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Authors: Robert Merle

Tags: #Science Fiction

Malevil (41 page)

BOOK: Malevil
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Je note que ni Pimont, ni Marcel, ni Lanouaille ne regardent Fabrelâtre quand il parle. Et je note aussi que Marcel, vif et bouillant comme il est, ne s’est pas rebiffé quand Fabrelâtre, en public, l’a réprimandé pour son juron. À voir les yeux anxieux et affamés que la foule fixe sur les deux tourtes, il est clair qu’elle est d’accord pour une distribution immédiate. Mais à part Marcel et Pimont, personne n’a osé parler. Le mou, le terne, l’amorphe Fabrelâtre tient en échec vingt personnes !

— Ah, vaï, dit tout d’un coup le vieux Pougès en s’adressant à Lanouaille en patois (et aussitôt, j’ai la certitude que Fabrelâtre ne comprend pas le patois), partage, petit, que j’ai déjà l’eau à la bouche, de cette tourte !

Du vieux Pougès, je parlerai plus tard. Il s’est exprimé en riant sur le ton de la plaisanterie, mais personne ne fait écho à son rire. Un silence tombe. Lanouaille me regarde et regarde ensuite le grand portail vert sombre du château, comme s’il craignait de le voir s’ouvrir tout d’un coup.

Comme le silence se prolonge, je comprends que le moment est venu d’intervenir.

— En voilà une discussion ! dis-je avec un petit rire jovial. Vous en faites, des histoires, pour rien du tout ! Il me semble que si vous êtes embarrassés, vous n’avez qu’à décider à la majorité des présents. Voyons, enchaînai-je en élevant la voix, qui est pour le partage immédiat ?

Il y a un moment de stupeur. Puis Marcel et Pimont lèvent la main. Marcel avec une violence contenue, et Pimont plus posément, mais d’une façon tout à fait résolue. Lanouaille baisse les yeux, d’un air gêné. Au bout d’une seconde, le vieux Pougès s’avance d’un pas et lève l’index droit en me regardant d’un air entendu, mais sans le décoller de sa poitrine, si bien que Fabrelâtre devant qui il est placé ne peut l’apercevoir. Cette petite ruse me fait honte pour lui et je ne compte pas sa voix.

— Deux pour, dis-je sans qu’il proteste. Et maintenant, qui est contre ?

Fabrelâtre, seul, lève le doigt et Marcel ricane tout haut, mais toujours sans le regarder. Pimont sourit d’un air de dérision.

— Qui s’abstient ?

Personne ne bouge. Je promène mon regard sur les La Roquais. C’est incroyable : ils n’osent même pas s’abstenir.

— Par deux voix contre une, dis-je d’une voix égale, le partage immédiat est voté. Il s’effectuera sous le contrôle des donateurs. Thomas et Jacquet seront responsables.

Thomas, qui poursuit une conversation animée avec la Catie (je note de la détailler plus tard à loisir) s’avance, suivi de Jacquet, et la foule s’ouvre devant eux avec docilité pour les laisser entrer dans l’échoppe de Lanouaille. Je jette un coup d’oeil rapide à Fabrelâtre, jaune et déconfit. Il faut qu’il soit bien stupide, celui-là, pour s’être prêté à mon vote et pour avoir voté lui-même, révélant ainsi son isolement. En lui-même, je m’en rends compte, ce grand niquedouille n’est rien. C’est la force derrière le portail vert qui mène le jeu.

Lanouaille se met avec empressement au travail et tandis qu’il commence à couper les tourtes, je vois qu’Agnès, son bébé sur les bras, se tient un peu à l’écart, laissant son mari faire la queue. Elle me paraît un peu amaigrie, mais toujours aussi agréable, avec ses cheveux blonds brillant au soleil, ses yeux marron clair qui me donnent toujours l’impression d’être bleus. Je m’approche. À la voir, je sens se réveiller le vieux petit faible que j’ai eu pour elle. Et elle, de son côté, elle me regarde avec des yeux affectueux et tristes, l’air de me dire : eh bien, tu vois, mon pauvre Emmanuel, si tu t’étais décidé il y a dix ans, c’est à Malevil, aujourd’hui, que je serais. Je sais bien. Voilà encore une des choses que je n’ai pas faites dans la vie. Et j’y pense souvent. Pendant que nous échangeons ainsi nos pensées, la conversation s’engage au niveau des paroles. Je caresse son bébé sur la joue, le bébé qui aurait pu être le mien. J’apprends d’Agnès que c’est une fille et qu’elle va avoir huit mois.

