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Authors: Robert Merle

Tags: #Science Fiction

Malevil (37 page)

BOOK: Malevil
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Je connais bien Armand. C’est l’homme toutes mains du château. Mais il a plus de mains pour recevoir des pourboires que pour travailler. En outre, il est sournois, brutal. Et je sais la façon dont il monte. Au château, ils ont trois hongres et deux juments, mais les Lormiaux (et Armand quand ils n’étaient pas là) ne montaient que les hongres. Ils avaient peur des juments, et je sais bien pourquoi.

— Les deux que j’ai en vue, dis-je, ce sont les juments. Personne n’a jamais pu les monter. D’ailleurs, j’avais déconseillé aux Lormiaux de les acheter. Armand a dû te le dire. Cependant, si tu veux les garder, garde-les, c’est ton affaire.

— Quand même, dit Fulbert, les donner toutes les deux ? Pour une seule vache ? Et en plus les fusils ? Je trouve tes conditions un peu dures.

Je dis avec un rien de sécheresse :

— Ce ne sont pas les miennes, ce sont celles de Malevil. Elles ont été prises hier soir à l’unanimité des voix et je ne peux rien y changer. Si elles ne te conviennent pas, abandonnons la transaction.

Cette fausse rupture de maquignon l’impressionne et l’ébranlé. À son air, je sais déjà qu’il va céder. Il ne veut pas revenir les mains vides à La Roque. Mais il regarde à nouveau sa montre, s’excuse et sort de ma chambre à pas rapides.

Resté seul, je décide, comme disait ma mère, de me « faire beau » pour la messe. (Ah ! les séances de frisage avec mes soeurs, pour la confection des belles boucles !) Je retire mes bottes et ma culotte de cheval et je mets, je cite la Menou, « 
mon complet d’enterrement
 ». C’est vrai qu’à la campagne, ces temps-ci, il y avait cinq funérailles pour un mariage. Même avant la bombe, ce pays était en train de mourir.

Je suis content, sans l’être vraiment. Le bilan est très positif, pourtant. J’ai déjoué les pressions et les manoeuvres de Fulbert, je ne me suis pas confessé et pourtant, je suis sûr, il ne me rejettera pas de la communion, les autres non plus. Ça veut dire qu’à Malevil j’ai empêché de lier la communion à un interrogatoire du type inquisitorial comme il a dû le faire à La Roque. J’ai rogné ce qui serait devenu dans des mains aussi peu scrupuleuses un pouvoir redoutable, et j’ai fait cela sans qu’il puisse me présenter à La Roque comme un impie ou un hérétique.

Le troc de la vache est un des éléments les plus importants à inscrire à mon crédit. Plus encore pour les chevaux que pour les fusils. Car ces deux juments, Fulbert va me les donner, j’en suis certain. Si intelligent qu’il soit, c’est un citadin, il n’a pas l’instinct paysan. Il ne comprend pas qu’en recevant de lui ces deux juments, je possède en même temps que l’unique étalon, toute la jumenterie du pays. Il ne comprend pas que ses trois hongres morts de leur belle mort, il dépendra de moi pour sa remonte, et qu’il me concède le monopole de l’élevage hippique en des temps où le cheval représente une force de travail très importante et aussi une force militaire. Il s’est donc affaibli. Je me suis beaucoup renforcé. De ce point de vue, à mon sens, je ne crains plus rien. Sauf la traîtrise. Étant donné l’homme, je ne l’écarte pas a priori. Je me souviens de la lueur de haine dans ses yeux quand j’ai fait allusion à son imposture et à sa nuit avec Miette. Car j’ai été contraint de jouer mes cartes, de me découvrir, de répondre à son chantage par un contrechantage. Je connais ce genre d’homme : il ne me le pardonnera pas.

Comme je finis de nouer ma cravate, Thomas entre en coup de vent. Son visage ne porte plus la moindre trace de son calme habituel. Il est rouge et frémissant. Sans un mot, il passe derrière moi, ouvre sa penderie, y prend son imperméable, son casque de motocycliste, ses lunettes étanches, ses gants et le compteur de Geiger.

— Et où vas-tu donc ?

