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Authors: Robert Merle

Tags: #Science Fiction

Malevil (17 page)

BOOK: Malevil
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Mais elle n’avait quand même pas pu effacer l’expression qui marquait le visage de mes compagnons. Ils mangeaient tous les trois sans regarder personne, sans parler et presque sans bouger, comme si regards et mouvements avaient pu rompre l’état de stupeur grâce auquel leur souffrance était encore anesthésiée. Je prévoyais que le réveil serait affreux, et amènerait chez eux — à coup sûr, chez Peyssou — de nouvelles crises de désespoir. Après ma conversation avec Thomas et les cauchemars qui avaient suivi, j’avais réfléchi toute la nuit et j’avais conclu que la seule façon de parer à l’avance le choc qui les attendait était de les mettre aussitôt au travail et de m’y mettre avec eux. J’attendis qu’ils eussent fini de manger et je dis :

— Écoutez, les gars, je voudrais vous demander votre aide et vos conseils.

Ils levèrent la tête. Quels mornes regards ils avaient ! Et pourtant, je voyais bien qu’ils réagissaient déjà à mon appel. J’avais dit, « les gars », appellation que je n’avais plus employée à leur endroit depuis le
Cercle.
En disant ce mot, j’assumais l’attitude qui avait été alors la mienne, et je comptais qu’ils allaient reprendre la leur. Et puis, « les gars », ça voulait dire aussi qu’on allait faire ensemble des choses difficiles. C’était un second appel caché sous le premier.

Je repris :

— Premier problème. Il y a dans la première enceinte vingt et une bêtes crevées : onze chevaux, six vaches et quatre porcs. Je ne dis rien de la puanteur, je ne suis pas le seul à la sentir, mais il est évident qu’on ne peut pas vivre dans ces conditions. On finirait par en crever, nous aussi. Eh bien, voilà, continuai-je. Premier problème, et le plus urgent : qu’est-ce qu’on va faire pour se débarrasser de ces tonnes de cadavres ? (J’accentuai le mot « tonnes ».) Heureusement, mon tracteur, que j’avais garé dans la Maternité, n’est pas détruit. J’ai du gas-oil, pas des masses, mais j’en ai. J’ai des cordes et même des câbles. Alors ? Qu’est-ce qu’on fait de ces carcasses ?

Ils s’animèrent. Peyssou proposa de tirer les « pauvres bêtes • » jusqu’à la décharge publique près de Malejac et de les laisser là. Mais Colin fit observer que, dans notre coin, les vents dominants soufflant de l’ouest, nous apporteraient sans répit l’odeur du charnier. Meyssonnier suggéra de construire un bûcher à hauteur de route, la décharge étant en contrebas. Mais je n’étais pas d’accord pour faire un autodafé de vingt et une bêtes, il faudrait une quantité énorme de bois. Or, du bois, nous en aurions grandement besoin cet hiver, pour cuisiner et pour nous chauffer. Et ce serait, à coup sûr, une de nos tâches les plus dures que de couper et de récupérer çà et là, souvent très loin, les troncs et les branches à demi consumés et de les transporter jusqu’ici.

C’est Colin qui pensa à la carrière de sable dans les Rhunes. Elle était proche. Le chemin pour l’atteindre descendait, ce qui rendait le charroi plus facile. Et les bêtes déposées dans le creux de l’exploitation, nous pourrions, de la falaise qui la dominait, pelleter sur elles assez de sable pour les recouvrir.

Quelqu’un, je ne sais plus qui, objecta la longueur du pelletage. Thomas se tourna vers moi.

— Pour creuser le fossé qui amène le câble électrique à Malevil, tu ne m’as pas dit que Germain et toi, vous aviez employé des cartouches de dynamite dans les parties rocheuses ?

— Si.

— Il t’en reste, de ces cartouches ?

— Une douzaine.

— C’est plus qu’il n’en faut, dit Thomas. Pas besoin de pelleter. Je me charge de faire ébouler le talus sur les bêtes.

