La Bible du crime (NON FICTION) (French Edition) (31 page)

BOOK: La Bible du crime (NON FICTION) (French Edition)
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— On a volé ma guillotine !

Les appareils Morse s’affolèrent dans toutes les gares du réseau. Le ministère, alerté, câbla la grâce du condamné, et quand le bourreau eut retrouvé sa machine, force lui fut de rentrer à Paris sans avoir guillotiné personne…

Anatole Deibler entra dans le cabinet du procureur Dalesme avec une heure de retard sur le rendez-vous qu’on lui avait fixé. Une heure complète, perdue à vouloir dépister à travers la ville un photographe qui le suivait mieux que son ombre. Il l’avait retrouvé en haut et en bas de la ville. Il avait beau faire, beau fuir, toujours
l’objectif se braquait sur lui au détour d’une rue. En s’engouffrant dans le palais de justice, il se crut enfin libéré. Infortuné bourreau ! Les reporters l’attendaient dans la salle des pas perdus, qu’il prit le parti de traverser sur toute sa longueur en se masquant la figure à pleine main.

Le procureur essaya d’obtenir de lui le nom de l’hôtel où il était descendu.

Deibler refusa d’en communiquer l’adresse.

— Enfin, trancha le magistrat, si nous avions quelque chose de nouveau, où pourrions-nous vous joindre ?

L’exécuteur répondit placide :

— Ceci me regarde.

D’un air de dire :

— Cela ne regarde personne !

Nous abandonnâmes un instant le bourreau pour nous rendre à 4 km d’Angoulême, au cimetière des suppliciés. Le fossoyeur achevait de creuser la double tombe. Contre un mur étaient posées les bières destinées à recevoir les corps décapités. Martin devait être beaucoup plus petit que Véteau, car le cercueil sur lequel les charpentiers avaient tracé son nom à la craie était beaucoup plus étroit que l’autre.

Nous retrouvâmes Deibler et ses aides confortablement installés à la table d’hôte de l’hôtel
Terminus
. Leur repas s’achevait. À notre vue, ils terminèrent en toute hâte le dernier plat et ils s’empressèrent de gagner leurs chambres.

— Faudra-t-il vous réveiller cette nuit ? questionna le gérant.

— Non, merci, nous avons nos réveils.

En effet, en 1919, un hôtelier d’Albi oublia de les réveiller à temps ; l’exécution dut être remise et cela leur procura tant d’ennuis que, depuis, l’exécuteur et ses aides emportent toujours avec eux trois réveille-matin.

Je ne sais pas si les bourreaux ont le sommeil facile. En tout cas, le mercredi 19 juillet au soir, à peine la nuit fut-elle tombée qu’une animation inaccoutumée régna dans les rues d’Angoulême. Dès 9 heures, des couples munis d’escabeaux, des groupes de jeunes gens en goguette montaient en rangs pressés la rue de la Rampe-des-Prisons. Tout ce beau monde, animé d’une insolente gaieté, se préparait, huit heures d’avance, à voir mourir un homme.

Un préjugé ancré, on ne sait pourquoi, dans l’esprit provincial, veut que les criminels soient guillotinés quarante jours après l’arrêt de mort.

Et, en effet, depuis deux mois, toutes les nuits, la même curiosité malsaine poussait là cette cohue ; tous les soirs, ces gens revenaient hurler sous les murs de la prison ; et leurs cris emplissaient le repos des deux assassins, de cauchemars hallucinants.

Vers les onze heures du soir, je me mêlais à la foule qui entourait la prison d’une marée humaine. Il y avait là des gueux, des prostituées, des femmes portant sur les bras des bébés de dix-huit à vingt mois. On rencontrait même des bourgeois de la ville, en quête d’émotions fortes.

Le greffier du tribunal, qui m’accompagnait, ne pouvait faire un pas sans lever son chapeau ou serrer une main. À chaque minute, la bousculade augmentait. Certains se couchaient sur le bord du trottoir pour tenter d’y dormir une heure ou deux. Ils étaient aussitôt piétinés. Un homme, tenant par la main un gamin de treize ans, lui rabâchait :

— Tu vois, Dédé, voilà où ça mène de se mal conduire !

On eut dit une fête légale. Les cafés s’étaient délibérément octroyé la permission de rester ouverts toute la nuit. Un restaurant coté offrait de grands « dîners » à quatre heures du matin, avec “300 plats à choisir depuis 0 fr. 50”.

Un jeune homme me tirait par le bras.

— Monsieur, je me présente, David Serra, je travaille dans le bâtiment. Si vous désirez voir, il y a là-haut, quelqu’un qui loue un toit.

— Une bonne place ?

— Comme si on y était !...

Soudain la foule s’agita sourdement. Les forces policières arrivaient, sabre au clair, baïonnette au canon. La foule serrait les coudes pour les empêcher d’avancer. Les gardes mobiles chargèrent, puis, par représailles, la population hostile qu’on refoulait se mit à hurler :

— À mort ! À mort les assassins !...

