Le livre des Baltimore (55 page)

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Authors: Joël Dicker

BOOK: Le livre des Baltimore
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— Dans le Yukon? Au Canada?

— Oui. C'est probablement la dernière fois que nous nous voyons, Alex. Elle éclata en sanglots.

— Ne fais pas ça, je t'en supplie !

— Je n'ai pas le choix, dit Woody.

— Bien sûr que si ! Tu peux purger ta peine. Cinq ans, ça passe vite. Tu sortiras avant tes trente ans !

— Je n'ai pas le courage d'affronter la prison. Je ne suis peut-être pas aussi dur que tout le monde l'a toujours pensé. Elle se tourna vers Hillel et le supplia :

— Convaincs-le de renoncer, Hillel.

Hillel baissa les yeux.

— Je pars aussi, Alexandra. Je pars avec Woody. Elle resta atterrée.

— Mais qu'est-ce qui ne tourne pas rond chez vous?

— J'ai commis un crime bien plus grave que celui de Woody, dit Hillel. J'ai détruit ma famille.

— Détruit ta famille? répéta Alexandra qui n'y comprenait plus rien.

— Si Woody en est arrivé là, si ma mère est morte, c'est uniquement à cause de moi. Il est temps que je paie. J'emmène Woody au Canada. C'est ma façon de lui demander pardon.

— Mais pardon de quoi? Je ne comprends rien à ce que vous essayez de me dire.

— Tout ce qu'on essaie de te dire, Alex, c'est adieu. On veut te dire qu'on t'aime. Nous t'aimons comme tu ne pourras jamais nous aimer. C'est peut-être aussi la raison pour laquelle nous partons.

Elle pleurait.

— Ne faites pas ça, je vous en conjure !

— Notre décision est prise, dit Hillel. Notre destin est scellé. Elle s'essuya les yeux.

— Promettez d'y réfléchir cette nuit. Tu ne feras même pas cinq ans de prison, Woody ! Ne gâche pas tout...

— C'est tout réfléchi, répondit Woody. Ils semblaient déterminés tous les deux.

— Est-ce que Marcus sait? finit par demander Alexandra.

— Non, dit Woody. J'ai voulu le lui dire avant, mais nous avons été interrompus par Saul. Je vais lui parler tout à l'heure.

— Non, s'il te plaît. Ne lui dis rien. Je vous en supplie tous les deux, ne lui dites pas !

— Mais c'est Marcus, on ne peut pas le lui cacher !

— Je ne vous demande qu'une dernière faveur. Au nom de notre amitié. N'en parlez pas à votre cousin.

 

Le récit d'Alexandra me bouleversa. J'avais toujours cru que Woody et Hillel ne s'étaient confiés qu'à elle et qu'ils m'avaient volontairement caché leur plan. J'avais toujours cru qu'en partageant leur dernier secret avec elle, ils m'avaient écarté du Gang des Goldman. Mais ils avaient voulu me le dire et Alexandra les en avait empêchés.

— Pourquoi, lui demandai-je, pourquoi les as-tu persuadés de ne rien me dire? Je les aurais empêchés de s'enfuir, je les aurais sauvés !

— Tu n'aurais pas pu les empêcher, Markie. Rien ni personne n'aurait pu les convaincre de renoncer. Je l'ai lu dans leurs regards, et c'est la raison pour laquelle je les ai suppliés de ne rien te dire. Tu serais parti avec eux, Marcus. [e le sais. Tu n'aurais pas abandonné le Gang des Goldman. Tu les aurais suivis, tu te serais retrouvé dans leur cavale, tu aurais fini par te faire tuer. Comme eux. En les suppliant de ne rien te dire, je les ai en fait suppliés de t'épargner. Je savais que tu partirais avec eux, Markie. Je ne voulais pas te perdre. Je ne pouvais pas le supporter. J'ai voulu te sauver. Mais je t'ai perdu quand même.

Après un silence, je murmurai :

— Qu'est-ce qu'Hillel avait pu commettre de si grave pour partir avec Woody? Pour estimer lui devoir pareille réparation?

