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Authors: Robert Merle

Tags: #Science Fiction

Malevil (48 page)

BOOK: Malevil
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— A mon tour, dit Meyssonnier, je vais te poser une question : est-ce seulement pour écarter Gazel que tu t’es fait élire abbé de Malevil ?

Si Thomas me posait cette question, j’y regarderais à deux fois avant de répondre. Mais je sais que Meyssonnier n’ira pas juger trop vite. Il va mastiquer ce que je vais lui dire avec lenteur et il en tirera des conclusions prudentes. Je dis, en pesant moi-même mes mots :

— Disons, si tu veux, qu’à mon avis, toute civilisation a besoin d’une âme.

— Et cette âme, c’est la religion ?

Il fait la grimace en prononçant cette phrase. Elle contient deux mots qui ne lui plaisent pas, « âme » et « religion ». Deux mots bien « dépassés ». Meyssonnier est un militant instruit, il a suivi l’école des cadres du P.C.

— Dans l’état actuel des choses, oui.

Il médite cette affirmation, qui est en même temps une restriction. Meyssonnier est lent, il marche pas à pas. Mais ce n’est pas un esprit frivole. Il me fait préciser.

— L’âme de notre civilisation actuelle, ici, à Malevil ?

Son intonation met des guillemets à âme, comme s’il utilisait le mot de loin, avec des pincettes.

— Oui.

— Tu veux dire que cette âme, c’est la croyance de la majorité des gens qui vivent à Maie vil ?

— Pas seulement ça. C’est aussi l’âme qui correspond à notre niveau actuel de civilisation.

En fait, c’est un peu plus compliqué. Je schématise pour ne pas le choquer. Mais je le choque quand même. Il rougit un peu et parpalège : c’est donc qu’il va contre-attaquer.

— Mais cette « âme », comme tu dis, ça pourrait tout aussi bien être une philosophie. Par exemple, le marxisme.

Nous y voilà.

— Le marxisme se réfère à une société industrielle. Il est sans utilité dans un communisme agraire primitif.

Il s’arrête de marcher, me fait face et me regarde. Il paraît très impressionné par ce que je viens de dire. Et d’autant que j’ai parlé sans passion et comme si j’énonçais un fait.

— C’est comme ça que tu définis notre petite société à Malevil ? Un communisme agraire primitif ?

— Quoi d’autre ?

Il reprend, d’un air assez malheureux :

— Mais ce communisme agraire primitif, ce n’est pas le vrai communisme ?

— C’est pas à toi que je vais l’apprendre.

— C’est une régression ?

— Tu le sais bien.

C’est curieux. Bien que je ne sois pas marxiste, il a l’air de faire plus confiance à mon jugement qu’au sien. Et il paraît très soulagé. S’il ne peut plus aspirer au vrai communisme, que du moins il le conserve dans son esprit en tant que référence idéale. Je reprends :

— C’est une régression, en ce sens que le savoir et la technologie ont été anéantis. L’existence est donc plus précaire, plus menacée. Cependant, ça ne veut pas dire qu’on soit plus malheureux. Bien au contraire.

Je regrette aussitôt d’avoir dit ça, parce que l’homme que j’ai devant moi, je m’en avise tout d’un coup, a perdu tous les siens deux mois plus tôt. Mais Messonnier n’a pas l’air de s’en souvenir, il n’a pas l’air non plus d’être choqué. Il me regarde et fait oui de la tête, lentement, sans dire un mot. Il a donc éprouvé, lui aussi, que depuis le jour de l’événement, l’amour de la vie s’est intensifié et les plaisirs sociaux sont plus vifs.

Je ne parle pas non plus. Je réfléchis. Les valeurs ont changé, c’est tout. Malevil, par exemple. Avant, Malevil était cette chose un peu artificielle : un château restauré. J’y vivais seul. J’en étais fier, et mi-vanité, mi-intérêt, je comptais l’ouvrir aux touristes. Malevil, aujourd’hui, c’est bien autre chose. C’est une tribu — avec des terres, des troupeaux, des réserves de foin et de grain, des compagnons unis comme les doigts de la main, et des femmes qui nous porteront des enfants. C’est aussi notre repaire, notre tanière, notre nid d’aigle. Ses murs nous protègent et nous savons que nous serons enterrés dans ses murs.

