Le livre des Baltimore (54 page)

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Authors: Joël Dicker

BOOK: Le livre des Baltimore
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— C'est un cauchemar, Marcus. Un cauchemar. Il s'asseyait sur le lit et attrapait le téléphone pour appeler la réception.

— Tu restes combien de temps? me demandait-il.

— Autant que tu veux.

J'entendais un employé répondre à l'autre bout du fil et Oncle Saul dire : « Mon neveu est là, il me faudrait une autre chambre, s'il vous plaît. » Puis il se tournait vers moi et me disait :

— Pas plus longtemps que le week-end. Tu dois avancer dans ton livre, c'est important.

Je ne comprenais pas pourquoi il ne rentrait pas chez lui. Puis, au début de l'été, un jour où j'allai faire un tour à Oak Park, à la recherche d'inspiration pour mon livre, je découvris avec horreur un camion de déménagement devant la maison des Baltimore. Une nouvelle famille y emménageait. Je trouvai le mari occupé à diriger deux costauds qui déplaçaient un panneau.

— Vous louez? lui demandai-je.

— J'ai acheté, me répondit-il. Je retournai aussitôt au Marriott.

— Tu as vendu la maison d'Oak Park?

Il me regarda tristement :

— Je n'ai rien vendu, Markie.

— Il y a pourtant une famille en train d'emménager à l'intérieur et qui affirme avoir acheté la maison.

Il répéta :

— Je n'ai rien vendu. La banque me l'a saisie. J'en fus complètement abasourdi.

— Et les meubles?

— J'ai tout fait débarrasser, Markie.

Dans la foulée, il m'annonça qu'il était sur le point de vendre la maison des Hamptons pour avoir des liquidités, et qu'il allait également se défaire de la Buenavista, et utiliser le capital pour aller s'offrir une nouvelle vie et une nouvelle maison ailleurs.

— Tu vas quitter Baltimore? demandai-je, incrédule.

— Je n'ai plus rien à faire ici.

De la grandeur des Goldman-de-Baltimore, de ce qu'ils avaient été, il ne resterait bientôt plus rien. Ma seule parade à la vie, c'était mon livre.

 

Grâce aux livres,

Tout était effacé

Tout était oublié.

Tout était pardonné.

Tout était réparé.

 

À mon bureau de Montclair, je pouvais revivre éternellement le bonheur des Baltimore. Au point que je ne voulais plus quitter ma pièce, et s'il me fallait vraiment m'absenter, j'étais encore plus excité de les retrouver à mon retour.

Et quand je retournais au Marriott, à Baltimore, je détour-riais l'attention d'Oncle Saul de sa télévision en lui parlant du livre que j'écrivais. Il s'y intéressait au plus haut point, n'en parlait sans cesse, voulait savoir comment j'avançais et ;'il pourrait bientôt en lire un extrait.

— De quoi parle ton roman? m'interrogeait-il.

— C'est l'histoire de trois cousins.

— Les trois cousins Goldman?

— Les trois cousins Goldstein, le corrigeais-je. Dans les livres, ceux qui ne sont plus se retrouvent et s’étreignent.

 

Je passai dix mois à raccommoder les plaies de mes cousins en réécrivant notre histoire. Je terminai le roman les cousins Goldstein à la veille de Thanksgiving 2005, soit me année exactement après le Drame.

Dans la scène finale du roman des Goldstein, Hillel et Woody descendaient en voiture de Montréal vers Baltimore. Ils s'arrêtaient dans le New Jersey pour me prendre et nous continuions la route ensemble. À Baltimore, dans une magnifique maison illuminée, le couple insubmersible d'Oncle Saul et Tante Anita attendait notre retour.

48.

Durant cet été 2012, grâce à la magie du roman, je les retrouvai comme je l'avais déjà fait sept ans plus tôt.

Une nuit, vers deux heures du matin, ne parvenant pas à trouver le sommeil, je m'installai sur la terrasse. Malgré la nuit, il faisait une chaleur tropicale, mais j'étais bien dehors, bercé par le chant des grillons. J'ouvris mon cahier et je me mis à écrire son nom. Il n'en fallut pas plus pour qu'elle apparaisse devant moi.

— Tante Anita, murmurai-je.

Elle me sourit et posa avec tendresse ses mains sur mon visage.

— Tu es toujours aussi beau, Markie. Je me levai et l'enlaçai.

— Ça fait tellement longtemps, lui dis-je. Tu me manques terriblement.

— Toi aussi, mon ange.

— J'écris un livre sur vous. Un livre sur les Baltimore.

— Je sais, Markie. Je suis venue te dire qu'il faut que tu arrêtes de te torturer avec le passé. D'abord le livre de tes cousins, maintenant le livre des Baltimore. Il est temps que tu écrives le livre de ta vie. Tu n'es responsable de rien, et il n'est rien que tu aurais pu faire. Quant au coupable, s'il en faut un, des chaos de nos vies, ce n'est que nous, Marcus. Nous seuls. Chacun est responsable de sa vie. Nous sommes responsables de ce que nous sommes devenus. Marcus, mon neveu, mon chéri, rien, m'entends-tu, rien de tout cela n'est de ta faute. Et rien de tout cela n'est de la faute d'Alexandra. Tu dois laisser partir les fantômes.

