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Authors: Robert Merle

Tags: #Science Fiction

Malevil (42 page)

BOOK: Malevil
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Marcel m’amène non dans sa boutique, où nous aurions pu être vus, mais dans une minuscule salle à manger dont la fenêtre donne sur une cour à peine plus grande. Je remarque aussitôt ses lilas. Protégés par quatre murs, ils ont roussi, mais sans brûler.

— Tu as vu, dit Marcel avec un éclair de plaisir dans ses yeux noirs. J’ai des bourgeons ! Ils sont pas foutus, mes lilas, ils vont reprendre. Assieds-toi donc, Emmanuel.

J’obéis et Évelyne se met aussitôt entre mes jambes, saisit mes deux pouces à pleines mains et me tournant le dos, les croise sur sa poitrine. Ceci fait, elle se tient coite.

En m’asseyant, je regarde au-dessus de la commode en noyer les rayonnages où Marcel range ses livres. Rien que des « poche » et des livres Club. Parce que les « poche », ça s’achète n’importe où, et les clubs, on n’est pas forcé d’entrer dans une librairie pour les avoir. Le premier étonnement que m’a donné Marcel, c’est à douze ans. Avant de prendre un livre qu’il voulait montrer à l’oncle, je l’ai vu se savonner longuement les mains sous le robinet de la cuisine. Et quand il est revenu, j’ai constaté qu’elles n’étaient pas plus blanches qu’avant. De larges mains tannées comme du cuir et incrustées de noir dans l’épaisseur.

— Rien à t’offrir, mon pauvre Emmanuel, dit-il en s’asseyant en face de moi.

Il se met à hocher la tête avec tristesse :

— Tu as vu ?

— J’ai vu.

— Remarque, il faut être juste. Fulbert, au début, il a été utile. C’est lui qui nous a fait enterrer les morts. En un sens, il nous a même redonné courage. C’est peu à peu qu’avec Armand, il s’est mis à serrer la vis.

— Et vous avez pas réagi ?

— Quand on a voulu réagir, c’était trop tard. C’est plutôt qu’au début, on s’est pas assez méfié. Il a une langue d’or, Fulbert. Il nous a dit : l’épicerie, il faut transporter tous les stocks au château, pour éviter le pillage, vu que les propriétaires sont morts. Bon, ça paraissait raisonnable et on l’a fait. Même raisonnement pour la charcuterie. Après, il nous a dit : faut pas garder les fusils. Les gens vont finir par s’entretuer. Il faut les stocker aussi au château. Bon, ça aussi, c’était pas idiot. Et quel sens, ça avait de garder les fusils, puisqu’il y avait plus de gibier ? Et un beau jour, tu vois, on s’est aperçu que le château, il avait tout : les fourrages, les grains, les chevaux, les cochons, la charcutaille, l’épicerie et les fusils. Je parle même pas de la vache que tu nous a amenée. Et voilà. C’est le château qui, chaque jour, distribue les rations aux gens. Et les rations varient d’un gars à l’autre, tu me comprends ? Et aussi, d’un jour à l’autre, d’après la faveur du patron. C’est comme ça qu’il nous tient, Fulbert. Par les rations.

— Et Armand, là-dedans, qu’est-ce qu’il fait ?

— Armand ? C’est le bras séculier. C’est la terreur. Fabrelâtre, c’est le service de renseignement. Fabrelâtre est plutôt con qu’autre chose, remarque, comme tu as pu t’en rendre compte.

— Et Josepha ?

— Josepha, c’est la femme de ménage. Dans les cinquante ans. Oh, rien de bien beau à voir. Mais elle fait quand même pas que le ménage, si tu vois ce que je veux dire. Elle vit au château avec Fulbert, Armand et Gazel. Gazel, reprit-il, c’est le vicaire que Fulbert te destine quand il l’aura bien fignolé.

— Et quel genre il a, ce Gazel ?

— C’est une femme ! dit Marcel en se mettant à rire, et ça me fait du bien de le voir rire, car je l’ai toujours vu joyeux dans son échoppe, les yeux noirs pétillants, la verrue frémissante, ses épaules herculéennes soulevées par un rire qu’il doit contenir à cause de tous les clous qu’il a dans la bouche et qu’il prend un à un pour les clouer dans ses semelles. Et que j’aime sa façon de les planter, tout droit, bien d’aplomb, sans jamais en rater un, et à quelle vitesse !

— Gazel, reprit-il, c’est un veuf dans la cinquantaine. Mais alors, si tu veux rigoler, tu vas le voir chez lui le matin à dix heures en train de faire le ménage, ses cheveux dans un turban pour qu’ils prennent pas la poussière, et je te frotte et je t’astique, et je te cire, et tout ça que ça sert à rien du tout, vu qu’il habite au château ! Et bien content ! Comme ça, il salit pas chez lui !

— Et autrement ?

— Oh, pas le mauvais gars, au fond, mais qu’est-ce que tu veux, il y croit ! Et il vénère le Fulbert ! Quand même, s’il loge à Malevil, tu feras aussi bien de te méfier.

Je le regarde.