À table, ce soir-là, Évelyne, toujours toussotante, dépossède Thomas de sa place à ma droite. Il se décale d’un siège, sans faire de remarque, Catie s’asseyant à sa droite à lui. Nous sommes maintenant douze à table, et les autres places restent inchangées, sauf que Momo, je ne sais comment, a remplacé la Menou au bas bout de la table, celle-ci étant assise maintenant à la gauche de Colin. Momo jouit ainsi d’une situation stratégique enviable. Quand l’hiver reviendra, il aura le dos au feu. Et surtout, il a de bonnes vues sur Catie, sa voisine de gauche, et sur Miette, de l’autre côté de la table. Et il les regarde alternativement, en s’empiffrant. Ce n’est pas tout à fait le même regard. Pour Catie, c’est une sorte de surprise heureuse, comme un sultan qui aperçoit dans son harem un visage nouveau. Pour Miette, c’est de l’adoration.

Catie, en tout cas, n’a pas l’air d’être incommodée par la proximité de Momo. Elle ne déteste pas les hommages. Elle trouverait plutôt trop réservés les compagnons de Thomas. Avec Momo, elle est servie. Ses regards cumulent l’innocence d’un enfant et l’indécence d’un satyre. D’ailleurs son voisinage n’est plus gênant. Maintenant que Miette le lave, il n’offense plus l’odorat. À part le fait qu’il met dans sa bouche des bouchées énormes et qu’il les pousse ensuite avec ses doigts, il est très présentable. D’ailleurs, Catie intervient avec énergie. Elle s’empare de son assiette, lui coupe son jambon en petits morceaux, fragmente aussi sa part de pain, et replace le tout devant lui. Il la laisse faire, charmé. Quand elle a fini, avançant son long bras simiesque, il lui donne deux ou trois petites tapes sur l’épaule et dit : minonne, minonne (mignonne, mignonne). La Menou n’intervient à aucun moment dans cette scène.

Pour la Menou, justement, je craignais ses réactions quand j’ai ramené Évelyne et Catie à Malevil. Elles on été très modérées. « Mon pauvre Emmanuel, m’a-t-elle dit, voilà que tu nous ramènes encore deux pisseuses, et deux juments. » Autrement dit, des bouches inutiles. Mais la Menou craint moins la famine, maintenant que le blé des Rhunes est sorti. Et surtout, avec un mariage à Malevil, elle est aux anges. Elle a toujours aimé les mariages. Quand il y en avait un à Malejac, même avec des gens qu’elle connaissait peu, elle plaquait tout aux
Sept Fayards
et courait à vélo à l’église. Cette vieille idiote, disait l’oncle, elle est encore allée pleurer un bon coup. Il ne se trompait pas. La Menou se postait devant le porche, elle n’entrait pas, à cause de sa brouille avec le curé, qui avait refusé la communion à Momo, et dès que le jeune couple apparaissait, ses larmes se mettaient à ruisseler. Chez une femme aussi réaliste, cette réaction m’a toujours étonné.

Momo est fasciné aussi par Évelyne, mais Évelyne ne lui prête aucune attention. Elle ne me quitte pas des yeux. Je les trouve sur moi quand je tourne la tête et même quand je ne tourne pas la tête, je les sens. J’ai l’impression que mon profil droit va se mettre à chauffer à force d’être regardé. Et quand je pose ma fourchette et place ma main droite sur la table, aussitôt une petite patte se glisse sous la mienne.

Après le repas, quand je me lève et fais quelques pas pour me détendre dans la grande salle, Catie me rejoint.

— Je voudrais te parler.

— Tiens, dis-je, je t’intimide plus ?

— Tu vois, dit-elle en souriant.