— Le baromètre baisse. Je pense qu’il va pleuvoir.

— C’est pas possible ! dis-je en jetant un coup d’oeil vers la fenêtre. Je me dirige vers elle et je l’ouvre toute grande. Le ciel, gris ce matin, s’est beaucoup assombri et surtout, il y a dans l’air cette immobilité et cette attente qui précèdent toujours la pluie. Cependant, chaque jour depuis la bombe, on a fait tant de voeux pour qu’elle vienne que je n’arrive pas à y croire. Je me retourne et je regarde Thomas.

— Et pourquoi tout l’attirail ?

— Pour vérifier si la pluie n’est pas radio-active.

Je le regarde et quand je retrouve enfin ma voix, je ne la reconnais plus, tant elle est détimbrée.

— Elle peut l’être ? Si longtemps après le jour J ?

— Mais bien sûr. S’il y a des poussières radio-actives dans la stratosphère, la pluie va les entraîner. Et ça serait une catastrophe, dis-toi bien. L’eau de notre château d’eau serait contaminée, le blé que tu as semé aussi, et nous-mêmes, si nous nous exposons à la pluie. Le résultat, c’est la mort, dans quelques mois ou dans quelques années. La mort par petits bouts.

Je le regarde, les lèvres sèches. Je n’avais pas réalisé cela. Comme tous à Malevil, je désirais la pluie pour qu’elle fasse renaître la terre. Je n’avais pas pensé qu’elle pourrait, au contraire, deux mois plus tard, achever l’oeuvre de la bombe.

Cette mort lente à retardement, c’est abominable. Â cet instant, je suis transi de peur. Je ne crois pas au diable, mais si j’y croyais, comment ne pas penser que l’homme est satanique ?

— Il faudrait nous rassembler tous, poursuit Thomas avec fièvre. Et surtout, recommander aux gens de ne pas sortir quand il commencera à pleuvoir.

— Mais ils le sont, rassemblés, dis-je. Dans la grande salle, pour la messe !

— Eh bien, allons-y, dit Thomas, vite, avant que ça tombe !

Le moment n’est pas à l’ironie et c’est à peine si m’effleure l’idée que Thomas va assister à la messe, après tout. Il sort, je le suis et dans l’escalier du premier étage, je m’aperçois que j’ai oublié Peyssou dans la chambre à côté de la mienne, avec les fusils. Je remonte seul le chercher, je lui explique la situation en deux mots, nous descendons quatre à quatre. Au rez-de-chaussée, en traversant le magasin, j’appelle Meyssonnier, mais je ne le vois nulle part, Thomas a dû déjà le prévenir et l’entraîner. Nous traversons la cour à toutes jambes, nous atteignons la grande salle, la porte est ouverte, nous entrons et Peyssou la claque derrière moi.

Je vois du premier coup d’oeil que tout le monde est là, mais dans mon affolement, je compte et je recompte, je trouve onze personnes, une de plus !, et je compte une deuxième fois avant de comprendre que le onzième, c’est Fulbert.

Thomas les a déjà avertis. Ils me regardent, pâles, sans un mot. Il est blanc, Fulbert, autant que je puis distinguer ses traits, car il tourne le dos aux deux fenêtres à meneaux, nos chaises lui faisant face, sur deux rangs, de l’autre côté de la table conventuelle. Je ne sais qui a eu l’idée d’encadrer son petit autel portatif par deux énormes bougies prises aux appliques de la cave, mais c’est plutôt une bonne idée, car le temps, dehors, s’obscurcit de minute en minute et ne laisse plus passer qu’une lumière blafarde de fin du monde.

Il y a une chaise libre au premier rang, à côté de Miette, mais juste au moment où je vais la prendre, je m’aperçois qu’à ma gauche j’aurais Momo comme voisin et le réflexe habituel joue, même dans la folle inquiétude où je suis. Je me détourne de mon chemin pour me placer au deuxième rang, à côté de Meyssonnier. Peyssou, qui est entré derrière moi, prend la chaise que je viens d’éviter.

