Read Malevil Online

Authors: Robert Merle

Tags: #Science Fiction

Malevil (16 page)

BOOK: Malevil
13.78Mb size Format: txt, pdf, ePub
ads

À ce moment, je me rappelai sa Mathilde et ses démêlés avec elle. Je me sentais un peu coupable, parce que je n’arrivais pas à me souvenir du nom de ses deux garçons. Comment arrivait-il encore à vivre, Meyssonnier, voilà ce que j’aurais voulu savoir. Moi, à part Malevil et mon travail, ma vie était vide. Mais lui. Quel effet cela doit faire à un homme, quand tout ce qu’il a aimé est enfermé sous terre dans une petite boîte ?

J’étais nu sur mon lit et je transpirais. On avait hésité pour la fenêtre. Si étouffants, les murs de la chambre, qu’on l’avait d’abord ouverte en grand. Mais on n’avait pas pu respirer longtemps l’âcre odeur du brûlé. Dehors, la nature achevait de se consumer dans le plus grand autodafé de tous les siècles. Il n’y avait plus de flammes, elles auraient du moins éclairé. De la fenêtre ne venait que l’odeur de mort de la campagne carbonisée. Au bout d’une minute, j’avais demandé à Thomas de refermer.

Il n’y avait rien d’autre, dans l’obscurité absolue de la chambre, que la respiration des trois hommes, et dehors, de l’autre côté des murs surchauffés, une planète morte. On l’avait tuée en plein printemps, les bourgeons à peine formés, les lapereaux à peine nés dans les terriers. Plus un animal. Plus un oiseau. Plus un insecte. La terre brûlée. Les maisons en cendres. Çà et là, des pieux déchiquetés et noircis qui avaient été des arbres. Et au milieu de tout cela, une poignée d’hommes. Gardés en vie, peut-être, comme cobayes-témoins dans une expérience ? C’était dérisoire. Au beau milieu de ce charnier, quelques poumons qui pompaient l’air. Des coeurs qui pompaient le sang. Des cerveaux d’hommes actifs. Actifs pour quoi ?

Quand je parlai, ce fut, je crois bien, à cause de Meyssonnier. Je ne pouvais pas supporter plus longtemps ce qu’il était en train de penser, tout seul, assis dans le noir, devant mon bureau.

— Thomas ?

— Oui.

— Comment expliques-tu qu’il n’y ait pas eu de radioactivité ?

— C’est peut-être une bombe au lithium, dit Thomas.

Il ajouta d’une voix faible, mais factuelle, et apparemment dénuée d’émotion.

— C’est une bombe propre.

J’entendis Meyssonnier remuer sur son fauteuil.

— Propre ! dit-il d’une voix morne

— Ça veut dire sans retombées, dit la voix de Thomas.

— J’avais compris, dit Meyssonnier.

Le silence, à nouveau. Les respirations, rien de plus. Je presse mes deux tempes entre mes mains. Si la bombe était propre, c’est que celui qui l’a lancée envisageait d’envahir le territoire. Il ne l’envahirait pas. Il avait été détruit à son tour : le silence des postes de Radio le disait. Et pour la France, pas la peine même de supposer qu’elle avait eu le temps d’entrer en guerre. Détruite, la France, dans le cadre d’une stratégie globale, pour y prendre pied. Ou empêcher l’adversaire d’y prendre pied. Une petite précaution préalable. Un petit pion sacrifié à l’avance. Bref, une « destruction », comme on dit en termes militaires.

— Et ça suffit, une seule bombe, Thomas ?

Je n’ajoutai pas « pour détruire la France ». Il le comprit.

— Une seule grosse bombe explosant à la verticale de Paris à quarante kilomètres d’altitude, dit Thomas.