— Je l'ignore. Mais c'est le genre de questions que tu devrais poser à mon père.

— À ton père?

— Il n'est pas l'homme que tu crois. Et j'ai l'impression qu'il en sait beaucoup, même s'il n'a jamais voulu m'en parler.

— Ton père s'est immiscé dans ma famille. Il a humilié mon oncle en essayant d'épater Woody et Hillel à tout prix.

— Contrairement à ce que tu crois, mon père n'a jamais eu besoin d'épater Woody et Hillel pour exister.

— Et la Ferrari? Et les voyages? Et les week-ends à New York? rétorquai-je.

— C'est moi qui lui ai demandé de faire tout ça, me répondit Alexandra. Mon père aimait beaucoup Woody et Hillel, c'est vrai. Qui ne les aimait pas? Mais s'il a tant fait pour eux, c'était pour nous protéger, toi et moi. Pour nous donner la liberté de vivre notre relation en paix. Il savait qu'en leur prêtant sa voiture, ils partiraient s'amuser et ne s'occuperaient ni de toi ni de moi. C'était la même chose quand il les emmenait voir des matchs des Giants, ou quand il les invitait chez lui. Tu tenais tellement à ce que tes cousins ne soient pas au courant pour toi et moi. Mon père, Marcus, a tout fait pour protéger ton secret. Il n'y a jamais eu de compétition avec Saul. La compétition qu'a vécue ton oncle, c'était contre lui-même. Tout ce que mon père a fait, c'est tenir tes cousins loin de nous. Et c'était ton souhait.

Je restai abasourdi.

Elle reprit :

— J'ai quitté Kevin il y a deux semaines, Marcus. A cause de toi. Il est venu ici sans m'avertir. Il voulait me faire une surprise. Quand il a frappé à la porte de ma chambre d'hôtel, j'ai d'abord cru que c'était toi. Je ne sais pas pourquoi. J'ai été tellement déçue quand je l'ai vu dans le judas. J'ai compris que je devais être honnête avec lui et le quitter. Il mérite de trouver quelqu'un qui l'aime vraiment. Quant à toi, Marcus, je ne peux plus continuer à t'attendre. Tu es un être génial, c'est avec toi que j'ai passé les plus belles années de ma vie et c'est grâce à toi que je suis devenue celle que je suis. Mais à force de ressasser le passé, tu ne te rends pas compte de ce qui était évident pour moi depuis toujours.

— Quoi donc?

— Les Goldman-de-Montclair, c'étaient eux les meilleurs.

 

Le lendemain de ma conversation avec Alexandra, je pris le premier vol pour New York. Je devais impérativement parler avec Patrick Neville.

J'arrivai à son immeuble dans la matinée. Il était déjà parti travailler. Le portier m'autorisa à l'attendre et je ne bougeai pas du canapé du hall de toute la journée, ne m'absentant que pour aller chercher à manger ou me rendre aux toilettes. Il était dix-huit heures quand il finit par arriver. Je me levai. Il me fixa un moment, puis il sourit, plein de bonté, et me dit : « Depuis le temps que je t'attendais. »

Il me fit monter chez lui, me prépara du café. Nous nous installâmes dans sa cuisine. C'était étrange d'être ici : c'était la première fois que je revenais depuis la mort de Tante Anita.

— Je vous demande pardon, Patrick.

— Pourquoi?

— Pour la scène que je vous ai faite après l'enterrement de ma tante.

— Bah, c'est oublié depuis longtemps. Marcus, il faut avant tout que tu saches que je n'ai jamais eu d'aventure avec ta tante.

— Que s'est-il passé alors, le soir où elle était chez vous? Et pourquoi était-elle chez vous?

— Elle venait de quitter ton oncle.

— Ça, je le sais.

— Mais tu ne sais pas pourquoi. Si elle est venue chez moi, ce soir-là, c'était pour me demander mon aide. Elle voulait que je vienne en aide à Woody et Saul.