On se regarda. L’affaire était théoriquement résolue, mais il n’échappait à personne que l’exécution serait abominable.

Je ne voulus pas les laisser sur une perspective aussi négative.

— Il y aura aussi une décision à prendre, et assez vite, pour les champs. Voici le problème tel que je le vois : faut-il risquer de ressemer maintenant ? J’ai ici de l’orge en quantité, et du foin aussi. Bref, j’avais largement de quoi faire la soudure pour une vingtaine de bêtes, jusqu’à la récolte. Bon, la récolte 77, vous pensez bien !... Mais d’un autre côté, comme il ne me reste plus que trois bêtes, entre le foin et l’orge, j’ai bien de quoi tenir jusqu’en 78. Pour la truie, j’ai ce qu’il faut aussi, et au-delà. C’est plutôt pour nous, qu’il y a un problème.

Je repris :

— Pour nous, le problème, c’est celui du pain. Je n’ai pas de blé, sauf un peu de semence.

Il y eut dans l’air une tension soudaine et les visages devinrent graves. Je les regardai. C’était la grande peur de manquer de pain qui leur remontait aux tripes du fond des âges. Car ce manque, eux-mêmes ils ne l’avaient jamais connu et leurs parents pas davantage, même pendant la guerre. Dans notre coin, l’oncle me l’avait souvent raconté, on avait remis en usage, en 40, les vieux fournils et il y avait eu de la cuisson clandestine en abondance, malgré Vichy et ses tickets. Des temps difficiles, oui, disait la Menou, le pépé chez moi, il en parlait bien assez. Mais tu vois, Emmanuel, manquer de pain, je l’ai jamais entendu dire.

Preuve que la tradition orale des famines d’autrefois s’était perdue, mais non l’angoisse immémoriale dans l’inconscient du paysan.

— Je te donne bien raison pour la récolte de cette année, dit Peyssou. En revenant de Malejac, hier, j’ai un peu creusé avec un bâton dans le labour que j’avais mis du blé (cela me parut bon signe, qu’il ait eu ce réflexe, après ce qu’il venait d’éprouver). Et j’ai rien trouvé, dit-il en ouvrant les deux mains à la fois sur la table. Rien de rien. La terre comme cuite. Tu aurais dit de la poussière.

— Ta semence de blé, tu en as pour combien ? me demanda Colin.

— De quoi ensemencer deux hectares.

— Ah, quand même, dit Meyssonnier.

La Menou était debout, un peu en retrait pour laisser parler les hommes, mais tout oreilles, les yeux inquiets, le visage tiré en avant. Pas du tout décidée à débarrasser, ce qui l’eût éloignée de nous. Et comme le Momo faisait tut tut en traînant ses grands pieds autour de la table, elle l’intercepta avec une calotte qui l’envoya bouder dans un coin.

— À mon avis, dit Meyssonnier, tu risques rien à labourer et ensemencer un demi-hectare.

— Tu risques rien ! dit le grand Peyssou avec véhémence en regardant Meyssonnier avec reproche. Tu risques rien que de perdre un demi-hectare de semence. Et tu trouves que c’est rien, ça, menuisier ? (Cette façon d’appeler les gens par leur métier était particulière au
Cercle
et comportait autant d’affection que d’ironie.) Moi, je te dis que la terre comme elle est maintenant, elle est pas capable de sortir un seul pissenlit de tout l’été. Même que tu l’arroserais.

Il tapa sur la table du plat de la main, et dans le prolongement de son geste il empoigna son verre dans le creux de sa paume et le vida d’un trait, pour souligner son propos. Je le regardai avec soulagement : dans la discussion, je retrouvais mon Peyssou.

— Je donne raison à Peyssou, dit Colin. L’endroit d’un pré que tu brûles de la mauvaise herbe à Pâques, il reste chauve tout l’été. Pour qu’il repousse, il faut attendre le printemps suivant. Et qu’est-ce que c’est qu’un tas d’herbes qui brûle, à côté de ce que la terre vient de souffrir ?

