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Authors: Robert Merle

Tags: #Science Fiction

Malevil (44 page)

BOOK: Malevil
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Je souligne de la voix : objectivité. Peine perdue. En temps normal, Thomas est déjà imperméable à l’humour. À plus forte raison maintenant.

— Alors, c’est oui ? dit-il avec anxiété. On l’emmène ?

Je le regarde, cette fois, très sérieusement.

— Tu vas me promettre une chose, Thomas. De ne prendre aucune initiative dans cette affaire.

Il hésite, mais quelque chose dans mon ton et mes yeux doit le faire réfléchir, car il dit :

— Je te promets.

Je tourne le dos, je fais envoler Craâ que je trouve trop lourd sur mon épaule et je remonte la grand-rue. Tout au fond, le grand portail vert sombre vient de s’ouvrir et les conversations, d’un seul coup, s’arrêtent Le premier à franchir le seuil, c’est Armand, la trogne hargneuse et fermée. Puis vient quelqu’un de bien savoureux, que je ne connais pas, mais que je reconnais comme étant Gazel d’après la description de Marcel. Et enfin, Fulbert paraît C’est un bon comédien. Il ne se contente pas d’apparaître. Il fait son entrée. Laissant à Gazel le soin de refermer la porte derrière lui, il s’immobilise, promenant son regard sur la foule d’un air paternel. Il est vêtu de son même complet anthracite, de la chemise que je lui ai « cédée », de sa cravate de tricot gris, et il porte en sautoir sa croix pectorale, dont il tient l’extrémité entre le pouce et l’index de la main gauche, comme pour puiser en elle son inspiration. Le soleil fait briller son casque de cheveux noirs et creuse son masque ascétique illuminé de ses beaux yeux louches. Il ne plastronne pas, Fulbert. Bien au contraire, il tient son corps un peu en retrait de sa tête, pour bien marquer le peu de cas qu’il fait de lui. Les yeux fixés sur les Roquais, il a l’air bénin, patient, prêt au martyre.

Dès qu’il me voit, montant vers lui et fendant la petite foule, il sort de son immobilité et s’avance vers moi, les mains tendues au bout de ses bras d’un air joyeux et fraternel.

— Bienvenue à La Roque, Emmanuel, dit-il de sa belle voix grave, en me prenant la main droite dans sa dextre et en posant sur elle au surplus sa main gauche comme pour emprisonner un trésor. Quelle joie de te revoir ! Bien entendu, il n’y a aucun problème, poursuit-il en laissant partir à regret mes phalanges, Colin n’étant pas La Roquais, il va sans dire que les décrets de La Roque ne s’appliquent pas à lui. Il peut donc déménager son magasin.

Ceci fut dit très vite et sur un ton très négligent, comme si la question ne s’était jamais posée.

— Voici donc la vache, enchaîne-t-il d’un ton émerveillé en se tournant vers elle, et en élevant les bras comme s’il allait la bénir. N’est-ce pas un miracle que le Bon Dieu ait créé une bête qui, à partir du foin et de l’herbe, puisse tirer du lait ? Comment s’appelle-t-elle ?

— La Noiraude.

— La Noiraude nous donnera cependant du lait blanc, poursuit-il avec un petit rire ecclésiastique, que seuls Fabrelâtre et Gazel reprennent en écho. Mais je vois aussi tes amis, Emmanuel. Bonjour, Colin. Bonjour, Thomas. Bonjour, Jacquet, dit-il avec bonté, mais sans s’avancer ni leur serrer la main, montrant ainsi qu’il met quelque distance entre le maître et ses compagnons. Pour Miette et Falvine, il se contente d’un signe de tête. Je sais aussi que tu nous a fait de beaux cadeaux, Emmanuel, dit-il en tournant vers moi ses yeux noirs humides de bonté. Du pain, de la viande, du beurre !

À chaque exclamation, ses deux bras s’élèvent en même temps dans l’air.

— Les deux tourtes et le beurre sont des cadeaux, dis-je d’une voix nette. Mais pas la viande. Viens voir, Fulbert.

Je le précède jusqu’à l’échoppe du boucher.