— Il ne logera jamais à Malevil. Les compagnons m’ont élu abbé de Malevil dimanche soir.

Évelyne lâche mes pouces, se retourne et me dévisage d’un air effrayé, mais ce qu’elle lit sur mon visage doit la rassurer, car elle reprend aussitôt sa position. Quant à Marcel, il ouvre les yeux et la bouche tout grands et la seconde d’après, il se met à rire aux éclats.

— Tu es bien comme ton oncle, tiens ! dit-il entre deux hoquets. Et quel dommage que tu habites pas La Roque ! Tu nous aurais débarrassés de cette vermine. Remarque bien, dit-il en reprenant son air sérieux, tant qu’à faire de prendre les grands moyens, j’y ai songé, moi aussi. Mais ici, je peux compter que sur Pimont. Et Pimont, lui, toucher à un prêtre !

Je le regarde en silence. Il faut que la tyrannie de Fulbert soit bien lourde pour qu’un homme comme Marcel ait ce genre de pensée.

— Tiens, dit-il, dimanche dernier, tu as pas donné du pain à Fulbert, quand il est parti de Malevil ?

— Du pain et du beurre.

— Eh ben, on l’a su par Josepha. Celle-là, heureusement, elle bavarde.

— Mais c’était pour vous tous, cette tourte.

— J’ai bien compris, va !

Il ouvre devant lui ses deux mains noires et tannées.

— Voilà, dit-il, voilà où on en est. Demain, si Fulbert a décidé que tu crèves, tu crèves. Une supposition que tu refuses d’assister à la messe ou de te confesser, ça y est. Ta ration diminue. Oh, il va pas te la supprimer, non ! Il te la rogne. Petit à petit. Et si tu râles, tu as Armand qui te fait une petite visite à domicile. Oh, pas chez moi ! reprend Marcel en se redressant. Il a encore un peu peur de moi, Armand. À cause de ça.

De la poche de devant de son tablier de cuir, il sort le couteau tranchant comme un rasoir avec lequel il découpe ses semelles. Ce n’est qu’un éclair et il le remet en place aussitôt.

— Écoute, Marcel, dis-je au bout d’un moment. On se connaît de longue date, toi et moi. Et tu connaissais l’oncle, il avait de l’estime pour toi. Si tu veux venir t’installer à Malevil avec la Catie et Évelyne, nous t’accueillerions bien volontiers.

Évelyne ne se retourne pas, mais crispant ses deux mains sur mes pouces elle serre mes bras sur sa poitrine avec une force stupéfiante.

— Je te remercie, dit Marcel, les larmes apparaissant dans ses yeux noirs. Vrai, je te remercie. Mais je peux pas accepter, pour deux raisons : d’abord, il y a les décrets de Fulbert.

— Les décrets ?

— Eh oui, figure-toi : Monsieur prend des décrets, tout seul, sans consulter personne. Et il nous les lit en chaire le dimanche. Premier décret — je le sais par coeur — : la propriété privée est abolie à La Roque, et tous les biens immeubles, magasins, vivres et fournitures existant dans le périmètre des remparts appartiennent à la paroisse de La Roque.

— C’est pas possible !

— Attends ! Ce n’est pas tout Deuxième décret : aucun La Roquais n’a le droit de quitter La Roque sans l’autorisation du conseil de la paroisse. Et ce conseil — qu’il a nommé ! — est composé d’Armand, de Gazel, de Fabrelâtre et de lui-même !

Je suis stupéfait. La prudence dont j’ai fait preuve jusque-là à l’égard de Fulbert me paraît maintenant bien dépassée. En outre, j’en ai assez vu et assez entendu depuis trois quarts d’heure pour être convaincu que le régime de Fulbert ne trouverait que peu de défenseurs si les choses se gâtaient avec Malevil.

— Tu penses bien, reprit Marcel, que le conseil de la paroisse ne me donnera jamais l’autorisation de partir. C’est trop utile, un cordonnier. Surtout maintenant.

Je dis avec violence :

— On se fout de Fulbert et de ses décrets. Allez, Marcel, on te déménage et on t’embarque !

Marcel secoue la tête avec tristesse.

— Non. Et je vais te dire ma vraie raison. Je veux pas plaquer les gens d’ici. Oh, je sais bien, ils sont pas bien courageux. Mais quand même, si j’étais pas là, ce serait encore pire. Moi et Pimont on les freine quand même un peu, ces messieurs. Et je veux pas abandonner Pimont. Ce serait trop moche.

Il reprend :

— Par contre, si tu veux emmener Catie et Évelyne, fais-le. Y a déjà un moment que Fulbert embête Catie pour qu’elle vienne tenir son ménage au château. Tu m’a compris ! sans compter Armand qui lui tourne autour.

J’arrache mes pouces des mains d’Évelyne, je la fais pivoter sur elle-même et je la saisis aux épaules.

— Tu es capable de tenir ta langue, Évelyne ?

— Oui.

— Alors, écoute, tu vas faire tout ce que te dira Catie, et pas un mot, tu entends ?

— Oui, dit-elle avec la gravité d’une épouse donnant sa foi.