Elle se leva.

— Où vas-tu? demandai-je.

— Je ne peux pas rester.

— Pourquoi?

— Ton oncle m'attend.

— Comment va-t-il?

Elle sourit.

— Il va très bien. Il dit qu'il a toujours su que tu écrirais un livre sur lui.

Elle sourit, me fit un signe de la main et disparut dans l'obscurité.

49.

À sa parution en 2006, le succès phénoménal de mon livre me rendit mes deux cousins. Ils étaient partout : dans les librairies, dans les mains des lecteurs, dans les bus, dans les métros, dans les avions. Ils m'accompagnèrent fidèlement à travers le pays durant toute la tournée promotionnelle qui suivit la parution du roman.

Je n'avais plus jamais eu de contact avec Alexandra. Mais je l'avais revue un nombre incalculable de fois sans qu'elle le sache. Sa carrière avait pris un envol spectaculaire. Pendant l'année 2005, son premier disque avait continué sa progression dans les classements, atteignant, au mois de décembre, le million et demi d'exemplaires vendus, et son titre phare avait terminé à la première place des Charts américains. Sa notoriété avait rapidement explosé. L'année de la publication de mon livre fut celle de la sortie du deuxième album d'Alexandra. C'était pour elle le triomphe absolu. Public et critiques étaient conquis.

Je n'avais jamais cessé de l'aimer. Je n'avais jamais cessé de l'admirer. J'allais régulièrement la voir en concert. Tapi dans l'obscurité de la salle, anonyme parmi des milliers d'autres spectateurs, je bougeais mes lèvres en même temps que les siennes pour réciter les paroles de ses chansons que je connaissais par coeur, pour la plupart écrites dans notre petit appartement de Nashville. Je me demandais si elle y vivait encore. Certainement pas. Elle avait sûrement emménagé dans la banlieue aisée de Nashville, là où, à l'époque, nous allions ensemble admirer les maisons en nous demandant laquelle nous habiterions un jour.

Avais-je des remords? Évidemment. J'en crevais. En la voyant sur scène, je fermais les yeux pour n'entendre plus que le son de sa voix, et dans ma tête je retournais des années en arrière. Nous étions sur le campus de l'université de Madison et elle me tirait par la main. Je lui demandais :

— T'es sûre que personne ne va nous voir?

— Mais non ! Allez, viens je te dis !

— Et Woody et Hillel?

— Ils sont à New York, chez mon père. T'inquiète.

Elle ouvrait la porte de sa chambre et me poussait à l'intérieur. Le poster était là, contre le mur. Comme à Montclair. Loué soit Tupac, notre éternel entremetteur. Je la jetais sur le lit, elle éclatait de rire. Nous nous blottissions l'un contre l'autre et elle murmurait en attrapant mon visage entre ses mains :

— Je t'aime, Markikette Goldman.

— Je t'aime, Alexandra Neville.

 

En cette année 2006, Oncle Saul venait d'emménager dans la maison de Coconut Grove, achetée grâce à la vente de la Buenavista, et j'avais commencé à venir régulièrement à Miami.

Oncle Saul vivait très confortablement de l'argent de la vente de la maison des Hamptons, qu'il avait converti en actions extrêmement profitables. Pour s'occuper, il participait à différents clubs de lecture, assistait à toutes les conférences d'une librairie proche et s'occupait de ses manguiers et ses avocatiers.

Mais cela n'allait pas durer longtemps. Comme pour beaucoup d'autres, la tranquillité financière de mon oncle s'arrêta net en octobre 2008, lorsque l'économie mondiale fut secouée par la crise dite des
subprimes.
Les marchés s'effondrèrent. Les banques d'investissement et les fonds spéculatifs s'écroulèrent les uns après les autres, perdant l'argent de tous leurs clients. Du jour au lendemain, des gens jusqu'alors riches n'avaient plus rien. Ce fut le cas de mon oncle Saul. Le 1 er octobre 2008, son portefeuille d'actions était valorisé à 6 millions de dollars, la valeur de la vente de sa maison des Hamptons. A la fin du même mois, il ne valait plus que 60 000 dollars.

Je l'appris en venant lui rendre visite au début de novembre, pour la période de Thanksgiving – que ni lui ni moi ne fêtions plus. Je le découvris aux abois. Il n'avait plus rien. Il avait vendu sa voiture et roulait désormais dans une vieille Honda Civic en fin de carrière. Il comptait chacun de ses dollars. Il avait voulu vendre la maison de Coconut Grove, mais elle ne valait plus rien.

— Je l'ai payée 700 000 dollars, avait-il dit au courtier venu l'évaluer.

— Il y a un mois, vous l'auriez vendue avec une plus-value, avait répondu son interlocuteur. Mais aujourd'hui, c'est fini. L'immobilier s'est complètement effondré.