— Comme tu constates, ce n’est pas petit. La moitié d’un veau. J’ai dit à Lanouaille de ne pas attendre pour le couper, vu que la journée s’annonce chaude et qu’il n’y a plus de frigidaires.

Je reprends :

— Pour le pain et le beurre, encore une fois, ce sont des cadeaux. Mais pour le veau, non. Pour le veau, Malevil attend de La Roque une contrepartie en sucre et en savon.

Trois choses au moins déplaisent à Fulbert dans ce discours : Je l’appelle Fulbert dans son fief. Le découpage du veau est d’ores et déjà irréversible. Et j’exige de lui de l’épicerie. Mais il ne laisse rien paraître de son mécontentement. Il admire le veau avec suavité.

— C’est la première viande fraîche que nous aurons à manger depuis la bombe, dit-il de sa belle voix de baryton, en promenant ses yeux mélancoliques sur moi, sur mes compagnons et sur les La Roquais toujours silencieux. Je m’en réjouis pour nous tous. En ce qui me concerne, comme tu sais, Emmanuel, j’ai très peu de besoins. Tu te doutes qu’un homme dans l’état où je suis, qui a déjà un pied dans la tombe, ne peut plus avaler grand-chose. Mais d’un autre côté, tant que je vivrai, je me considère comme comptable des maigres réserves de La Roque et tu m’excuseras d’en user avec toi avec parcimonie.

— Les cadeaux sont des cadeaux, dis-je avec froideur. Mais le troc, c’est le troc. Si les échanges de Malevil à La Roque doivent continuer, il ne faut pas que la contrepartie soit dérisoire. Il me semble que je ne suis pas trop exigeant en demandant dix kilos de sucre et quinze paquets de lessive pour la moitié d’un veau.

— Nous verrons, Emmanuel, dit Fulbert d’une voix douce. Je ne sais combien il nous reste de sucre (et je vois qu’il foudroie de l’oeil Gazel qui allait parler), mais nous ferons l’impossible pour te satisfaire, du moins pour te satisfaire à peu près. Tu t’es déjà rendu compte que nous vivons ici dans la plus complète pauvreté. Rien de commun, certes, avec l’abondance qui règne à Malevil. (Ici, il regarde ses paroissiens d’un air entendu.) il faudra que tu nous pardonnes, Emmanuel, nous ne pouvons même pas vous inviter à déjeuner.

— De toute façon, dis-je, je comptais repartir dès que j’aurais pris livraison des chevaux, des fusils et de l’épicerie.

Enfin, pas tout à fait. Il faut bien qu’avant de partir, je prenne le temps de détendre un peu les juments.

Je le mets au courant de mon projet sur l’esplanade.

— Mais c’est une excellente chose ! dit Fulbert, aussitôt séduit à l’idée de jouer les bons princes sans qu’il lui en coûte. Nous n’avons, hélas, que peu de distractions dans la paroisse. Ton numéro sera le bienvenu, Emmanuel, surtout s’il n’est pas trop dangereux pour toi. Eh bien, allons-y, dit-il avec un grand geste généreux des deux bras pour laisser venir à lui ses ouailles. Ne perdons pas de temps, puisque tu es pressé. Mais je ne vois pas Catie, poursuit-il, tandis que Gazel et Armand, sur un signe, ouvrent tout grands les battants du portail, et que les La Roquais s’avancent dans l’allée du château en s’animant quelque peu, mais sans hausser la voix.

— Évelyne a une crise d’asthme et Catie la soigne, dis-je, je l’ai entendu dire à l’instant.

Et pour éviter qu’il s’attarde, je m’avance dans l’allée d’un pas rapide.

Je veux réserver les chevaux pour la bonne bouche et je demande d’abord à Fulbert de me livrer les fusils, les cartouches et l’épicerie. Fulbert me confie aux soins de son vicaire, après lui avoir remis son trousseau de clefs et dit quelques mots à voix basse. Jacquet et Colin me suivent avec deux grands sacs.

