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Authors: Robert Merle

Tags: #Science Fiction

Malevil (13 page)

BOOK: Malevil
2.14Mb size Format: txt, pdf, ePub
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— Si tu veux dire du point de vue de la température, non. Elle a baissé.

— Il y a un autre point de vue ?

— Bien sûr. Les retombées.

Je le regardai. Je n’avais pas pensé aux retombées. Je notai aussi que Thomas ne nourrissait aucun doute sur la nature de l’événement.

— Alors, dis-je, vaut-il mieux attendre ?

Thomas haussa les épaules. Son visage était sans vie et sa voix, morne.

— Les retombées, il peut y en avoir dans un mois, deux mois, trois mois...

— Alors ?

— Si tu me permets d’aller prendre le compteur de Geiger de ton oncle dans ton armoire, on va en avoir le coeur net. Du moins pour le moment.

— Mais tu vas t’exposer !

Son visage resta aussi immobile qu’un bloc de pierre.

— Tu sais, dit-il de la même voix terne et mécanique, de toute façon, nos chances de survie sont très limitées. Ni flore, ni faune, ça ne peut pas durer bien longtemps.

— Plus bas, dis-je en remarquant que, sans oser s’approcher, les compagnons paraissaient prêter l’oreille.

Sans un mot, je sortis de ma poche la clef de mon armoire et la lui tendis. Aussitôt, avec lenteur, Thomas enfila son imperméable et mit son casque de motocycliste, ses grosses lunettes étanches et ses gants. Ainsi équipé, il avait l’air assez effrayant, l’imperméable et le casque étant noirs.

— C’est une protection ? dis-je d’une voix éteinte, en le touchant de la main.

Ses yeux derrière les verres restèrent mornes, mais une légère moue passa sur ses traits figés.

— Disons que ça vaut quand même mieux que d’être torse nu.

Dès qu’il fut parti, Meyssonnier s’approcha de moi.

— Qu’est-ce qu’il va faire ? dit-il à voix basse.

— Mesurer la radioactivité.

Meyssonnier me regarda de ses yeux creux. Ses lèvres tremblaient.

— Il pense que c’est une bombe ?

— Oui.

— Et toi ?

— Moi aussi.

— Ah, dit Meyssonnier et il se tut.

Il n’y eut rien d’autre que ce « ah » et ce silence. Il ne cillait même pas, il gardait les yeux baissés. Son long visage était cireux. Je jetai un coup d’oeil de côté à Colin et Peyssou. Ils nous regardaient, mais ils ne s’approchaient pas de nous. Partagés entre la soif de savoir et la terreur d’apprendre le pire, ils étaient comme paralysés. Leur visage paraissait sans expression.

Thomas revint dix minutes plus tard, les écouteurs aux oreilles et le compteur de Geiger au bout du bras. Il dit d’une voix brève :

— Négatif dans la première enceinte. Pour le moment.

Puis il s’agenouilla devant Germain et promena son compteur sur son corps.

— Négatif aussi.

Je me tournai vers nos compagnons et je dis sur un ton d’autorité :

— Thomas et moi, nous allons monter sur le donjon pour nous faire une idée de ce qui s’est passé. Ne bougez pas d’ici. Nous serons de retour dans quelques minutes.

Je m’attendais aux protestations des trois autres, mais il n’y eut rien de ce genre. Ils étaient dans cet état de stupeur, de prostration et de désarroi où n’importe quel ordre donné sur un ton de commandement est aussitôt accepté. J’étais sûr qu’ils ne bougeraient pas de la cave.

Dès qu’on atteignit la petite cour circonscrite par le donjon, le pont-levis et le logis Rennaissance, Thomas me fit signe d’arrêter et recommença à promener son compteur sur le sol, méthodiquement. Je le regardai faire, la gorge sèche, sans quitter l’entrée de la cave. La chaleur aussitôt m’enveloppa, bien plus élevée, en fait, que celle qui régnait dans la cave. Je ne sais pourquoi, pourtant, je ne songeai pas à m’en assurer en jetant un regard au thermomètre que j’avais emporté.