— Woody et Saul?

— Quelques mois plus tôt, Woody avait été renvoyé de l'équipe de football de Madison.

— Oui, je m'en souviens.

— La version officielle était une déchirure des ligaments qui l'empêchait de jouer. Ton oncle et ta tante sont immédiatement venus à Madison. Woody ne voulait rien leur dire, mais moi, je leur ai révélé la vérité. Je leur ai dit que Woody avait été contrôlé positif au Talacen. Si ta Tante est venue me trouver à New York en ce 14 février 2002, c'est parce qu'elle venait de faire deux découvertes qui l'avaient bouleversée.

Voilà comment, dix ans après les faits, Patrick me révéla enfin ce qui s'était passé ce jour de la Saint-Valentin.

 

Tante Anita avait pris congé de l'hôpital afin de préparer une soirée en amoureux pour elle et son mari. En début d'après-midi, elle partit faire quelques courses au supermarché d'Oak Park. Elle en profita pour s'arrêter à la pharmacie.

Le gérant, qu'elle connaissait bien, après l'avoir servie, lui réclama l'ordonnance qu'il attendait depuis des mois.

— Quelle ordonnance? demanda-t-elle.

— L'ordonnance pour le Talacen, lui répondit le pharmacien. Votre fils en a pris plusieurs boîtes cet automne. Il a dit que vous apporteriez une ordonnance.

— Mon fils? Hillel?

— Oui, Hillel. Comme je vous connais bien, j'ai accepté Pour lui rendre service. En principe, je ne fais jamais ça Il me faut cette ordonnance, docteur Goldman.

Elle se sentit défaillir. Elle promit de revenir avec une ordonnance avant la fin de la journée et rentra chez elle. Elle eut envie de vomir, elle crut à un cauchemar. Hillel avait-il acheté du Talacen à la demande de Woody? Ou le lui avait-il fait ingérer à son insu?

Le téléphone sonna. Elle décrocha. C'était la banque À propos du remboursement de l'hypothèque de la maison d'Oak Park. Anita dit que c'était une erreur: l'hypothèque avait été remboursée depuis longtemps. Mais son interlocuteur reprit : « Madame Goldman, vous avez contracté une nouvelle hypothèque en août. Votre mari m'a apporté de documents signés de votre main. La maison a été hypothéquée pour six millions de dollars. »

Oncle Saul avait financé le stade en faisant un emprunt de six millions de dollars. La maison d'Oak Park avait été sacrifiée pour réparer son ego blessé.

Elle se laissa envahir par la panique. Elle fouilla le bureau de son mari et toutes ses affaires personnelles.

Dans le sac de sport qu'il utilisait pour jouer au tennis, elle découvrit des documents comptables qu'elle n'avait encore jamais vus.

Tante Anita téléphona aussitôt à Oncle Saul. Ils eurent une violente dispute au téléphone. Elle lui dit qu'elle ne pouvait plus le supporter, qu'elle le quittait. Elle prit sa voiture, emportant les documents comptables avec elle, et roula au hasard. Elle finit par téléphoner à Patrick Neville pour lui demander de l'aide. Elle était dans un état de détresse totale et il lui proposa de venir à New York.

Ce soir-là, Patrick avait prévu un dîner en tête à tête avec une jeune femme qui travaillait avec lui et qui lui plaisait. Il décommanda. Lorsque Tante Anita vit le champagne sur la table, elle regretta de déranger Patrick le soir de la Saint-Valentin. Il insista pour qu'elle reste. « Vous n'allez nulle part, lui dit-il. Je ne vous ai jamais vue aussi bouleversée. Vous allez me dire ce qui se passe. »

Elle raconta tout: le Talacen et l'hypothèque. Si c'était Hillel qui avait dopé Woody à son insu, elle voulait que Patrick intervienne auprès de l'université pour que Woody soit réhabilité. Elle espérait pouvoir encore sauver sa carrière. Elle voulait aussi que Patrick puisse trouver un moyen de mettre un terme au contrat qui liait Saul et l'université, récupérer ce qui pouvait l'être de leur argent et sauver leur maison.

