En vue des visites des touristes, j’avais fait provision de bougies géantes. Il m’en restait deux douzaines en paquet, plus quatre, presque intactes dans leurs appliques à la cave et deux, à demi consumées.
On décida d’en user avec beaucoup de parcimonie, et puisque j’avais encore deux tonneaux d’huile, Colin fabriqua des caleils
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à l’aide de boîtes de conserve cylindriques. Il en pinça le rebord sur un côté de façon à former un bec, pour y loger la mèche, simple brin enlevé à un toron de chanvre, et avec mon appareil à souder, il ajouta aux boîtes, du côté opposé au bec, de petites anses métalliques découpées dans le couvercle. De ces caleils, il en fabriqua autant qu’il y avait de chambres pour l’instant à Malevil, c’est-à-dire quatre. Quand la veillée était finie, chacun allumait son caleil avec une brindille enflammée afin de pouvoir regagner son gîte par nuit noire et d’y voir clair pour se coucher. Ce fut la Menou qu’on chargea de distribuer l’huile, puisque aussi bien elle avait la responsabilité du second tonneau, qui devait servir à la cuisine et dont on n’usait pas pour l’instant.
À l’aide d’une latte de toiture qu’il blanchit et rabota, Meyssonnier fit une jauge graduée qui nous permit de constater que la consommation du premier tonneau, au bout de deux semaines, restait très faible. D’après les calculs de Thomas, il nous faudrait, à ce rythme, six ans pour le mettre à sec. Après quoi, il nous faudrait trouver une autre source de lumière, puisqu’il était peu probable qu’aucun noyer eût survécu à la destruction de la flore.
Il me restait encore deux torches électriques avec deux piles presque neuves. J’en confiai une à la Menou pour le châtelet d’entrée, et gardai l’autre pour le donjon, étant entendu que l’une et l’autre ne devaient être utilisées qu’en cas d’événement imprévu.
Thomas suggéra d’améliorer le confort de la salle de bains en entreposant le crottin des trois juments sur les dalles de la plate-forme au pied du château d’eau. Sous ces dalles, et les contournant, courait la canalisation d’eau froide. Et Thomas estimait que le crottin dégagerait en fermentant assez de calories pour la réchauffer. Nous étions tous sceptiques au début, mais l’expérience réussit. Et sans compter la commodité qu’elle nous apporta, c’était là, dans l’état primitif où nous étions tombés, une première remontée, une première victoire. Le petit Colin jura que, s’il avait pu seulement disposer de son magasin de La Roque, il aurait fait remarcher le chauffage central selon le même principe.
Peysson fut très heureux d’avoir Meysonnier dans sa chambre, mais il fallut user de diplomatie pour convaincre Colin de loger
tout seul dans la chambre de Birgitta. Ce qu’il aurait voulu, je crois, c’est remplacer Thomas dans la mienne. Je fis le sourd. Mes compagnons m’accusaient de trop chouchouter Colin et de « lui passer tout ». Je n’étais pas pour autant aveugle à ses défauts. J’aurais fait, j’en étais convaincu, un bien mauvais marché en troquant pour Colin un compagnon de chambre comme Thomas, si calme, si discret, si retenu.
Et puis, Thomas était déjà bien assez isolé comme ça : par sa jeunesse, par son origine urbaine, par ses habitudes de pensée, par son caractère, par son ignorance du patois. Il fallut recommander à la Menou et à Peyssou de ne pas abuser de leur première langue — le français ne venant chez eux qu’en second —, car à table, s’ils commençaient une conversation dialectale, tout le monde, peu à peu, s’y mettait et Thomas, au bout d’un moment, se sentait étranger à notre vie.