Il s’arrêta, jugeant inutile de continuer. Il parlait d’une voix articulée et impassible, comme s’il dictait à des élèves l’énoncé d’un problème. Et moi, j’aurais dû y penser depuis longtemps, pour les miens, quand j’étais instituteur. C’était quand même un petit peu plus moderne que le problème des deux robinets. Étant donné que l’effet de souffle ne se propage pas vu le peu de densité de l’air à haute altitude, mais étant donné que l’effet de chaleur, pour la même raison, est ressenti à une distance qui augmente proportionnellement à l’altitude de l’explosion, à quelle hauteur au-dessus de Paris faut-il faire exploser une bombe de tant de mégatonnes, pour que Strasbourg, Dunkerque, Brest, Biarritz, Port-Vendres et Marseille soient brûlées ? J’aurais pu varier, d’ailleurs. Introduire deux
x
au lieu d’un seul : faire calculer le nombre de mégatonnes nécessaire en même temps que la hauteur de l’explosion.

— Il n’y a pas que la France, dit Thomas tout d’un coup. L’Europe entière. Le Monde. Sans ça, on aurait pu capter d’autres postes.

À ce moment, je revois Thomas dans la cave, le transistor de Momo en main, promenant sans fin l’aiguille sur le cadran des stations. Elle lui avait sauvé la vie, en l’occurrence, sa rigueur de matheux. Sans ce silence inexplicable des postes, il serait sorti.

— Quand même, dis-je. Suppose qu’il y ait un écran entre le rayon thermique et toi. Une montagne, ou une falaise, comme à Malevil.

— Oui, dit Thomas, localement.

Ce « localement », dans l’esprit de Thomas, c’était une restriction. Je ne le pris pas ainsi. Il me confirma dans ce que je pensais déjà. En toute probabilité, il y avait eu d’autres points épargnés en France et çà et là, des groupes de rescapés. Inexplicablement, je sentis un espoir chaleureux m’envahir. Je dis inexplicablement, car l’homme ne venait pas de démontrer qu’il méritait de survivre, ni qu’il fût de tout repos de le rencontrer.

— Je vais me coucher, dit Meyssonnier.

Il y avait à peine vingt minutes qu’il était là et il n’avait pas dit trois mots. Il était venu nous voir pour chasser sa solitude, mais sa solitude, il la portait en lui. Elle l’avait suivi dans notre chambre et il allait maintenant la ramener dans la sienne.

— Bonsoir, dis-je.

— Bonsoir, dit Thomas.

Meyssonnier ne répondit pas. J’entendis le grincement de la porte qui se refermait. Au bout d’un quart d’heure, je me relevai et j’allai frapper à la sienne.

— Thomas dort dis-je mensongèrement. Je ne te dérange pas ?

— Non, non, dit-il d’une voix éteinte.

J’avançai en tâtonnant jusqu’au petit bureau en rotin que j’avais installé pour Birgitta. Je dis pour meubler le silence :

— On n’y voit goutte.

Et Meyssonnier dit bizarrement de sa même voix atone :

— Je me demande s’il fera jour demain.

Je trouvai le petit fauteuil en rotin de Birgitta, et à son contact, je me rappelai. La dernière fois que je m’y étais assis, Birgitta était debout, nue entre mes jambes, et je la caressais. Je ne sais si ce fut l’effet de ce souvenir, mais au lieu de prendre place, je restai debout, les deux mains appuyées sur le dossier.

— Tu t’ennuies pas tout seul ici, Meyssonnier ? Tu veux pas que je t’installe dans la même chambre que Colin et Peyssou ?

— Non merci, dit-il de sa même voix faible et morne. Pour entendre Peyssou parler sans arrêt des siens. Merci. J’en ai bien assez comme ça dans ma tête.

J’attendis, mais rien ne vint. Je le savais déjà : il ne dirait rien. Pas un mot. Ni sur Mathilde, ni sur ses deux garçons. Et là, tout d’un coup, leurs noms me revinrent : Francis et Gérard. Six ans et quatre ans.

— C’est comme tu voudras, dis-je.

— Merci, que tu es bien aimable quand même, Emmanuel, dit-il, et tant l’habitude de la politesse était grande, que pour prononcer la formule d’usage, il retrouva, pendant quelques secondes, sa voix normale.

— Eh bien, je m’en vais, dis-je.

— Je te chasse pas, dit-il sur le même ton. Tu es chez toi.

— Toi aussi, dis-je avec vivacité. Malevil est à nous tous.

Mais là-dessus, il ne fit pas de commentaires.

— Eh bien, à demain.

— Quand même, dit-il, sa voix s’éteignait à nouveau. À quarante ans, c’est pas bien vieux.