Je ne sais si dans le couple fameux de comiques américains, c’est Laurel le gros et Hardy le petit, mais Gazel, en tout cas, me fait penser au plus mince. Il a le même long cou, le visage maigre, le menton pointu, les yeux saillants, l’air niais. À la différence de son sosie, pourtant, ses cheveux grisonnants ne sont pas hirsutes, mais très bien coiffés, avec des coques faites au fer, comme celles de mes 6oeurs. Il a les épaules étroites, la taille fine, les hanches larges, et il est enveloppé d’une blouse blanche immaculée d’infirmier qu’il serre, non pas au niveau de l’ombilic comme un homme aurait fait, mais beaucoup plus haut. Sa voix n’est ni masculine ni féminine, elle est neutre.

Je chemine à ses côtés dans un interminable couloir dallé de marbre du château.

— Gazel, dis-je, je crois savoir que Fulbert a l’intention de t’ordonner prêtre.

— Non, non, pas exactement, dit Gazel de sa voix indéfinissable. M. le curé a l’intention de me présenter au suffrage des fidèles de La Roque.

— Et de t’envoyer à Malevil ?

— Si du moins vous voulez de moi, dit Gazel avec une humilité qui, chose curieuse, ne sonne pas du tout faux.

— Nous n’avons rien contre toi, Gazel. D’un autre côté, je suppose que cela te fera de la peine, de quitter le château de La Roque et ta petite maison du bourg.

— Oui, dit Gazel, avec une franchise qui m’étonne. Surtout ma maison.

— Eh bien, dis-je, tu n’auras pas à le faire. J’ai été élu dimanche soir abbé de Malevil à l’unanimité des fidèles.

J’entends derrière moi un petit rire et je suppose que c’est Colin, mais je ne me retourne pas. Quant à Gazel, il s’arrête et me regarde de ses yeux saillants. Ils ont l’air perpétuellement étonnés à cause de cette saillie même et aussi à cause de la distance anormale qui sépare les sourcils des paupières. C’est cette conformation qui donne à Gazel un air niais, air trompeur, car il n’est pas sot. Je remarque aussi un gonflement sur le côté de son long cou. C’est, je crois bien, un début de goitre, et j’en suis surpris, car ce sont surtout les vieilles femmes, chez nous, qui souffrent de cette affection. Mais de toute façon, le pauvre garçon, aucune de ses glandes ne doit fonctionner bien normalement.

— Vous l’avez dit à M. le curé ? demande Gazel de sa voix fluette.

— Je n’en ai pas eu encore l’occasion.

— C’est que M. le curé va être très contrarié, dit Gazel en se remettant à marcher à mes côtés dans le couloir.

Ce qui veut dire, je suppose, que lui, il ne l’est pas du tout. La perspective de quitter La Roque et de ne plus pouvoir tous les matins briquer une maison déjà propre a dû lui paraître affreuse. Au fond, pas antipathique, Gazel. Doux maniaque adorant son curé, rêvant d’entrer intact au paradis avec ses belles boucles, sa blouse blanche sans tache, sa petite âme bien récurée, et une fois là, de se jeter aussitôt dans le giron de la vierge Marie. Inoffensif. Non, peut-être pas. Pas tout à fait inoffensif, puisqu’il a accepté un maître comme Fulbert et qu’il ferme les yeux sur l’injustice.

La porte de la cave est fermée à clef à double tour et Gazel la déverrouille. C’est là que Fulbert a entassé les trésors arrachés à La Roque par la persuasion. La cave est divisée en deux. Dans celle où nous sommes, les biens non comestibles. Dans une autre cave, séparée de la première par une porte munie d’un énorme cadenas, l’épicerie, la charcuterie, le vin. Dans celle-ci, Gazel ne me permet pas d’entrer. Ce que j’en vois, c’est par deux brefs coups d’oeil quand il entre et quand il ressort.

Dans la première cave, les fusils sont rangés à un râtelier, et sur une étagère qui court le long du râtelier, les munitions sont classées avec le plus grand soin.

— Voilà, dit Gazel de sa voix sans timbre. Tu choisis.