Il faut bien dire aussi que Thomas déconcertait les compagnons. Il y avait chez lui autant de raideur que de rigueur. Ses manières étaient froides. Il parlait bref et pointu. Il n’avait pas de liant. Et surtout, manquant d’humour et même du sens du comique à un point inimaginable, il ne riait jamais. Son sérieux imperturbable, chez nous si singulier, pouvait passer pour de l’orgueil. Même les qualités les plus visibles de Thomas ne le faisaient pas apprécier. Je notai que la Menou ne l’admirait guère (elle qui, pourtant, avait un faible pour les beaux mâles, pour le facteur Boudenot, par exemple). Mais si Thomas était beau, il ne l’était pas comme on l’est chez nous. La statue grecque et le profil parfait ne sont pas nos canons. Peu nous importent un gros pif et un lourd menton si, derrière, il y a le feu de la vie. Nous aimons les gros gars carrés, rieurs, blagueurs, un peu farauds.
Et puis, Thomas était un « nouveau ». Il n’appartenait pas au
Cercle.
Il était exclu de nos souvenirs. Et comme, pour compenser son isolement à Malevil, je m’occupais pas mal de lui, il était jalousé, surtout par Colin, qui lui envoyait des piques. Or, Thomas était tout à fait inapte à renvoyer la balle dans un ping-pong verbal. Il pensait avec trop de lenteur et de sérieux. Il ne relevait pas. Son silence passait pour du mépris, et Colin, après l’avoir brocardé, lui en voulait. Là aussi, il me fallut intervenir, peser sur Colin et huiler les rouages.
La lecture de la Bible se poursuivait tous les soirs, beaucoup moins monotone que je n’avais craint, car elle était interrompue par de vifs échanges de remarques. Peyssou, par exemple, fut très affecté par la discrimination dont Caïn avait eu à souffrir de la part du Seigneur.
— Tu trouves ça juste,toi ? me dit-il. Tu as le gars qui a peiné pour faire venir des légumes, et je te bêche, et je t’arrose et je te sarcle, que c’est quand même un peu plus coûtant que de balader ses moutons, et le Seigneur, il regarde même pas ses cadeaux ? Et l’autre zazou, tout le mal qu’il s’est donné, c’est de coller au cul de ses brebis, et lui, alors, les faveurs ?
— Le Seigneur, dit la Menou, devait déjà se douter que Caïn, il allait tuer Abel.
— Raison de plus, dit Colin, pour pas semer la zizanie entre les frères par des injustices.
Meyssonnier se pencha vers le feu, les coudes sur les genoux, et dit avec une satisfaction secrète :
— Vu qu’il était omniscient, Il a dû prévoir le meurtre. Et s’il l’a prévu, pourquoi ne l’a-t-Il pas empêché ?
Mais ce raisonnement perfide n’eut pas de prise sur ses compagnons : il était trop abstrait.
Plus Peyssou réfléchissait, plus il s’identifiait à Caïn.
— Comme quoi, dit-il, partout où tu vas, tu as toujours le chouchou. Regarde M. Le Coutellier à l’école : Colin au premier rang, à côté du poêle. Et moi, au piquet, au fond de la classe, les bras croisés derrière le dos. Et qu’est-ce que j’avais fait ? Rien !
— Tu exagères, dis donc, dit Colin avec son sourire remontant. Le Coutellier, il te mettait au piquet parce que tu te tâtais ce que je pense à travers la poche.
On rit à ce bon souvenir.
— Même que c’est pour ça, précisa Colin, qu’il te faisait croiser les bras derrière le dos !
— Quand même, dit Peyssou, ça te rend méchant, à force, d’être toujours le pauvre type. Ta as ce brave Caïn qui fait pousser des carottes et qui les apporte au Seigneur. Ah, ouiche, pas même un regard. Ça te prouve bien, ajouta-t-il avec amertume, que le Pouvoir, à l’époque, il s’intéressait déjà pas à l’agriculture.
Bien que le Pouvoir eût maintenant disparu, cette remarque rencontra l’assentiment général. Le silence se fit alors et je pus continuer ma lecture. Mais quand j’arrivai au moment où Caïn connut sa femme et eut d’elle un fils nommé Enoch, la Menou m’interrompit :
— Et d’où qu’elle sort, celle-là ? dit-elle d’un ton vif.