Sauf que ses yeux n’ont pas la même douceur animale, elle ressemble beaucoup à sa soeur. Pour se marier, elle a dépouillé ses oripeaux criards et passé une robe bien marine des plus simples avec un petit col blanc. Elle est bien mieux ainsi. Il y a sur son visage un triomphe et un bonheur. Je préférerais n’y voir que le bonheur. Mais elle émet quand même des rayons qui baignent tout un chacun de leur chaleur.

Il y a là, je crois, une certaine générosité. Oh, rien de commun avec Miette, qui n’est que ça. Mais enfin, je me souviens que Catie a coupé le jambon de Momo à table et qu’à plusieurs reprises elle s’est penchée avec inquiétude du côté d’Évelyne qui toussait.

— Tu me trouves toujours aussi froid ? dis-je en lui entourant le cou de mon bras et en l’embrassant sur la joue.

— Oh, là, là ! dit Peyssou. Méfie-toi, Thomas !

Rires. Catie me rend mon baiser, à moitié d’ailleurs sur la bouche et se dégage sans aucune hâte, ravie, ajoutant mon scalp à sa ceinture. Et moi, de mon côté, je suis assez content. Le fait que je ne coucherai jamais avec Catie va donner à nos rapports une agréable liberté.

— D’abord, dit-elle, merci pour la chambre.

— C’est ceux qui te l’ont donnée que tu dois remercier.

— C’est déjà fait, dit Catie avec aisance. Merci à toi, Emmanuel, pour la démarche. Merci surtout pour m’accueillir à Malevil. Enfin, reprend-elle avec un embarras soudain, merci pour tout.

Je vois qu’elle fait allusion à la petite dispute que Thomas a dû lui raconter et je souris.

— Je voudrais te dire, reprend-elle en baissant la voix, qu’Évelyne va sûrement avoir sa crise cette nuit. Voilà deux jours qu’elle tousse.

— Et quand elle a sa crise, qu’est-ce qu’il faut faire ?

— Pas grand-chose. Tu es là, tu la rassures, si tu as de l’eau de Cologne, tu lui en mets sur le front et sur la poitrine.

Je note ce « tu ». Je vois au visage de Catie que le plus difficile reste à dire. Je décide de l’aider.

— Et tu veux que ce soit moi qui m’occupe d’elle cette nuit ?

— Oui, dit-elle avec soulagement. Ma mémé, tu comprends, elle va s’affoler, tourner en rond, caqueter sans arrêt, tout le contraire de ce qu’il faut.

Bonne description de la Falvine. Je fais oui de la tête.

— Alors, reprend-elle, si Évelyne a sa crise, ma mémé peut venir te chercher ?

Je secoue la tête.

— Elle ne pourra pas. La nuit, la porte du donjon est fermée de l’intérieur.

— Et on ne peut pas, pour un soir ?...

Je dis d’un ton sévère :

— Absolument pas. Les consignes de sécurité n’admettent pas d’exception.

Elle me regarde, très déçue.

— Il y a une solution, dis-je. C’est que j’installe Évelyne, dans ma chambre, sur le canapé laissé libre par Thomas.

— Tu ferais ça ! dit-elle avec joie.

— Pourquoi pas ?

— Seulement, je te préviens, dit Catie avec honnêteté. Si tu l’installes dans ta chambre, après c’est fini. Elle ne voudra plus s’en aller.

Je souris.

— Ne t’inquiète pas. Elle décampera bien un jour.

Elle sourit aussi. Je vois bien qu’elle est immensément soulagée.