— Il paraît, Agnès, que si on avait pas donné la vache à La Roque, tu n’aurais pas voulu confier ta petite fille à Malevil. C’est vrai ?

Elle me regarde avec des yeux indignés.

— Qui t’a dit ça ? On en a même jamais parlé !

— Tu sais bien qui.

— Ah, celui-là ! dit-elle avec une colère contenue. Mais je note qu’elle baisse la voix, elle aussi.

À ce moment, je vois du coin de l’oeil Fabrelâtre qui se dirige d’une façon furtive vers le portail vert.

— Monsieur Fabrelâtre ! dis-je d’une voix forte.

Il s’arrête, se retourne et tous les yeux convergent vers lui.

— Monsieur Fabrelâtre, dis-je en souriant avec jovialité, tandis que je m’avance vers lui, je vous trouve bien imprudent de vous éloigner pendant la distribution !

Toujours souriant, je le prends par le bras sans qu’il réagisse, et je lui dis d’un ton mi-figue, mi-raisin :

— N’allez donc pas réveiller Fulbert. C’est un homme, comme vous savez, de santé fragile. Il a besoin de beaucoup de sommeil. Je sens son bras mou et sans muscles trembler sous le mien, et sans relâcher mon étreinte je le ramène vers l’échoppe, à petits pas.

— Mais, il faut bien que M. le curé soit prévenu de votre arrivée, dit-il d’une voix sans timbre.

— Rien ne presse, monsieur Fabrelâtre. Il est à peine 8 heures 1/2 ! Tenez, allez donc aider Thomas à distribuer les parts.

Et il obéit, ce grand cierge ! Il obtempère ! Il est assez mou et assez bête pour participer au partage qu’il a désapprouvé. Marcel, les bras croisés sur son tablier de cuir, se permet de rigoler tout haut et tout seul, sans être imité de personne, sauf de Pimont. Mais Pimont, j’ai maintenant un peu honte de le regarder, après l’entretien un peu trop tendre que je viens d’avoir avec les yeux de sa femme.

Je vais me diriger vers Catie quand le vieux Pougès m’intercepte. Je le connais bien. Si mes souvenirs sont exacts, il vient d’avoir soixante-quinze ans. Il est petit, il a peu de graisse, peu de cheveux, peu de dents et très peu d’ardeur au travail. La seule chose qu’il a en abondance, c’est sa moustache, d’un blanc jaunâtre, qui retombe à la gauloise de chaque côté de ses lèvres et dont il est fier, je crois, car il la lisse volontiers d’un air malin. Moi, Emmanuel, me disait-il quand je le rencontrais à Malejac, j’ai l’air de rien, mais je les ai tous bien baisés. D’abord, ma femme qui crève. Et d’une. Une vipère, tu la connaissais. Ensuite, à soixante-cinq ans, ma retraite de cultivateur et aussitôt, je fous ma ferme en viager. Et aller, moi bien tranquille à La Roque, à toucher des deux côtés, que je vis, comme qui dirait, aux frais de la princesse. À rien foutre. Dix ans que ça dure ! Et c’est pas fini. À quatre-vingt-dix, que je mourrai, comme le pé. Ça
me
fait que j’ai encore quinze ans de cette bonne vie à tirer ! Et eux autres qui payent !

Je rencontrais Pougès et sa moustache à Malejac, parce que tous les jours, même par neige, il faisait à bicyclette les quinze kilomètres qui séparent La Roque de Malejac pour venir prendre deux verres de vin blanc dans le bistrot que l’Adélaïde avait ouvert sur le tard à côté de son épicerie. Deux verres, pas plus. Un qu’il se payait. Et un qu’elle lui offrait, toujours bonne fille pour ses anciens. Et là aussi, Pougès profitait. Le verre gratuit, il le laissait durer.