— Quand même, dit Meyssonnier, si tu laboures en profondeur, et que tu passes le dessous sur le dessus, il y a pas de raison que la terre ne porte pas.

J’écoutais et je les regardais. Ce n’est pas l’argument de Meyssonnier qui me décida, mais une autre considération. Je ne pouvais pas leur rendre leurs familles, mais je pouvais, du moins, leur donner une activité et un but. Sinon, les chevaux enterrés, ils se rongeraient le coeur dans l’inaction.

— Écoutez, dis-je. Sur le principe de ce qu’ont dit Peyssou et Colin, je serais assez d’accord. Mais on peut quand même essayer, à titre expérimental (je fis une petite pause, pour permettre à ce mot de poids de faire son trou). Et sans que ça nous mange trop de semence.

— C’est bien ce que je disais aussi, dit Meyssonnier.

Je repris :

 — Justement, j’ai une petite pièce dans les Rhunes, cinq mille mètres, pas plus, en contrebas du bras le plus proche de la falaise, mais l’oncle l’a bien drainée, elle est saine. L’automne dernier, je l’ai bien fumée et j’ai fait un bon labour pour enfouir la fumure. Et là, on pourrait quand même essayer, refaire un labour, ressemer le blé. Cinq mille mètres, ça nous prendra pas trop de grain. Et on pourra même arroser par gravitation, puisque la Rhune est à côté, si le printemps est trop sec.

— Autre chose, dis-je, je doute qu’il nous reste assez de gas-oil pour labourer, quand les bêtes seront enterrées. Il faudra prévoir la construction d’une charrue (je regardai Meyssonnier et Colin) et apprendre à Amarante à la tirer (je regardai Peyssou, parce qu’il avait eu un cheval pour sarcler sa vigne).

— Pour ta pièce, dit Peyssou, d’un air de concession prudente, je serais curieux de voir le résultat. Si tu peux te permettre de perdre un peu de ta semence.

Je le regardai.

— Ne dis pas « tu », Peyssou, dis « nous ».

— Quand même, dit Peyssou. Malevil est à toi.

— Mais non, dis-je en secouant la tête, c’est dépassé, tout ça. Suppose que demain je meure de maladie ou d’un accident, qu’est-ce qui se passe ? Il y a un notaire ? Des droits de succession ? Un héritier ? Malevil appartient à ceux qui y travaillent, c’est tout.

— Je suis bien de ton avis, dit Meyssonnier, satisfait de voir mes déclarations coïncider pour une fois avec ses principes.

— Quand même, dit Peyssou, incrédule.

Colin ne dit rien, mais il me regarda avec l’ombre de son ancien sourire. Il avait l’air de dire d’accord, d’accord, mais qu’est-ce que ça change ?

— Alors, dis-je, c’est entendu ? Les bêtes enterrées, on se fabrique cette charrue et on sème dans les Rhunes ?

Il y eut un murmure d’approbation, je me levai, et la Menou commença à débarrasser la table, l’air désapprobateur. En disant que Malevil était à tous, je l’avais ramenée au niveau commun et dépouillée de sa puissance et de sa gloire en tant que seule maîtresse à bord après moi. Cependant, dans les jours suivants, elle conclut que la collectivisation de Malevil, ça ne pouvait être de ma part qu’une façon polie de parler pour mettre mes invités à l’aise et elle se rasséréna.

Je ne veux pas raconter l’enterrement des bêtes, ce fut trop horrible. Le plus dur, peut-être, fut de sortir les chevaux des boxes, car ils avaient gonflé, ils ne passaient plus par les portes, il fallut abattre les murs.