Jamais messe, je crois, n’aura été moins écoutée, malgré la belle voix de Fulbert et les répons de Jacquet, qui lui sert d’acolyte. Car nous avons tous les yeux fixés, non sur l’officiant, mais sur les fenêtres derrière lui, avec un mélange d’espoir et d’anxiété. Et tout d’un coup, la sueur ruisselle dans mon dos, je pense, et les bêtes ? Nous, nous aurons toujours du vin. Mais les bêtes ? Que boiront-elles si le château d’eau est contaminé ? Quant à la terre, si elle est pénétrée de poussières radio-actives entraînées à sa surface et en profondeur par la pluie, qui peut dire quand s’arrêtera le cheminement du poison dans la récolte ? Je suis étonné que Thomas ne m’ait jamais communiqué ses craintes. Dans quelle trompeuse sécurité son silence nous a fait vivre depuis le jour J ! Je me disais que la seule catastrophe naturelle qui pût maintenant nous menacer, ce serait une sécheresse interminable qui tarirait les fleuves et pulvériserait la glèbe. Mais je n’avais jamais imaginé que la pluie que nous avons attendue tous les jours, jour après jour, pourrait nous apporter la mort.

Je regarde Meyssonnier parce qu’il vient de tourner la tête de mon côté, et ce que je lis dans ses yeux ce n’est pas tant l’angoisse qu’une immense stupéfaction. Oh, je le comprends bien ! Pour nous, paysans, s’il nous arrive de grogner contre le mauvais temps, à l’occasion par exemple d’un mois de juin pourri qui gâte les foins, nous savons bien que la pluie est une amie, qu’elle nous fait vivre et que sans elle nous n’aurions ni récoltes, ni fruits, ni prés, ni sources. Et maintenant, il nous faut concevoir l’inconcevable : que la pluie peut tuer ceux qu’elle nourrit.

Les yeux de Meyssonnier se reportent sur la fenêtre, les miens aussi. On ne l’aurait pas cru possible, mais le temps s’est encore assombri. La colline, de l’autre côté des Rhunes, dénudée, noircie, avec trois chicots d’arbres qui se dressent au sommet, a l’air d’un Golgotha couvert par l’obscurité. Une lumière blafarde, rasante, éclaire par-derrière ses contours, séparés du ciel noir par une ligne blanchâtre. La colline elle-même est gris anthracite, mais au-dessus, l’amoncellement des nuages est couleur d’encre, avec des traînées moins sombres çà et là. Le spectacle change de moment en moment, chargé de menaces. Je suis comme hypnotisé par lui. Chose bizarre, je ne prie pas, je n’écoute pas Fulbert, et pourtant il s’établit dans mon esprit une sorte de liaison entre ce que je regarde et le chant de ses paroles. Á cet instant, j’oublie qui est Fulbert, son imposture et ses ruses, seule compte sa voix. Sa messe, bien que je ne l’écoute pas, ce faux prêtre la dit très bien, avec gravité, avec émotion. Je ne l’écoute pas, mais je sais ce qu’elle raconte, l’angoisse d’il y a deux mille ans, la même que nous sommes, nous, en train de vivre, les yeux fixés sur les fenêtres.

Tant les nuages sont noirs et bas, je suis sûr maintenant que la pluie va éclater. Les minutes qui la précèdent sont interminables. Elle prend son temps ! Et ça devient une telle torture d’attendre que je désire presque que la pluie soit là, qu’elle en finisse avec nous et que le compteur de Thomas nous annonce notre arrêt de mort. Je jette un coup d’oeil à Meyssonnier assis à côté de moi, je vois sa pomme d’Adam remonter dans son cou maigre. Il est en train d’avaler sa salive. Comme sa chaise est un peu en retrait par rapport à la mienne, je distingue Thomas de profil, qui détache avec peine ses lèvres collées l’une contre l’autre, et les humecte avec sa langue. Je ne suis pas le seul, j’en suis sûr, à sentir la sueur mouiller mes flancs et la paume de mes mains. Nous en sommes tous là. Si j’avais le nez assez fin, je percevrais cette odeur de transpiration et de peur qui émane de ces onze corps immobiles.