J'avais proposé à Oncle Saul de l'aider. Je savais que Grand-mère et mes parents avaient fait de même. Mais il n'avait pas l'intention de se morfondre ni de se laisser décourager par la vie. Et je compris que c'était pour cette raison que je l'admirais : pas pour sa situation financière ou sociale, mais parce qu'il était un battant extraordinaire. Il avait besoin de gagner sa vie et il se mit en quête de n'importe quel emploi.

Il trouva un job de serveur dans un restaurant branché de South Beach. C'était un travail pénible et physiquement difficile pour lui, mais il était prêt à tout surmonter. Sauf les humiliations qu'il subissait de la part de son patron, qui lui criait sans cesse : « Tu es trop lent, Saul ! », « Dépêche-toi, les clients attendent ! » Il était arrivé qu'il brise une assiette dans sa précipitation, retenue ensuite sur son salaire. Un soir où il fut poussé à bout, il démissionna sur-le-champ, jeta son tablier par terre et s'enfuit du restaurant. Il erra à travers les rues piétonnes de Lincoln Road Mall, et finit sur un banc, en sanglots. Personne ne lui prêta attention, sauf un immense Noir qui se promenait en chantant et qui fut touché par sa détresse. « Je m'appelle Sycomorus, lui dit l'homme. Ça n'a pas l'air d'aller fort... » Sycomorus, qui travaillait déjà au Whole Foods de Coral Gables, parla à Faith d'Oncle Saul, et Faith lui trouva un poste aux caisses du supermarché.

50.

Dans le calme de Boca Raton, mon nouveau livre avançait au fil des semaines.

Avais-je, en cet été 2012, invité les Baltimore dans mon esprit pour revivre notre passé ou pour parler d'Alexandra?

Leo continuait de suivre l'évolution de mon travail. Je le laissais lire mes pages au fur et à mesure. Au début du mois d'août, il me demanda :

— Pourquoi ce livre, Marcus? N'aviez-vous pas déjà écrit votre premier roman à propos de vos cousins?

— Celui-ci est différent, expliquai-je. C'est le livre des Baltimore.

— Le livre est peut-être différent, mais au fond, rien n'a changé pour vous, me dit Leo.

— Que voulez-vous dire?

— Alexandra.

— Oh, pitié ! Vous n'allez pas vous mêler de ça !

— Vous voulez mon avis?

— Non.

— Je vais vous le donner quand même. Si les Baltimore étaient encore de ce monde, Marcus, ils vous diraient qu'il est temps d'être heureux. Que ce n'est pas trop tard. Allez la retrouver, demandez-lui pardon. Reprenez votre vie ensemble. Vous n'allez pas passer toute votre vie à attendre ! Vous n'allez pas passer toute votre vie à aller voir ses concerts et à vous demander ce que vous auriez pu devenir ! Appelez-la. Parlez-lui. Au fond de vous, vous savez qu'elle n'attend que ça.

— Il est trop tard, dis-je.

— Il n'est pas trop tard, Marcus ! martela Leo. Il n'est jamais trop tard.

— Je continue à penser que si Alexandra m'avait révélé ce que mes cousins s'apprêtaient à faire, ils seraient encore là aujourd'hui. Je les en aurais empêchés. Ils seraient en vie. Je ne sais pas si je pourrai jamais lui pardonner.

— S'ils n'étaient pas morts, me dit Leo d'un ton grave, vous ne seriez jamais devenu écrivain. Ils devaient s'en aller pour que vous puissiez vous accomplir.

Il quitta la pièce, me laissant à mes réflexions. Je refermai mon cahier. Devant moi, il y avait cette photo de nous quatre, qui ne me quittait plus.

Je pris mon téléphone et je l'appelai.

C'était la fin de la journée à Londres. Je sentis à la façon dont elle répondit qu'elle était heureuse que je lui téléphone.

— Alors, il t'a fallu tout ce temps pour m'appeler, me dit-elle. J'entendis du bruit derrière elle.

— Est-ce que je te dérange? demandai-je. Je peux te rappeler plus tard, si tu veux.

— Non pas du tout. Je suis à Hyde Park. Je viens tous les jours ici après ma journée de studio. Il y a ce petit café au bord du lac, c'est un endroit très apaisant.

— Comment va ton disque?

— Ça avance bien. Je suis contente du résultat. Comment va ton livre?

— Bien. C'est un livre à propos de nous. À propos de mes cousins. À propos ce qui s'est passé.

— Et comment se termine ton livre?

— Je ne sais pas. Je ne l'ai pas encore fini. Il y eut un silence, au bout duquel elle dit :

— Ça ne s'est pas passé comme tu le penses, Marcus. Je ne t'ai pas trahi. J'ai voulu te protéger.

Et c'est ainsi qu'elle me raconta ce qui s'était passé le soir du 24 octobre 2004, lors de la dernière soirée de liberté de Woody.

Ce soir-là, elle était partie se promener dans Oak Park avec Hillel et Woody, alors qu'Oncle Saul et moi étions en train de préparer le barbecue.

— Alex, lui dit Woody, il y a quelque chose que tu dois savoir. Je n'irai pas en prison demain. Je vais m'enfuir.

— Quoi? Woody, tu es fou !

— Au contraire. Tout est prévu. Une nouvelle vie m'attend dans le Yukon.

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