Elle lui montra ensuite les documents qu'elle avait emportés avec elle. Patrick les étudia attentivement : cela ressemblait furieusement à une comptabilité falsifiée.

— On dirait que Saul détourne de l'argent du cabinet sur l'un de ses comptes. Il le camoufle ensuite en modifiant les totaux des factures de ses clients.

— Mais pourquoi ferait-il une chose pareille?

— Pour éponger un emprunt trop important, qu'il a peut-être de la peine à rembourser.

Patrick proposa ensuite à Anita de dîner. Il lui dit qu'elle pouvait rester chez lui autant qu'elle le voulait. Puis, soudain, le téléphone sonna : c'était le portier. Woody était là, il voulait monter. Patrick demanda à Anita de se cacher dans une des chambres. Woody arriva à l'appartement.

La suite était connue.

 

Lorsque Patrick eut fini de parler, je restai sans voix pendant un long moment, complètement sonné. Et je n'étais pas au bout de mes surprises. Car Patrick me confia ensuite qu'il avait parlé avec Hillel du Talacen. Il était allé le trouver à Madison et l'avait obligé à tout lui raconter.

Hillel avait expliqué que le soir du 14 février, Woody et lui avaient eu une dispute terrible. Woody avait découvert le reliquat de Talacen caché au fond d'une armoire. Hillel n'avait pas jugé bon de s'en débarrasser.

— Tu as dopé Woody à son insu? s'était désespéré Patrick.

— Je voulais qu'il soit chassé de l'équipe de football. Je m'étais renseigné sur les produits interdits, et le Talacen était le plus simple à obtenir. Je n'ai plus eu qu'à mélanger les comprimés avec les protéines et les compléments alimentaires que Woody prenait.

— Mais pourquoi avoir fait une chose pareille?

— J'étais dévoré par la jalousie.

— Tu étais jaloux de Woody?

— Il était le préféré de mes parents. C'était évident. Il récoltait toute l'attention. Je l'ai réalisé lorsque nous avons été séparés et que j'ai dû aller à
l'école spéciale.
Mes parents m'ont éloigné de Baltimore. Mais ils ont gardé Woody près d'eux. Papa lui a appris à conduire, il l'a poussé à faire du foot, il l'a emmené voir les matchs des Redskins. Et moi, pendant ce temps, j'étais où? À une heure de route, coincé dans cette école de merde ! Il m'a pris mes parents, puis il a pris mon nom. À l'université, il a décidé de se faire appeler Goldman. Il a obtenu la bénédiction de mes parents pour faire inscrire notre nom sur son maillot. Il était désormais le Grand Goldman, le champion de football. Il nous devait tout, nous l'avions sorti de la rue. Depuis toujours, quand on lui demandait qui il était, il disait: je suis le copain d'Hillel Goldman. J'étais sa référence. Mais voilà qu'à l'université on me disait en entendant mon nom : « Goldman? Comme Woody, le joueur de l'équipe de football? » Je ne voulais plus le voir jouer, je ne voulais plus entendre son nom de faux-Goldman. J'ai décidé d'agir à la fin de l'été qui a suivi la mort de mon grand-père. En mettant de l'ordre dans ses affaires, j'ai trouvé son testament. Mon père nous avait dit que, selon les volontés de Grand-père, Woody, Marcus et moi, nous partagerions 60 000 dollars. C'était un mensonge. Dans les volontés de mon grand-père, Woody n'apparaissait pas. Mais mon père, pour ne pas faire de peine à Woody, son chouchou, a décidé de l'inclure d'autorité. Woody prenait trop de place, je devais faire quelque chose.

 

Ce fut un choc terrible.

Hillel avait été celui qui avait détruit la carrière de Woody. C'était à cause de lui que, à la suite de leur dispute, Woody s'était rendu chez Patrick Neville le soir du 14 février, était tombé nez à nez avec Tante Anita, et qu'elle était morte.

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