J’ai toujours dans l’oreille la messe de Fulbert, le son, pas les paroles, car je ne tâche même pas de les saisir. Mais je discerne maintenant dans la belle voix grave de notre hôte une fêlure, un tremblement. Eh bien, nous avons donc quelque chose en commun, Fulbert et moi. J’ai envie de le lui dire. Que toutes ces tensions et ces haines ne servent plus à rien, que la pluie arrive qui va nous réconcilier, nous savons bien comment.

Pourtant, quand elle éclate, elle que nous attendons, c’est comme une décharge électrique, nous sursautons et le silence ensuite se fait plus profond. La voix de Fulbert perd encore de sa suavité, elle est rauque et fêlée, mais cependant elle persiste. Fulbert ne manque ni de cran, ni même, me semble-t-il, de foi. Plus tard, l’idée va m’effleurer que son imposture vient, peut-être, d’une vocation manquée. Mais pour l’instant, ma tête est vide, j’écoute. La pluie frappe avec tant de fureur contre les vitres, avec un crépitement si haineux et si fort que par moments elle couvre la voix de Fulbert et pourtant, si ténue maintenant qu’elle me paraisse, je ne la perds pas tout à fait, je me raccroche à elle, c’est un fil que je tiens dans l’obscurité. Car il fait noir, plus noir que jamais, bien que les deux fenêtres soient blanches de pluie. La grande salle n’est plus éclairée que par les deux grosses bougies dont les flammes tremblent aussi au vent qui passe sous les portes et les fenêtres. L’ombre de Fulbert paraît immense sur le mur.

Un peu de lumière luit aux lames des épées et des hallebardes qui le garnissent, tout est lugubre et j’ai l’impression que nous sommes tapis, tous les onze, dans une catacombe, fuyant la mort au-dessus et autour de nous.

Il y a une accalmie dans la pluie, puis un premier éclair illumine les deux fenêtres, le tonnerre roule à l’est derrière la colline qui nous fait face. Je connais bien les orages dans notre coin, ils sont terrifiants. Depuis l’enfance je les redoute. J’ai appris, en grandissant, non pas à vaincre, mais à dissimuler la peur qu’ils m’inspirent. Aujourd’hui, cette peur ajoute à l’autre son ébranlement physique, j’ai peine à réprimer le tremblement de mes mains tandis que je regarde les zigzags de la foudre éclairer les trois chicots d’arbres sur le sommet de la colline et que j’attends le grondement qui va suivre. En même temps, le vent commence à souffler comme un dément. C’est le vent d’Est. Je reconnais l’ululement qu’il fait en s’engouffrant sous la voûte à demi détruite où je voulais faire mon bureau et la façon dont il secoue interminablement portes et fenêtres et siffle dans les anfractuosités de la falaise. La pluie redouble avec rage et le vent la jette comme des milliers de lances contre les vitres. On a l’impression qu’elles vont les crever d’un moment à l’autre. Fulbert, qui les a derrière lui, doit avoir cette même sensation, puisque je le vois rentrer le con dans les épaules et tendre le dos comme si l’ouragan allait fondre sur lui. Cependant, entre deux grondements inhumains, j’entends toujours sa voix.

Je cache mes deux mains dans les poches et je raidis la nuque. Les éclairs se rapprochent avec une cruauté méthodique. Le tonnerre ne roule plus, il éclate. On dirait que Malevil devient une cible que les éclairs encadrent avec une malignité précise comme des tirs d’artillerie avant de l’anéantir d’un coup au but. On ne voit plus sur le noir du ciel de zigzags blancs, de flèches brisées, de paraphes, mais aux fenêtres, par intermittence, un miroitement glacé, éblouissant, suivi d’un claquement très fort et très sec comme un obus qui explose. C’est à peine si l’oreille peut supporter ce volume de bruit. On a envie de courir, de fuir, de se cacher. Entre deux éclatements, dans les infimes accalmies de l’orage, la voix de Fulbert, si ténue maintenant et si tremblante qu’elle paraît vaciller comme les flammes des bougies, est mon seul point d’attache. J’entends aussi un gémissement sourd, et il me faut un moment pour comprendre en me penchant en avant que c’est Momo qui geint ainsi, sa grosse tête hirsute appuyée sur la frêle poitrine de la Menou et protégée par les deux bras squelettiques de sa mère.

BOOK: Malevil
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