— Et comment que ça se fait, me dit Pougès à voix basse en tirant sur sa moustache, et en me regardant d’un air malin, que tu m’as pas compté ma voix ?

— Je t’ai pas vu, dis-je avec un petit sourire. Tu as pas dû lever la main assez haut. La prochaine fois, faudra y aller plus carrément.

— Quand même, dit-il en m’entraînant à l’écart, j’ai voté pour. Rappelle-toi bien, Emmanuel, j’ai voté pour. Je suis pas d’accord avec ce qui se passe ici.

Et pas d’accord non plus pour se mouiller, j’en suis sûr.

— Ça doit te manquer, dis-je poliment, les petites balades en vélo et les deux petits coups de blanc à Malejac.

Il me regarde en hochant la tête.

— Les balades, ça me manque pas, vu que, tu croirais pas, Emmanuel, mais je continue mon vélo tous les jours sur la départementale. C’est plutôt qu’il y a plus rien au bout pour me reposer. Car le vin du château, eh bé, tu peux toujours courir pour que ces salauds là m’en donnent même un dé à coudre ! poursuit-il avec une rage contenue.

— Écoute donc, dis-je en patois. Maintenant que la route est dégagée, pourquoi que tu pousserais pas jusqu’à Malevil de temps en temps ? Que la Menou elle demanderait pas mieux que de te payer un coup de rouge de notre vigne, qu’il vaut bien le blanc à l’Adélaïde.

— Mais c’est pas de refus, dit-il en cachant à peine le sentiment de triomphe quasi insolent que lui donne l’idée de cette consommation gratuite. Et que tu es bien poli, Emmanuel ! Et que je le dirai à personne, des fois qu’il y en ait qui voudraient abuser !

Là-dessus, il me donne une petite tape amicale sur le gras du bras, il me sourit et cligne de l’oeil en tirant sur sa moustache, me payant ainsi à l’avance de tout le vin qu’il va tirer de moi. Et l’on se quitte l’un et l’autre contents, lui d’avoir retrouvé une princesse, et moi, d’avoir établi une liaison régulière et discrète avec La Roque.

Dans l’échoppe de Lanouaille, la distribution touche à sa fin. Dès que les gens ont reçu leur part de pain et de beurre, ils regagnent en hâte leur logis, comme s’ils craignaient au dernier moment d’être dépossédés.

— Et maintenant, dis-je à Lanouaille, tu découpes la viande, sans tarder.

— C’est que ça va prendre un bout de temps, dit Lanouaille.

— Commence, en tout cas.

Il me regarde — gentil garçon, si fort et si timide — puis il va décrocher la moitié du veau, la jette sur son étal et commence à aiguiser son couteau. Il ne reste plus dans l’échoppe que Marcel, Thomas, Catie et une fillette qu’elle tient par la main. Jacquet, le partage fini, est allé donner un coup de main à Colin qui, quelques mètres plus bas dans la traverse, charge sa ferraille sur sa charrette. La Falvine et Miette, que je ne vois nulle part, doivent être chez des amis du bourg. Quant à la Noiraude que, chose étrange, tout le monde a un peu oubliée à la vue des tourtes, elle est attachée à un anneau à la droite du grand portail vert, le mufle fourré dans une botte de foin que le Jacquet a eu le bon sens d’apporter.

J’ai enfin les loisirs de détailler Catie. Elle est plus grande et moins bien en chair que Miette, ayant dû être influencée à La Roque par les magazines féminins et leur culte de la maigreur. Elle a, comme sa soeur, un nez et un menton un peu forts, de beaux yeux noirs, mais ceux-ci très fardés, une bouche saignante de rouge et une chevelure moins abondante, mais plus élaborée. Elle porte un blue-jean très collant, une chemisette bariolée, une large ceinture à boucle d’or, et aux oreilles, autour du cou, aux poignets et aux doigts un grand nombre de bijoux de fantaisie. Ainsi faite et ornée, elle paraît sortir d’une des bonnes pages de
Mademoiselle Âge Tendre,
et son attitude déhanchée, désinvolte et nonchalante, un bras appuyé contre le mur de l’échoppe et le bassin sorti et porté en avant, est me semble-t-il, copiée sur les mannequins du catalogue de la Redoute.