Le ciel était gris et plombé, la luminosité très faible. Je regardai ma montre : 9 heures 10. Hébété, l’esprit cotonneux, je me demandai vaguement si nous étions au crépuscule du jour J, ou au lendemain matin. Question absurde, je m’en aperçus après un effort de réflexion qui me parut très douloureux : à Pâques, à 9 heures du soir, il faisait déjà nuit. Il s’agissait donc bien du matin de J2 : nous avions passé dans cette cave un jour et une nuit.

Au-dessus de nos têtes, je ne voyais ni bleu ni nuages, mais une chape gris sombre, uniforme, qui paraissait nous enfermer comme sous un couvercle. Le mot couvercle rend tout à fait bien l’impression de pénombre, de pesanteur et d’étouffement que le ciel me donnait. Je levai les yeux. À vue de nez, le château n’avait pas souffert, sauf que dans la partie du donjon qui dépassait de peu le sommet de la falaise, les pierres avaient roussi.

La sueur recommença à ruisseler sur mon visage et je m’avisai, enfin, de consulter le thermomètre. Il marquait plus cinquante. Sur les pavés centenaires où Thomas promenait son compteur, il y avait des cadavres d’oiseaux à demi carbonisés, pies et pigeons. C’était les hôtes habituels du donjon et je me plaignais parfois du roucoulement des pigeons et des criailleries des pies. Je n’aurais plus lieu de m’en plaindre. Tout était silence, sauf très loin, perceptible seulement quand je prêtais l’oreille, une suite ininterrompue de craquements et de sifflements.

— Négatif, dit Thomas en revenant vers moi, le visage couvert de sueur.

Je le compris, mais je ne sais pourquoi, sa brièveté de parole m’agaça. Il y eut un silence, et comme il ne bougeait pas, ayant l’air de prêter l’oreille d’un air attentif, je repris avec impatience :

— On continue ?

Thomas regarda le ciel sans répondre.

— Eh bien, allons-y, dis-je avec une irritation que j’avais du mal à contenir. Cette irritation, je crois, elle était due à l’extrême fatigue, à l’angoisse et à la chaleur. Écouter les gens, leur parler et même seulement les regarder, tout était pénible. J’ajoutai :

— J’ai des jumelles, je vais passer les prendre.

Il régnait dans ma chambre, au deuxième étage du donjon, une chaleur abominable, mais tout, me semblait-il, était intact, sauf le plomb dans lequel les petits carreaux de la fenêtre étaient sertis et qui, par endroits, avait coulé à l’extérieur sur le verre. Tandis que je cherchais mes jumelles successivement dans tous les tiroirs de la commode, Thomas décrocha le combiné du téléphone et le portant à son oreille, abaissa le levier à plusieurs reprises. La sueur coulant sur mes joues, je lui jetai un méchant regard, comme si je lui reprochais de m’avoir donné une brève lueur d’espoir par sa tentative.

— Mort, dit-il.

Je haussai les épaules avec colère.

— Il fallait pourtant bien vérifier, dit Thomas avec ce qui ressemblait presque à un mouvement d’humeur.

— Les voilà, dis-je, un peu honteux.

Et pourtant, je me sentais incapable de maîtriser l’espèce d’hostilité hargneuse et impuissante que j’éprouvais pour mes semblables. Je suspendis par leur courroie mes jumelles autour de mon cou et je commençai à gravir, Thomas sur mes talons, le dernier étage de l’escalier à vis. La température y était étouffante. Je trébuchai plusieurs fois sur les marches de pierre usées, je me rattrapai à la rampe de la main droite et ma paume recommença à me cuire. Les lorgnettes bringuebalaient sur ma poitrine. Le poids de la courroie sur ma nuque me paraissait intolérable.