Elle était assise au canton derrière mon dos, Momo en face d’elle, à moitié endormi.
Je tournai la tête par-dessus mon épaule.
— Qui, celle-là ?
— La femme de Caïn.
On se regarda, perplexes.
— Le Seigneur, dit Colin, il avait peut-être fabriqué ailleurs un autre Adam et une autre Ève.
— Non, non ! dit Meyssonnier, toujours réglo, s’il l’avait fait, le livre le dirait.
— C’était sa soeur, alors ? dit Colin.
— La soeur de qui ? dit Peyssou en se penchant pour le dévisager.
— La soeur de Caïn.
Peyssou regarda Colin et se tut.
— Bien obligé, dit la Menou.
— Quand même, dit Peyssou.
Petit silence. Eux, si volontiers gaulois, c’est curieux, comme l’inceste les laissait réticents. Peut-être, justement, parce que dans les campagnes.
Je repris ma lecture, mais je n’allai pas loin.
— Enoch, dit Peyssou tout d’un coup, c’est un nom juif. Il ajouta d’un air important et renseigné : j’ai connu un gars au régiment qui s’appelait Enoch, il était juif.
— Et c’est pas bien étonnant, dit Colin.
— Et pourquoi que c’est pas bien étonnant ? dit Peyssou en se penchant de nouveau en avant pour le regarder.
— Vu que les parents d’Enoch, ils étaient juifs.
— Ils étaient juifs ? dit Peyssou en écarquillant les yeux, les deux mains larges ouvertes sur ses genoux.
— Et les grands-parents aussi.
— Quoi ! dit Peyssou. Adam et Ève, ils étaient juifs ?
— Et alors ?
La bouche de Peyssou béa, il resta un bon moment immobile, les yeux fixés sur Colin.
— Mais nous aussi, dit-il enfin, on descend d’Adam et Ève.
— Ben.
— Alors, nous aussi, on est juifs ?
— Ben, dit Colin, avec flegme.
Peyssou laissa aller son dos contre le dossier de sa chaise.
— Eh bien, tu vois, j’aurais pas cru.
Il rumina cette révélation et dut y trouver la preuve qu’il était victime d’un nouveau passe-droit, parce qu’il dit au bout d’un moment avec indignation :
— Alors, pourquoi que les juifs, ils se croient plus juifs que nous ?
Tout le monde rit, sauf Thomas. À le voir, bouche cousue, bras croisés, le menton sur la poitrine, les jambes allongées droit devant lui, il trouve peu d’intérêt à ces conversations et moins encore à la lecture qui les suscite. Je pense qu’il irait se coucher tout de suite après le repas, s’il n’avait pas besoin, comme nous tous, d’un peu de chaleur humaine après sa journée de travail.
Qu’il nous arrive même de rire au cours de ces veillées, c’est ce qui me parut d’abord étonnant. Mais je me rappelai ce que l’oncle m’avait dit de ses soirées en commando en Allemagne, quand il était prisonnier. En Prusse orientale, faut pas croire qu’on restait en cercle autour du poêle à chialer, Emmanuel. Au contraire. On étonnait les Schleuhs par notre gaieté. On racontait des histoires, on chantait, on riait. Mais au fond, tu comprends, Emmanuel, ça ne voulait rien dire, c’était de la gaieté de couvent. Il y avait du vide derrière. Les copains, ça remplaçait quand même pas.
De la gaieté de couvent, oui, c’est bien ça, c’est le terme exact, et je m’en rends bien compte tandis que j’écoute mes compagnons discuter, le tome I de la Bible sur mes genoux. Et comme j’ai le côté gauche glacé (quelle température pour un mois de mai !), je me lève et je me transporte avec mon tabouret et mon livre au pied de l’autre jambage, mais je ne vais pas y rester longtemps, car je suis trop près de Momo, et le feu active son odeur qui m’incommode. Je prends note de suggérer demain à la Menou une corvée de lavage.