Je restai silencieux, mais rien ne vint.

— Pas bien vieux pour quoi ? dis-je au bout d’un moment.

— Eh bien, dit-il, si nous survivons, trente ans devant nous, au moins. Et rien, rien.

— Tu veux dire sans femme ?

— Pas seulement.

Il voulait dire, en fait, « sans enfant », mais le mot lui-même, il n’arriva pas à le prononcer.

— Allez, dis-je, je te laisse.

Je tâtonnai pour trouver sa main et je la serrai. Il répondit à peine à ma pression.

Ce qu’il ressentait, je l’éprouvais presque physiquement par une sorte de contagion et c’était si atroce que je me sentis soulagé quand je fus revenu dans ma chambre. Mais ce que je retrouvais là, c’était peut-être pire. Avec encore un degré de plus dans la réserve et la pudeur.

— Ça va pas ? dit Thomas à mi-voix, et je lui sus gré de son intérêt pour Meyssonnier.

— Tu imagines.

— Oui, dit Thomas.

Il ajouta :

— J’avais des neveux dans le XIV
e
.

Et aussi, je le savais, deux soeurs et des parents. Tous à Paris.

J’ajoutai :

— Meyssonnier avait deux garçons. Il les adorait.

— Et sa femme ?

— Moins. Elle lui faisait des scènes à cause de sa politique. Elle trouvait que ça lui faisait perdre des clients.

— Et c’était vrai ?

— Oui, c’était vrai. À Malejac, le pauvre Meyssonnier, il lui fallait se battre sur deux fronts. Contre le maire et le clan clérical. Et chez lui, contre sa femme.

— Je vois, dit Thomas.

Mais il dit cela d’une voix un peu sèche et irritée, comme s’il n’avait pas de souffrance disponible à consacrer à Meyssonnier. Disponible, moi seul l’étais, en fait, et aussi la Menou, n’ayant pas perdu de proches. Je ne comptais pas mes soeurs comme proches.

Pendant que Thomas se taisait dans le noir, j’essayai d’utiliser mon insomnie pour me redonner un peu d’espoir. Je pensais à La Roque. J’y pensais parce que La Roque, petit bourg distant de nous d’une quinzaine de kilomètres, était une ancienne place forte bâtie à flanc de colline, et protégée au Nord, comme Malevil, par une falaise. Ce matin, en haut du donjon, je n’avais rien vu de ce côté-là, mais La Roque, de toute façon, on ne pouvait l’apercevoir de Malevil que par très bonne visibilité. Quant à essayer de gagner La Roque à pied pour en avoir le coeur net, ce ne serait pas possible avant longtemps, si j’en jugeais par le temps qu’avaient mis Thomas et les compagnons pour franchir le kilomètre et demi qui nous séparait de Malejac.

— Le métro ou les parkings souterrains, dit Thomas tout d’un coup.

Dans sa voix, dans celle de Meyssonnier et probablement aussi dans la mienne, ce qui dominait, ce n’était pas la douleur, mais un étonnement morne. Et moi, ce que je ressentais en plus de cette stupeur, c’était un engourdissement cotonneux. Je pensais dans le vague, avec une lenteur infinie. Je n’arrivais pas à enchaîner. Il me fallut plusieurs secondes pour comprendre ce que Thomas avait voulu dire.

— Tu connais le parking des Champs-Élysées ? reprit Thomas, de la même voix faible mais bien articulée.

— Oui.

— Des chances infimes, dit Thomas. Les gens qui se trouveront dans le parking ou dans le métro, oui, je veux bien qu’ils soient sauvés. Sur le moment. Mais après ?

— Comment, après ?

— Faits comme des rats, voilà. Courant d’une sortie à l’autre, et les trouvant toutes bloquées par les décombres.

— Peut-être pas toutes, dis-je.

De nouveau, le silence, et plus il durait, plus il me donnait l’impression bizarre qu’il intensifiait l’obscurité où nous étions plongés. Au bout d’un moment, je devins quand même conscient que Thomas, en pesant les chances de survie d’une poignée de Parisiens, pensait à sa famille. Je répétai :

— Peut-être pas toutes.

