande. Il est simpliste et réducteur. Toi tu y vois de l’ironie parce que, même si tu es aliéné par ce système, tu continues à vivre dedans. L’ironie elle est en toi, pas dans le capitalisme.” Miranda lui jeta un regard en coin. “À moins que les choses n’aient changé. Aujourd’hui, tu sembles t’y épanouir.”

Les cartes à jouer “Nouvelle Gauche” étaient même vendues avec une règle du jeu :

Lance l’assaut contre le bureau du doyen :

Attention ! Si tu assembles les mauvaises cartes, une catastrophe sectaire s’ensuivra !
 

“Occupons-nous un instant de ta chère amie l’ironie, répliqua Josh. L’ironie, parfois, c’est l’attitude la plus subversive. Elle a le potentiel pour miner, voire corriger l’hypocrisie et le mensonge de la culture. Sauf qu’elle est devenue le moyen d’expression préféré de la nouvelle génération d’entreprises. Et de toutes les pubs qu’on voit. Même les républicains l’utilisent, à présent. De ce fait, l’attitude austère que tu te plais à adopter devient... très fatigante, très...” Josh s’interrompit, puis reprit : “... très hystérico-féminine. Mais tu sais quoi ? Tout ça n’a aucune importance. Ni l’ironie, ni l’austérité, ni aucun des degrés entre les deux — l’ironie austère ou l’austérité ironique — ne peuvent atteindre ce système sous-jacent, parfait, et tout-puissant.

— Voilà une analyse très superficielle de la situation. On peut faire encore beaucoup pour changer les choses. Tu ne fais qu’essayer de te convaincre toi-même de je ne sais quoi.”

Elle retourna le paquet de cartes : 19,95 dollars.

“Je te l’offre, dit Josh.

— Je n’en veux pas.

— Bon, alors pourquoi pas celui-ci : Opposants, Hors-la-loi et Fugitifs ?”

Miranda secoua la tête.

“Je te les paie. J’insiste.”

Josh sortit une carte de crédit professionnelle, une American Express Gold, et se dirigea vers la caisse.

“Depuis quand tu as cette carte ?” demanda-t-elle.

Il lui tendit le paquet.

“Ça ne te surprend pas, quand même ?

— Pour tout dire, si.

— Je l’ai eue avec ma promotion.

— J’ignorais que tu avais obtenu une promotion.

— Je ne te l’avais pas dit ? Il me semble bien que si. Ils adorent mes idées sur la communauté alternative franchisée. C’est moi qui suis responsable de l’ensemble du projet.”

Ils arrivaient au bout du centre commercial. Il pleuvait des cordes sur Broadway.

“Je n’ai pas de parapluie, dit-elle.

— Prends ma veste. Ma voiture est garée trois rues plus loin.

— Non.

— Ne sois pas stupide.

— Non, je n’en ai pas besoin.

— OK. Je vais ramener la voiture. Attends-moi là.”

À travers le rideau de pluie, Miranda regarda Josh descendre la rue à toute vitesse. Qu’est-ce qu’elle avait cru ?

Ils traversèrent le pont qui enjambe l’autoroute sur la colline d’Eastlake. La ville semblait calme et déserte alors que, au-dessous d’eux, l’autoroute était bouchée. Miranda regardait par la vitre. Josh ne cessait de lui jeter des coups d’œil.

“Je ne rentre pas à New York avec toi”, annonça-t-elle.

Il se mit à rire.

“C’est vrai que, gagner de l’argent, j’aime ça, je ne le nie pas. Le truc, c’est que je n’ai pas l’impression d’avoir changé. Je ne pense pas être matérialiste, tu sais. Je n’achète jamais rien.”

Elle appuya la tête contre la vitre. Les conversations en voiture sont les plus étranges, car on ne se regarde pas, même si on est assez proche pour se toucher.

“La situation se résume à ça : je refuse de passer ma vie à regarder les déchets des autres. Il y en a toujours qui volent partout dans la rue où on habite. La vie est trop courte. Tout ce que je veux, c’est un endroit propre et calme. Beauté, ordre, paix. Si Allegecom participe — et il n’y a aucun doute là-dessus — à la dégradation du monde en ébranlant, au moins dans un sens global, l’ordre et la paix, ainsi qu’en multipliant les déchets, et — avouons-le — la souffrance, cette boîte ne m’en aide pas moins, c’est incontestable, à m’épargner le contact avec ces déchets et cette souffrance.”