Il fallut aussi penser à l’habillement, car Colin, Meyssonnier et Peyssou ne possédaient que les vêtements de travail qu’ils avaient sur eux quand ils étaient venus me voir, le jour de l’événement. Grâce à tout ce que j’avais gardé de l’oncle, je réussis à faire une garde-robe à Meyssonnier. Mais Colin me posa un problème. Il fallut persuader la Menou de mettre à sa disposition les habits de son homme, qu’elle conservait dans la naphtaline depuis deux décennies, sans espoir de les faire jamais user par Momo, qui était beaucoup plus grand. Ce qui était quand même pas une raison pour les donner ! Mais non ! Pas même à Colin ! Et qu’il fallut se mettre tous sur elle, et lui crier dessus et la menacer de les prendre de vive force, ces habits du demi-siècle, pour qu’elle cède enfin. Mais alors, pas qu’à moitié. Car elle les lui mit tous à sa taille, au Colin, qui avait encore bien cinq centimètres en moins que son homme. Ce qui l’émut. Vu qu’il devrait y avoir une solidarité entre petit homme et femme petite, me dit-elle, moi, telle que tu me vois, Emmanuel, jamais plus d’un mètre quarante-cinq, et encore en me tenant droite.

Quant à Peyssou, c’était sans espoir. Il avait une bonne demi-tête de plus que Meyssonnier et moi, et une carrure terrible qui lui interdisait mes vestes. Il en conçut pas mal d’angoisse, notre pauvre géant, à la pensée de se trouver un de ces jours d’aller nu. Par bonheur, il fut tiré d’affaire, je dirai par la suite comment.

La Menou grognait du matin au soir, à cause de toutes les commodités qu’on n’avait plus. Dix fois par jour, elle appuyait sur les commutateurs, ou bien alors elle branchait par habitude son moulin à café (elle en avait quelques kilos non moulus en réserve), et elle jurait à chaque fois d’un air très malheureux. Elle était très attachée à sa machine à laver, à son fer à repasser, à sa rôtissoire, à sa radio qu’elle écoutait (ou qu’elle n’écoutait pas) en faisant sa cuisine, à la télé qu’elle regardait tous les soirs jusqu’à la dernière minute, quel que fût le programme. Elle adorait l’auto, et déjà du temps de l’oncle, elle inventait des prétextes insidieux pour se faire conduire à La Roque pendant la semaine, sans compter la foire le samedi. Même les médecins — qu’elle ne consultait jamais — commencèrent à lui manquer, du moment qu’on ne les avait plus. Son ambition de battre le record de sa propre mère et d’ « aller centenaire », lui parut très compromise et elle s’en plaignait tous les jours. Quand je pense, me dit Meyssonnier, à toutes les idioties que racontaient les gauchistes sur la société de consommation. Écoute donc un peu la Menou. Qu’est-ce qu’il y a de pire pour elle qu’une société où il y a plus rien à consommer ?

Ou qu’une société où on ne peut plus lire la presse du Parti. Car elle lui manquait beaucoup, à Meyssonnier, sa presse. Et aussi la division du monde en deux camps : le socialiste et le capitaliste, ce qui donnait du sens et du piment a la vie, le premier camp luttant pour le vrai et le second, plongé dans l’erreur. L’un et l’autre détruits, Meyssonnier se retrouvait en plein désarroi. Optimiste comme un vrai militant, il avait construit sa vie sur les lendemains qui chantent. Or, ils ne chanteraient plus pour personne, c’était bien évident.

Meyssonnier finit par trouver dans la chaufferie une vieille collection de numéros du
Monde.
(1956, l’année du front républicain !) Et il s’en empara en me disant avec mépris :
Le Monde !
Tu sais ce que je pense de l’objectivité du
Monde !
Mais il en lut cependant tous les numéros, un à un, de la première à la dernière page, en se passionnant. Il voulut même nous en lire des extraits. Mais Colin s’écria sans aucune gentillesse : Mais on s’en fout, de ton Guy Mollet et de sa guerre d’Algérie ! Y a vingt ans que ça s’est passé, tout ça !
Mon
Guy Mollet ! dit Meyssonnier avec indignation en se tournant vers moi.

C’est par la Menou que j’appris que tout n’allait pas bien entre Colin et Peyssou dans leur chambre, et peu à peu, chacun de leur côté, ils me firent leurs plaintes.

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