Évelyne qui, la nuit de son arrivée à Malevil, a couché avec la Falvine et Jacquet au second étage du logis, montre une folle joie à la nouvelle qu’elle va partager ma chambre. Mais elle n’a pas le temps de s’y abandonner. À peine est-elle couchée sur le canapé, et Miette, qui m’a aidé à faire son lit, sortie de la pièce, que sa crise commence. Évelyne suffoque. Son nez se pince, la sueur ruisselle sur son front. Je n’ai jamais vu personne souffrir d’une crise d’asthme et ce que je vois est terrifiant : un être humain qui n’arrive plus à respirer. Il me faut quelques secondes pour maîtriser mon émotion. C’est la première des choses que j’ai à faire, car Évelyne me regarde avec des yeux angoissés et je dois retrouver mon calme pour la calmer. Je l’assois le dos contre les oreillers, mais ceux-ci ne tiennent pas, le canapé ne comporte pas de dosseret. Je la prends dans mes bras et la transporte sur mon lit. C’est un grand lit à deux places hérité de l’oncle, avec un dosseret rembourré contre lequel je la cale. J’évite de la regarder. À l’entendre lutter pour retrouver son souffle, j’ai l’impression qu’elle va s’asphyxier. Le caleil éclaire peu, mais la nuit est claire et je vois distinctement ses traits crispés. Je vais ouvrir la fenêtre tout grand et prenant dans mon armoire mon dernier flacon d’eau de Cologne, j’en humecte un gant de toilette et je le lui passe sur le front et sur le haut de la poitrine. Elle ne me regarde plus. Elle est incapable de parler, elle a les yeux fixés droit devant elle et la tête renversée en arrière, les joues ruisselantes de sueur, elle tousse et elle halète. Comme ses cheveux paraissent la gêner en retombant sans cesse sur son front, je vais chercher dans le tiroir de mon bureau un bout de ficelle et je les lui attache.

Voilà tout ce que j’ai pour la soigner : un flacon d’eau de Cologne et un bout de ficelle. Je ne possède pas de dictionnaire médical, mes connaissances dans ce domaine sont nulles, et le Larousse en dix volumes de l’oncle ne va m’être d’aucun secours, je le crains. Avec difficulté, car le caleil éclaire peu, je lis quand même l’article sur l’asthme. Je n’y trouve que des noms de médicaments disparus : belladone, atropine, novocaïne. Évidemment, ils ne vont pas me donner des remèdes de bonne femme. C’est pourtant ce qu’il me faudrait.

Je regarde Évelyne. Je touche du doigt notre dénuement, notre impuissance. Je pense aussi à ce qui se passerait, si j’avais une nouvelle crise d’appendicite, moi qui ai négligé de me faire opérer quand je le pouvais.

Je m’assieds à côté d’Évelyne. Elle me jette alors un regard si plein d’angoisse que ma gorge se serre. Je lui parle, je lui dis que ça va passer, et dès que ses yeux ne sont plus sur les miens, je l’observe. Je note au bout d’un moment qu’elle a plus de difficulté à vider sa poitrine qu’à inspirer. Je ne sais pourquoi, je m’étais imaginé le contraire. Si je comprends bien, elle s’asphyxie deux fois : parce qu’elle ne rejette pas assez vite l’air vicié, et parce qu’elle n’inspire pas assez vite l’air neuf. Mais le blocage paraît jouer davantage dans le sens de l’expiration que dans l’autre. En plus de cela, il y a la toux. Elle a pour but, je suppose, d’expulser ce qui empêche la respiration. C’est une toux sèche, qui la secoue et l’épuisé. Et elle n’expulse rien du tout.

À regarder sa poitrine maigre se creuser et se soulever, il me vient une idée. Et si je l’aidais à respirer, par des procédés mécaniques ? Non pas en l’allongeant à plat sur le dos, mais comme elle est, dans une position qui lui permettrait de tousser et au besoin, de cracher. Je m’assieds sur le lit, je m’appuie contre son dosseret, et la soulevant dans mes bras, je la place entre mes deux jambes de façon à ce qu’elle me tourne le dos. Je pose alors mes deux mains sur le haut de ses bras, et j’accompagne son mouvement d’expiration par un double mouvement. Je pousse ses épaules en avant et je penche en même temps son thorax. Pour l’inspiration, je fais l’inverse, je ramène les épaules en arrière et je tire son buste vers moi jusqu’à ce que son dos touche ma poitrine.

BOOK: Malevil
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