La Catie, à mon avis, n’a pas le regard aussi doux que Miette, mais il doit être chargé d’une agressivité sexuelle très efficace, à voir la façon dont il a en quelques minutes happé, retenu et ligoté. Thomas, debout devant elle et tout transi. Quand nous sommes descendus de la charrette, la Catie a dû faire son choix en un clin d’oeil, et elle s’est fixée sur son vis-à-vis avec une rapidité et une force qui, à mon sens, ne laissent aucun espoir à l’intéressé.

— Emmanuel, me dit Marcel, tu ne connais pas ma petite nièce.

Je serre la main de la petite nièce, je lui dis quelques mots, elle me répond, et en marge de cette cérémonie sociale, elle m’enveloppe d’un regard expert et rapide. Me voilà jugé, jaugé et pesé, non dans mon être moral, et encore moins dans mon intellect, mais en tant qu’éventuel partenaire dans la seule activité qui lui paraît importante dans la vie. Et je reçois une bonne note, je crois. Là-dessus, la Catie retourne sur Thomas le plein feu de ses yeux. Ce qui me surprend dans cette affaire, c’est l’extraordinaire vitesse et presque la brutalité avec laquelle le processus d’appropriation de Thomas s’est enclenché. Il est vrai que rien n’est normal dans la vie que nous vivons depuis le jour de l’événement. À preuve, la façon dont le problème de la distribution vient de se poser à La Roque. À preuve aussi le fait qu’aucun d’entre nous n’a jugé bon de poser le fusil qu’il porte en bandoulière, même Colin, qu’il doit beaucoup gêner, pourtant, pour charger la charrette.

— Et toi ? dis-je à la fillette que Catie tient à la main, et qui, délaissée par les intenses prises de regards qui se jouent au-dessus de sa tête, s’amuse depuis un moment à suivre tous mes mouvements. Tu t’appelles comment ?

— Évelyne, dit-elle en tenant fixés sur moi avec gravité des yeux bleus cernés et creusés qui occupent plus de la moitié de son visage maigre encadré de longs cheveux blonds absolument rai des qui tombent jusqu’à la saignée du coude. Je la prends des deux mains sous les aisselles et la soulève jusqu’à la hauteur de mon visage pour l’embrasser, mais aussitôt, elle passe ses deux jambes de chaque côté de mes hanches et ses deux bras maigres autour de mon cou. Tout en me rendant mes baisers avec une expression de bonheur, elle s’agrippe à moi des mains et des pieds avec une vigueur qui me surprend.

— Dis donc, dit Marcel en se tournant vers moi, si tu as un moment, j’aimerais te voir dans ma boutique avant que les autres salauds rappliquent.

— Bien volontiers, dis-je. Vous deux (ceci en me tournant vers Catie et Thomas) allez donc aider Colin à charger sa charrette. Descends, Évelyne, lâche-moi, repris-je en faisant effort pour ouvrir ses petits bras maigres, tandis que Catie prend Thomas par la main et l’entraîne dans la rue.

— Non, non, dit Évelyne en se collant contre moi. Porte moi comme ça chez Marcel.

— Tu descendras, si je te porte ?

— C’est promis.

— Tu n’en a pas fini, si tu lui cèdes, à cette petite garce, dit Marcel.

Il ajoute :

— Elle vit chez moi depuis la bombe. C’est Catie qui s’en occupe. Et crois-moi, c’est quelquefois bien pénible, vu qu’elle a de l’asthme. Les nuits qu’on passe, c’est quelque chose.

C’est donc là l’orpheline dont a parlé Fulbert et dont « personne à La Roque ne consent à s’occuper ». Quel être déplaisant. Il ment comme il respire, même quand ce n’est pas utile.

BOOK: Malevil
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