Cette multitude dut bientôt déchanter. Les barrages furent poussés si loin que les curieux perdirent tout espoir d’apercevoir quoi que ce soit, pas même la guillotine, qui allait disparaître
sous les marronniers, très touffus, qui masquent l’entrée de la prison.

En province, M. Deibler trouve souvent de grandes difficultés pour découvrir un loueur de chevaux qui consente à assurer le transfert du fourgon de la gare à la prison, et de la prison au cimetière.

C’est, en général, le troisième aide qui est chargé de cette recherche. Lancé à la poursuite du bourreau au cours de l’après-midi, nous avions négligé ce point. C’était pourtant par ce loueur que nous comptions savoir à quelle heure les exécuteurs quitteraient l’hôtel
Terminus

— Je crois bien, nous dit un employé de la gare, que c’est la maison de transports Delage qui a accepté cette mission.

Nous découvrîmes, non sans peine, cette entreprise de camionnage. Dans la cour, un charretier était en train de seller deux chevaux.

— Ce sont eux qui vont traîner le fourgon ?

— Il paraît…

— Combien le bourreau vous paye-t-il vos services ?

— Cent francs par cheval, à ce qu’on m’a dit…

— À quelle heure vous a-t-il donné rendez-vous ?

— À deux heures du matin, au quai de débarquement…

Il était alors une heure et demie. Nous allâmes donc, sans attendre, nous poster devant l’hôtel
Terminus
. La nuit était tiède et sans lune. L’avenue de la Gare était déserte. On entendait seulement, là-haut, au-dessus de la ville endormie, gronder la populace qui s’écrasait contre les barrages de troupes.

Le gardien de nuit de l’hôtel ne savait absolument rien. Il n’avait l’ordre de réveiller personne. Les cinq exécuteurs n’avaient rempli aucune fiche de garni…

À deux heures précises du matin, dans trois chambres à la fois, trois réveils sonnèrent, emplissant l’hôtel et la rue de leurs carillons échevelés.

C’était le lever du bourreau !

À la façade sombre de l’hôtel, cinq fenêtres s’illuminèrent. Derrière les persiennes, des ombres pressées allaient et venaient. Puis, simultanément, les cinq fenêtres s’éteignirent ; presque aussitôt après, la porte basse de l’hôtel grinça et, l’un après l’autre, les aides sortirent. Deibler apparut le dernier.

Sous les éclairs répétés de nos lampes à magnésium, les cinq hommes, courroucés et inquiets, se hâtèrent vers la gare, et traversant les quais et les voies pour gagner plus vite le quai de débarquement.

Le charretier et les deux chevaux de la maison Delage attendaient depuis dix minutes déjà. Les bêtes furent rapidement attelées, et le fourgon, par les petites ruelles, comme si l’on eût craint de rencontrer des agents de police, se dirigea à grand fracas vers la longue rampe qui monte à la prison.

Trois aides marchaient près de la voiture. Deibler et les deux autres s’étaient enfermés à l’intérieur de la tapissière où ils avaient allumé un quinquet fumeux. De l’avant du fourgon, on les voyait assis tous trois sur l’énorme panier et l’on se demandait quelles pouvaient être les pensées de ces trois hommes isolés avec la machine à couper les têtes ! Le sinistre fourgon n’a rien d’un huit cylindres. Il allait sautillant sur les pavés avec un bruit de vieille ferraille, réveillant les quartiers de la ville qu’il traversait. On avait beau être resté chez soi, la guillotine venait vous relancer à domicile.

— Les voilà !

Une longue rumeur salua l’arrivée des bois de justice devant les barrages. La foule, pour un instant docile, s’écarta avec des applaudissements. On entendit même crier :

— Vive Deibler !

La tapissière vint se ranger contre le mur de la prison. Les aides, ayant revêtu des salopettes beiges, s’éclairant de vieilles lampes à huile, sortirent de la voiture une grande quantité de pièces numérotées. Des pièces qui, sans un coup de marteau, sans un bruit, s’ajustaient entre elles avec la précision des rouages d’une montre.

Rapidement, les deux montants, distants d’une largeur d’épaules, allèrent se perdre dans les branches des marronniers qui garnissaient la place de la prison. Au moyen d’une échelle, un aide coiffa les deux montants du lourd coffret qui contient le déclic. C’est ce que ces messieurs appellent dans leur argot : le “sac de voyage”…

De temps à autre, Deibler se penchait vers ses aides et faisait rectifier la position d’une pièce. Il observait toutes les phases du montage avec des soins infinis. On eût dit un commerçant retiré des affaires en train de surveiller la construction de sa maison de campagne.

Et il avait raison. Pensez ! Si quelque chose avait cloché, si
l’œuvre de mort allait être mal exécutée ? Quel tumulte ! D’abord il perdrait sa place et toute cette foule qui hurlait là-bas l’écharperait peut-être.

L’opération dura une heure. Maintenant, l’ombre terrifiante de la guillotine se projetait sur la porte de la prison. Il ne manquait plus rien que le couperet.