Quand on débouchait à l’air libre de l’escalier à vis du donjon, on ne voyait rien, un mur carré s’élevant tout autour de la terrasse à deux mètres cinquante environ du sol. Les marches de pierre sans contremarches qui saillaient du mur vous conduisaient à un parapet large d’un mètre, mais sans garde-corps. C’est ce parapet, d’où se découvrait un vaste horizon, que l’oncle trouvait dangereux pour moi quand j’avais douze ans.

Je m’arrêtai pour souffler. Pas de ciel. La même chape de plomb grisâtre s’étendait jusqu’à l’horizon. L’air était véritablement brûlant et mes genoux tremblaient tandis que je montais les dernières marches avec effort, la respiration courte et la sueur dégouttant de mon front sur la pierre. Je ne montai pas sur le parapet. J’étais trop peu sûr de mon équilibre. Je me tins debout sur la dernière marche et Thomas, sur l’avant-dernière.

Je jetai un regard circulaire et je restai stupide. Je dus chanceler, car je sentis le bras de Thomas peser sur mon dos et me plaquer contre le mur.

Ce que je vis d’abord, je n’eus pas besoin de jumelles pour le voir. Les
Sept Fayards
achevaient de brûler. Des toitures effondrées, des fenêtres et des portes, on ne voyait plus rien. Seuls étaient encore debout des pans de murs noircis, dressés sur le gris du ciel avec çà et là un moignon d’arbre qui émergeait de terre comme un pieu. Il n’y avait pas un souffle de vent. Une fumée noire, épaisse, sortait des ruines à la verticale, et de place en place, on voyait des flammes rouges courir en ligne continue près du sol, s’élevant et s’abaissant comme si elles mijotaient. Un peu plus loin sur ma droite, j’eus du mal à reconnaître Malejac. Le clocher avait disparu. La Poste aussi. Elle était d’ordinaire bien reconnaissable, car elle dressait sa laide bâtisse à un étage au premier plan sur la route à flanc de coteau qui mène à La Roque. Tout le village avait l’air d’avoir été aplati d’un coup de poing et disséminé à ras de terre. Plus un feuillage. Plus un toit de tuiles. Tout était couleur de cendre, noir et gris, sauf quand une brève langue de flamme surgissait pour mourir, elle aussi, presque aussitôt.

Je portai les jumelles à mes yeux et les ajustai, les mains tremblantes. Colin et Meyssonnier avaient leur maison, le premier dans le bourg, le second un peu en dehors, sur la pente qui descend vers les Rhunes. Je ne trouvai pas trace de la première, mais j’identifiai la seconde à un pignon qui restait debout. De la ferme de Peyssou et des belles sapinettes qui l’entouraient, il ne restait rien qu’un petit monticule noirâtre sur le sol.

J’abaissai mes jumelles et je dis à voix basse :

— Plus rien.

Thomas inclina la tête sans répondre.

J’aurais dû dire plus personne, car il était évident, au premier coup d’oeil qu’à part notre petit groupe, tout le pays alentour était mort avec tous ses habitants. La vue qu’on avait du haut du donjon, je la connaissais bien, et depuis longtemps. Quand l’oncle m’avait pour la première fois prêté ses jumelles, j’avais passé un bon après-midi avec ceux du
Cercle
couché sur le parapet (je sens encore la bonne chaleur de la pierre sur mes cuisses nues) à identifier toutes les fermes nichées dans les coteaux. Et tout cela, bien sûr, avec un grand luxe de cris, de jurons, et de défis virils. Tiens, grand con, regarde voir si c’est pas Favelard, là, entre les Bories et la Volpinière ! Qu’est-ce que tu as dans les yeux ? Je te parie un paquet de Gauloises que c’est Favelard ! Cussac ? Cussac de mon cul, oui ! Je te parie mes deux, que c’est pas Cussac ! Même que Cussac, il est là, à gauche, à côté de Câlinât, que je le reconnais à son hangar à tabac !