Je suis stupéfait de cette générosité. Je comprends aussitôt qu’elle est due à l’ignorance et de Fulbert et de Gazel, mais je ne laisse rien paraître de mon étonnement, et je regarde Colin pour qu’il ne fasse pas de commentaire. Je compte onze fusils, et parmi ces onze, pour la plupart des fusils de chasse campagnards, je vois, brillant comme un pur-sang au milieu d’humbles rosses, un superbe Springfield que Lormiaux a dû acheter pour participer à un safari de luxe. Arme coûteuse, capable de tirer un buffle à cent cinquante mètres (avec deux ou trois bons tireurs cachés pour suppléer à la maladresse du client). Je ne la prends pas tout de suite, je vérifie d’abord les munitions. Le calibre correspondant est là, et en quantité. Les deux autres choix sont rapides : un 22 long rifle à lunette qui a dû appartenir au fils Lormiaux, et en troisième position, le meilleur des fusils de chasse à deux coups. Là aussi, les munitions abondent. Elles prennent place au fond du sac dans lequel j’enferme les trois armes en priant Jacquet de le ficeler pour ne pas qu’elles cognent l’une contre l’autre pendant le transport. Gazel se saisit alors du deuxième sac et nous priant de rester où nous sommes, — c’est la règle, dit-il en s’excusant — il entre seul dans l’épicerie et en ressort au bout d’un moment en me tendant le sac plein.

Un peu plus tard, j’éprouve avec Armand dans le box des chevaux quelques difficultés. Les deux juments, dont j’expliquerai plus tard les particularités, n’ont pas dû manger beaucoup de grain depuis le jour de l’événement. Car je les trouve assez levretées, sales aussi de surcroît, et ne voulant pas monter des bêtes aussi crottées, je passe un certain temps à les étriller et à les brosser, sous l’oeil pâle d’Armand. Il ne me quitte pas d’un pouce, mais sans m’aider. Il n’intervient que lorsqu’il me voit me diriger vers la sellerie et faire choix de deux selles, et les placer à cheval l’une après l’autre sur la mi-cloison.

— Et qu’est-ce que tu vas faire de ces selles ? demande-t-il d’un ton rogue.

— Seller les juments, bien sûr.

— Ah, mais non, dit-il. Pas d’accord ! Moi, j’ai l’ordre de te donner les juments, mais pas les selles. Ou alors, tu les rapportes ici après ton numéro.

— Et comment veux-tu que je ramène les chevaux à Malevil ? À cru ? Des chevaux pareils ?

— Ça, ça m’est égal. Tu n’avais qu’à apporter ton équipement.

— À Malevil, j’ai des selles pour les chevaux qui me restent, j’en ai pas pour ceux-là.

— Tant pis.

— Mais voyons, Armand, je ne prive pas La Roque. Il vous reste trois selles pour vos trois hongres.

— Et l’usure ? Et le remplacement ? Surtout que tu as pas pris les plus laides. Des selles de chez Hermès que j’ai été acheté à Paris avec le père Lormiaux ! Deux cent mille balles chacune. Oh, tu t’es pas trompé ! Tu as le coup d’oeil ! Mais moi aussi !

Je ne réponds pas. Je me remets à étriller une des juments. Ça ne ressemble pas à Armand de prendre à coeur les intérêts de son patron, que celui-ci soit Lormiaux ou Fulbert A quoi rime cette opposition ? Petite vengeance pour le magasin de Colin ?

— Je ne vois pas pourquoi tu fais du zèle, dis-je au bout d’un moment Fulbert, il s’en fout, des selles.

— Je suis bien d’accord, dit Armand. Le Fulbert, tout ce qui n’est pas la bouffe, il connaît pas. D’un autre côté, si je lui dis : attention, faut pas donner les selles, elles valent deux cent mille balles chacune, toi, tu peux être sûr d’une chose, tu les auras pas. Pas à l’oeil, en tout cas.

Je discerne deux choses, dans ce discours. D’abord, le petit bout de l’oreille d’un chantage. Et ensuite, le manque total de respect d’Armand pour son curé. Ce qui laisse supposer un partage secret du pouvoir entre les deux larrons, Gazel et Fabrelâtre suivant, mais à distance, sans avoir leur mot à dire.

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