Derrière mes compagnons (et il me faut un petit effort pour inclure parmi eux Thomas, il est si différent) je vois leurs ombres danser jusqu’aux grosses poutres du plafond. Je ne discerne pas le fond de la salle, elle est trop vaste, mais entre deux vacillements de flammes, j’aperçois sur ma gauche, entre les deux fenêtres à meneaux, le mur aux pierres apparentes hérissé d’armes blanches. Derrière Peyssou, la longue table conventuelle luisante des coups de chiffon de la Menou, et sur la droite, les deux commodes ventrues de la
Grange
Forte.
À mes pieds, les larges dalles de pierre qui couvrent les voûtes de la cave.
C’est un décor austère : pierre sur le sol, pierre aux murs, ni rideaux, ni tapis, rien de chaud, rien qui suggère la présence d’une femme. Un monde d’hommes seuls sans descendance qui attendent la mort. Abbaye ou monastère. Tout y est, le travail, la « gaieté », les bonnes lectures.
Je ne sais comment, des « juifs qui se croient plus juifs que nous », on est passé au problème de savoir s’il y a des survivants à La Roque. On en parle tous les soirs. On fait le projet de s’y rendre sous peu, mais ce n’est pas si facile. De Malevil à Malejac, nous avons à grand-peine nettoyé la route des troncs abattus par les flammes, mais les quinze kilomètres de Malejac à La Roque, c’est une route très accidentée à travers des bois de châtaigniers. D’après le peu qu’on en a vu, elle doit être aussi très encombrée par les restes des incendies, et nous n’avons plus de fuel pour la dégager. À pied, en temps ordinaire, il fallait trois bonnes heures pour atteindre La Roque. Si nous devions progresser à travers ces décombres, il nous faudrait toute une journée, et une journée aussi pour revenir à Malevil : quarante-huit heures que, pour l’instant — tant que les semailles ne seront pas faites — nous ne pouvons pas nous permettre de perdre.
C’est du moins la thèse que je soutiens. Mon gros livre sur les genoux, j’écoute mes compagnons et ne dis mot. C’est moi qui, pour l’avoir le premier conçue, ai suscité chez eux, cette espérance de trouver de la vie à La Roque. Et à force d’en parler tous les soirs, cette conjecture a pris du corps. Mais plus elle en a pris chez eux, plus elle s’est effritée chez moi. Je ne pousse aucunement à la roue pour qu’on tente l’expédition. Bien au contraire. Tandis que Meyssonnier et Colin bricolent cette charrue, je préfère rester à Malevil avec les deux autres, à retirer les clous des vieux planchers et à ranger le magasin.
Je vois bien qu’il y a du repliement et du renoncement dans mon cas. Je me rétrécis tous les jours, je suis déjà plus qu’à demi moine. Et là, tandis que je les écoute d’une oreille — fidèle à ma stratégie de l’attention intermittente —, j’appuie ma nuque contre le jambage en pierre de la cheminée et je me demande ce que ça changerait, si j’avais vraiment la foi. Oh, bien sûr, ça me poserait de nouveaux problèmes, celui-ci entre autres : pourquoi Dieu a-t-il laissé sa créature détruire sa création ? Mais laissons de côté le plan des idées. Est-ce qu’au moins ça me ferait chaud au coeur ? Je ne sais pas. Je ne crois pas. C’est si loin de moi, tout ça. C’est si abstrait. Quand je rêve, ce n’est pas de Dieu.
J’ai deux sortes de rêves, l’un éveillé et délibéré dans mes insomnies, l’autre, involontaire, dans mon sommeil. Quand je ne dors pas, de ma poitrine, de mon ventre et de mes cuisses appuyés avec force contre le matelas, je façonne Birgitta. Et quand elle est enfin bien vivante, chaude et satinée dans mes bras, je me jette sur elle, je la caresse, je la mords. Et c’est peu dire que je la mords, je l’absorbe, je la bois, je la mange. Et c’est pourquoi, je suppose, elle disparait si vite, et que j’ai de plus en plus de mal à la ressusciter.