Et maintenant, je regardai toutes ces fermes que j’avais toujours vues là : Favelard, Cussac, Galinat, les Bories, la Volpinière, et bien d’autres écarts plus lointains dont je connaissais les noms, mais pas toujours les propriétaires, et je ne voyais rien que des ruines noirâtres et des bois qui continuaient à brûler.

Les bois, dans notre coin, ce n’est pas ce qui manquait. En été, quand on regardait la vue du haut du donjon, on voyait à l’infini un frais moutonnement vert sombre de forêts de châtaigniers, coupé de temps à autre par des pins ou des chênes, et dans les vallées, par des rangées de peupliers plantés là pour le profit futur et qui en attendant, donnaient de belles verticales au paysage — en même temps que les cyprès de Provence qui, eux, se dressaient solitaires à côté des fermes, car c’était un arbre coûteux, placé là pour le plaisir et la dignité.

Et maintenant, peupliers, cyprès, chênes et pins, tout avait disparu. Quant aux immenses bois de châtaigniers qui couvraient des collines entières, laissant juste quelques places chauves au sommet, pour y loger sur le plat et la pente douce les prés et les maisons, on ne voyait que des flammes et émergeant des flammes, des pieux noircis qui mouraient avec les craquements et les sifflements que j’avais entendus en sortant de la cave. En même temps, les masses de branches écroulées des arbres sur l’humus continuaient à flamber, si bien que la ligne de feu, épousant la pente des collines, vous donnait l’impression que le sol lui-même était en train de se consumer.

Sur la route des Rhunes, un peu au-dessous du château des Rouzies, écroulé et noirci, j’aperçus un chien mort. Je le vis dans tous les détails, la route étant proche et mes verres grossissant beaucoup. Vous me direz, un chien mort, quand tant d’hommes avaient perdu la vie ! C’est vrai, mais il y a une différence entre ce qu’on sait et ce qu’on voit. Je savais que dans les villages et dans les fermes autour de Malevil des centaines d’êtres avaient brûlé comme des torches, mais ce chien, après les oiseaux de la cour, ce fut le seul cadavre que je vis et dans les circonstances de sa mort il y avait un détail horrible qui me frappa. Du champ ou de l’enclos où elle se trouvait, la pauvre bête avait dû essayer de fuir et s’engageant sur la route qu’elle suivait d’ordinaire, ses pattes avaient été emprisonnées dans le goudron en fusion de la chaussée, et elle était morte là, engluée, rôtie sur place. Je voyais avec netteté dans mes jumelles les quatre membres pris dans la pâte noirâtre et gravillonnée qui, au moment où le chien s’effondra, s’était étirée autour de ses pattes sans se rompre, formant autour de chacune un petit cône qui les emprisonnait.

Sans regarder Thomas, sans même m’apercevoir qu’il était là, comme si, après ce qui s’était passé, les relations d’homme à homme étaient devenues impossibles, je répétai à mi-voix, c’est affreux, c’est affreux, c’est affreux. C’était une litanie maniaque que je ne parvenais pas à arrêter. La gorge serrée dans un étau, les mains tremblantes, la sueur inondant mes yeux, et à part l’horreur que je ressentais, l’esprit vide. Il y eut un souffle de vent. Je pris une inspiration profonde, et aussitôt, une odeur pestilentielle de décomposition et de chair brûlée entra dans mon corps avec tant de force que j’eus l’impression qu’elle émanait de moi. C’était à vomir. J’avais l’impression, vivant, d’être mon propre cadavre. C’était une odeur acre, pourrie, douceâtre, qui s’installait en moi et que j’aurais à porter jusqu’à la fin. Le monde n’était plus qu’une fosse commune, et moi, on m’avait laissé seul sur ce charnier, avec mes compagnons, pour enterrer les morts et vivre avec leur odeur.

BOOK: Malevil
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