Miranda ne réagit pas. Elle ouvrit le paquet de cartes “Hors-la-loi”. Celles-là étaient encore pires que l’autre série. Sur le recto de chacune d’elles, on voyait la photo d’une personne ou le logo d’un groupe. Et, au verso, comme sur les cartes de baseball, des statistiques et des informations les concernant. Il y avait les cartes RAF /Baader-Meinhof, les cartes Brigades rouges, ainsi que d’autres, où ne figurait qu’une seule personne : David Gilbert. Katherine Power. Eldridge Cleaver. Miranda les compulsait distraitement. Elle s’arrêta sur un jeune homme aux longs cheveux bouclés qui portait des lunettes de soleil. Il avait un air familier. Au verso, elle lut : Bobby Desoto. Réalisateur de films alternatifs et activiste underground. A fondé un collectif, SURE (Secrète Urgence de Revanche Effroyable), soupçonné d’avoir plastiqué les résidences secondaires de membres dirigeants de grandes entreprises. Est toujours en liberté. Miranda s’arrêta, puis retourna la carte. Elle observa la bouche de l’homme. Ce sourire forcé. Mais bien sûr. Bien sûr !

“Qu’est-ce que tu regardes ?

— Rien. Il y a tellement de raisons pour lesquelles ces jeux de cartes sont dégueulasses. Si tu n’es même pas capable de voir ça...

— Très bien. Donne-les-moi, alors.

— Non.

— Allez.”

Il les lui prit des mains pour les mettre dans la poche de sa veste. Elle tourna la tête vers la vitre, les bras croisés.

Il tendit la main vers elle.

“Arrête. Je n’aime pas ça !” s’exclama-t-elle.

Il gara la voiture devant leur hôtel sur la Deuxième Avenue.

“Tu as tort, tu sais, dit Josh en sortant le paquet de cartes et en le lui agitant devant les yeux.

— Quoi ?

— Quand tu disais que le brouillage du contexte entraîne l’aliénation. Modifier le contexte — par l’appropriation — c’est subversif. Libérateur, même. Il y a des lustres que Walter Benjamin l’a dit.”

Miranda secoua la tête.

“C’est de l’art qu’il parlait, pas des gens.” Elle fit un geste las en direction des cartes. “Ici, il s’agit d’êtres humains. Et les êtres humains n’ont pas besoin qu’on se les approprie.”

PRÉSAGE
 

NASH REMONTA
John Street jusqu’à une petite maison de type bungalow. L’avant-toit dépassait largement la limite de la véranda. Les rideaux de la grande fenêtre côté rue étaient tirés. Il frappa. Pas de réponse.

“Henry ? Je peux entrer ?

— Ouaip.”

Nash pénétra dans la pièce obscure. Ses yeux mirent un peu de temps à s’adapter. Henry, vêtu de sa robe de chambre en flanelle, était allongé sur son canapé. Un plaid portant l’insigne de l’équipe de foot des Seahawks lui couvrait le bas du corps. Ses pieds dépassaient de la couverture. Il avait les ongles épais et jaunis. La peau craquelée de ses chevilles semblait sèche, fatiguée. Lorsque la fin approche, pieds et mains ne mentent pas. Ce sont les parties du corps les plus vieilles.

“J’ai apporté de la bière.”

D’une main décharnée, Henry lui fit signe de la lui donner. Il avait perdu énormément de poids depuis la dernière fois que Nash l’avait vu. Sa tête paraissait disproportionnée. Un duvet gris lui mangeait le menton et le cou. Nash décapsula deux bouteilles, puis s’assit en face de son ami dans une chaise à bascule, en buvant à petites gorgées.

“J’ai l’air d’un mourant, hein ?

— Qu’a dit ton médecin ?”

Henry haussa les épaules.

“On peut toujours essayer ceci ou cela, mais, au final, le cancer a atteint l’os. Arrivé à la moelle, est-ce qu’il peut franchement aller plus loin ?

— J’arrive pas à y croire.

— Mort par outrecuidance.

— Qu’est-ce que tu veux dire par là ?

— Dioxine. Défoliant. On pensait pouvoir tuer tout ce qui pousse, sans qu’il y ait de conséquences humaines.”

Nash inclina la tête, commença une phrase, s’interrompit. Henry regardait une chaîne sportive, le son coupé. Des ados sautaient en parachute ou en snowboard depuis des falaises. Un montage très haché, très rapide. Henry finit sa bière puis alluma une cigarette.

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