— Supposons, dit Thomas. Mais ça ne fait que reculer le problème. À la campagne, vous vivez en autarcie. Vous avez tout : charcuterie, grains, conserves en abondance, confitures, miel, tonneaux d’huile et même du sel pour saler le foin. Mais à Paris ?

— À Paris, il y a les grands magasins d’alimentation.

— Ecrasés ou brûlés, dit Thomas avec une âpreté soudaine, comme s’il était résolu à se refuser tout espoir.

Je me tus. Oui, il avait raison. Ecrasés, brûlés, ou pillés. Pillés par les hordes de survivants qui s’entretuent. Et tout d’un coup, j’eus présente à l’esprit, dans une vision subite, l’horreur des grandes concentrations urbaines anéanties. Des tonnes de béton effondrées. Des kilomètres d’immeubles détruits. Un chaos où on ne retrouve plus rien, pas même une rue. La marche même rendue impossible par les monceaux de décombres. Le désert, le silence, l’odeur de brûlé. Et sous les immeubles écroulés, des cadavres par millions.

Je connaissais bien le parking des Champs-Élysées. J’y avais parqué ma voiture l’été précédent, quand j’avais amené Birgitta deux jours à Paris. En soi, déjà, un décor assez effrayant. Et je l’imaginais, privé de lumière, et les survivants courant désespérément de sous-sol en sous-sol, et trouvant toutes les issues bloquées.

Là-dessus, je ne sais comment, d’épuisement sans doute, je m’endormis et j’eus des cauchemars affreux, le parking souterrain des Champs-Élysées se confondant avec le métro, le métro avec le réseau des égouts et la troupe des survivants avec des rats. J’étais moi-même un de ces rats et en même temps, détaché de moi, je me considérais avec horreur.

Momo nous réveilla le lendemain matin en tambourinant à nos portes. Pour le petit déjeuner, la Menou nous avait préparé une surprise. Sur la longue table conventuelle du logis, elle avait jeté une nappe basque bariolée, un peu reprisée (la moins neuve des douze nappes que la tante gardait pliées dans son armoire et que la Menou me conservait avec un soin jaloux, comme si j’allais vivre deux siècles) et sur la nappe, du vin, des verres, sur les assiettes une tranche de ventrèche et une tranche de jambon — signe que l’économie s’était un peu relâchée depuis que la Menou savait que l’Adélaïde allait vivre et mettre bas — et à côté des assiettes, une grande tranche de pain beurrée de saindoux, vu qu’il valait quand même mieux finir la tourte que « non pas la laisser perdre ». La tourte, rassie de trois jours, était dure. Et il n’y avait pas de beurre. Il avait fondu dans le frigidaire éteint.

Quand tout le monde fut là, je m’assis, laissant chacun choisir sa place. Thomas s’assit à ma droite, Peyssou à ma gauche. En face de moi, Meyssonnier. À sa droite, Colin, à sa gauche, Momo et à côté de Momo, au bout de la table, la Menou. Je ne sais si l’habitude commence au premier acte, mais cet ordre, dans la suite, ne varia jamais, du moins tant que nous ne fûmes que sept à Malevil.

J’éprouvais un sentiment d’irréalité à manger ce petit déjeuner pas très différent de ceux que la Menou offrait tous les matins à Boudenot, et de le manger avec couteau et fourchette, assis sur une chaise, devant une nappe propre, sans rien qui rappelât dans la grande salle du logis l’événement que nous venions de vivre, sauf les coulées de plomb fondu le long des petits carreaux teintés des fenêtres, et une couche grise de poussière et de cendre sur les poutres du plafond. Mais la Menou avait déjà pensé à balayer et à laver le sol dallé, et à frotter avec soin les meubles de noyer luisant, comme si, dans son courage à vivre et à renouer avec le quotidien, elle avait voulu effacer jusqu’au souvenir de l’événement.

BOOK: Malevil
13.78Mb size Format: txt, pdf, ePub
ads

Other books

The War of Art by Steven Pressfield
Bred by Her Cowboy by Jillian Cumming
Flash Point by James W. Huston
Walter & Me by Eddie Payton, Paul Brown, Craig Wiley
To Trade the Stars by Julie E. Czerneda