Alors, Deibler se baissa sur un écrin plat et oblong. Il en retira une lame d’acier triangulaire, une petite lame qui tue très adroitement son homme. Il la porta, avec des précautions exagérées, jusqu’à la machine, et il la boulonna sur les quarante kilos de plomb qui coulissent entre les bras de la “Veuve”.

Puis, à grand effort, il hissa ces quarante kilos de mort jusqu’en haut des montants. Le déclic se referma et le couperet se perdit dans le feuillage. Cependant la lame inerte était prête à tuer.

Qui donc a dit qu’on guillotinait à l’aube, parce que le bourreau aimait à voir se lever l’aurore ?

Deibler, lui, son instrument de mort mis au point, retourna se cacher derrière son fourgon, en attendant son heure.

Par instants, d’une main fébrile, il tirait sa montre.

— Allons-y ! murmura-t-il soudain.

Il frappa au judas de la prison et tendit une feuille rose.

“De par la loi,

Ordre est donné à M. l’Exécuteur des Arrêts Criminels, de se saisir du nommé Jean Martin, condamné à la peine de mort par la cour d’assises de la Charente, le 29 mars 1933 ; et du nommé Paul Véteau, condamné à la peine de mort par la même cour, le 30 mars 1933, et de procéder à leur exécution en place publique le 20 juillet 1933, à l’heure légale du lever du jour.”

Tout était en règle. Le bourreau et trois de ses aides entrèrent prendre possession des condamnés. Le quatrième aide resta près de la machine. Désormais, l’attente se transforma en une sourde angoisse qui vous étreignait la gorge.

Le jour se levait peu à peu. Les réverbères s’éteignaient. Surpris par ce changement de lumière, tous les yeux clignaient au matin blafard. Le frisson de la nuit sans sommeil passa sur la foule…

Au greffe, Deibler émarge en deux endroits le livre d’écrous.
On a préparé, pour chacune de ses signatures, des plumes neuves que le gardien chef gardera en souvenir.

Maintenant, les condamnés appartiennent au bourreau. La société s’en est débarrassée. Ils sont déjà civilement morts. L’exécuteur les happe à la sortie de la petite chapelle où l’aumônier, plus pâle qu’eux, vient de leur dire la messe.

Un vieux cérémonial règle les exécutions doubles. Quelle que soit l’horreur du crime, c’est le prisonnier le plus anciennement condamné qui doit mourir le premier. Ce fut donc Jean Martin, l’assassin de M
me
 Lavauzelle, qui fut assis le premier sur l’escabeau du greffe. Deibler ne touche jamais aux condamnés. Il se contente de surveiller la toilette de mort. C’est André Obrecht, le premier aide, qui échancre la chemise avec une paire de larges ciseaux, dont l’acier, toujours froid, fait frissonner les épaules des assassins.

C’est Henri Desfourneaux, le second aide, qui, depuis plus de vingt ans, ligote les condamnés. Il a acquis, dans cette spécialité, un tour de main vraiment remarquable. Il entrave les chevilles, puis les poings, ramenés derrière le dos ; ensuite, il réunit par une cordelette les liens des mains à ceux des jambes, et le condamné ne peut plus que, quoi qu’il fasse, marcher à petits pas et la tête haute, ce qui facilite grandement “l’abattage”. C’est par ce mot trop imagé que ces messieurs désignent la projection du supplicié sur la planche fatale…

— Au premier ! souffle Deibler.

Tandis qu’avec un jet d’eau, les gardiens de prison, écœurés, lavaient le sang qui avait giclé sous leur porche, le fourgon, non sans peine, se frayait un passage parmi la foule qui, déçue de n’avoir rien vu, se rendait à peine compte que c’était fini.

Au petit trot, la tapissière gagna le “champ de navets”. Deux gardes à cheval précédaient la voiture : spectacle sinistre et grotesque. On aurait cru que les gendarmes venaient d’arrêter la roulotte d’un rétameur, en contravention avec la police du roulage. Lorsque le fourgon apparut en vue du cimetière, le gardien des morts sonna la cloche des trépassés et l’on coucha au sol les deux bières de bois blanc apportées la veille dans l’enclos réservé aux suppliciés.

Ici encore, toute une tourbe malsaine de femmes et d’enfants avait grimpé sur les murs et les arbres voisins. Ils assistèrent avec des ricanements à la double inhumation. On ouvrit le panier. Un
aide, à bras-le-corps, saisit la dépouille de Martin qu’il jeta dans un cercueil. Il en fit autant pour Véteau. Restaient les deux têtes. Sans regarder, l’aide lança à la volée la tête de Martin dans la bière de Véteau. Un cri retentit.

— Vous vous trompez de cercueil !

L’aide haussa les épaules. Qu’est-ce que cela pouvait bien faire ? Bon gré, mal gré, le valet de l’exécuteur dut retirer la tête du cercueil de Martin et donner à chaque corps la tête qui lui convenait.

Deibler, accoudé au couvercle du panier, contemplait la scène sans laisser apparaître le moindre signe d’intérêt. Il pensait sans doute que les sections cervicales étaient bien nettes et que sa machine avait fait du bel ouvrage.

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