Ses grands yeux bleus agrandis par les cernes fixés sur moi avec solennité m’amusent et m’émeuvent, et prenant soin d’immobiliser ses deux bras pour qu’elle ne m’agrippe pas de nouveau, je me penche et je l’embrasse sur les deux joues.

— Je compte sur toi, dis-je en me levant.

À ce moment, on entend, venant de la rue, des éclats de voix, puis un bruit de course sur les pavés et Catie surgit, haletante, dans la petite pièce et me crie de la porte : venez vite ! Armand va se battre avec Colin !

Elle disparaît aussitôt. Je sors de la pièce à pas rapides, mais sur le seuil, remarquant que Marcel me suit, je me retourne.

— Puisque tu es pour rester ici, dis-je en patois, tu ferais aussi bien de ne pas t’en mêler et de garder la petite qu’elle se mette pas dans nos jambes.

Quand j’arrive à la charrette, Armand est en très mauvaise posture et vocifère. Jacquet et Thomas lui ont immobilisé les deux bras. (Thomas avec une clef.) Et Colin devant lui, rouge comme un petit coq, brandit au-dessus de sa tête un morceau de tuyau de plomb.

— Eh là, qu’est-ce qui se passe ici ! dis-je sur le ton le plus pacifique.

Tournant le dos à Colin, je me place entre lui et Armand.

— Voyons, vous deux, lâchez Armand ! Qu’il s’explique un peu.

Thomas et Jacquet obtempèrent, assez contents au fond de mon intervention, car il y a un moment qu’ils immobilisent Armand, et comme Colin ne se décide pas à l’assommer, ils se trouvent en position délicate.

— C’est lui, dit Armand très soulagé lui aussi, en désignant Colin. C’est ton copain qui m’a insulté.

Je le regarde. Il a grossi, Armand, depuis qu’on ne s’est pas vus. Il est bien le seul, à La Roque. Il est grand, plus grand même que Peyssou. Ses larges épaules et son cou puissant annoncent beaucoup de force. Et avec la réputation qu’il avait, il suffisait, avant la bombe, qu’il arrive dans un bal pour que le bal se vide.

À force, d’ailleurs, de vider les bals, il n’a pas trouvé fille pour le marier, bien qu’au château il soit payé au mois, logement, chauffage et éclairage gratuits. Et le voilà qui, faute d’épouse, a dû se contenter dans le bourg des vieilles casseroles et des soupes trop cuites, ce qui a achevé de l’aigrir. Il est vrai qu’avec ses yeux pâles, ses cils et ses sourcils tout blancs, son nez écrasé, son menton prognathe et ses boutons, il n’est pas bien attirant. Mais enfin, ce n’est pas la question. L’homme le plus laid trouve toujours à convoler. Ce qui déplaît chez Armand, outre sa brutalité, c’est qu’il n’aime pas le travail. Il aime seulement à faire peur. Et on lui en veut de se donner des airs de régisseur et de garde-chasse, alors qu’il n’est ni l’un ni l’autre. Il s’est d’ailleurs composé un uniforme paramilitaire qui achève de lui aliéner les sympathies : un vieux calot, une veste de velours noir avec boutons dorés, une culotte de cheval, noire aussi, et des bottes. Et le fusil. N’oublions pas le fusil. Même quand la chasse est fermée.

— Il t’a insulté ? dis-je. Qu’est-ce qu’il t’a dit ?

— Il a dit : je t’emmerde, dit Armand avec ressentiment. Je t’emmerde, toi et ton décret.

— Tu as dit ça ? dis-je en pivotant sur moi-même et en profitant de ce que je tourne le dos a Armand pour cligner de l’oeil à Colin.

— Oui, dit Colin encore rouge. Je l’ai dit et je...

Je le coupe.

— Espèce de gros mal élevé, tu n’as pas honte ! dis-je à voix forte en patois. Tu vas retirer ça tout de suite, qu’on est pas venu ici pour être grossier avec les gens.

— Bon, ça va, je retire, dit Colin entrant enfin dans le jeu. D’un autre côté, reprit-il, il m’a appelé « petit cul ».

— Tu as dit ça ? dis-je en me tournant vers Armand et en le dévisageant avec sévérité.

— Il m’avait mis en rogne, dit Armand.

— Eh bien, dis donc, dis donc, tu y vas fort. C’est que petit cul c’est bien pire que « je t’emmerde ». Et après tout, nous ici, on est les invités du curé de La Roque. Quand même, Armand, faut pas exagérer. On vous apporte une vache, une moitié de veau, deux tourtes et un kilo de beurre, et tu nous traites de petits culs !

— C’est lui que j’ai traité de petit cul, dit Armand.

— Nous ou lui, c’est pareil. Allez, Armand, tu fais comme lui, tu retires.

— Si ça peut te faire plaisir, dit Armand de très mauvais gré.

— Bravo ! dis-je, sentant qu’il serait peut-être imprudent de pousser plus loin mes exigences. Eh bien, voilà ! Maintenant que vous êtes raccommodés, et qu’on peut parler avec calme, de quoi s’agit-il ? Qu’est-ce que c’est, que ce décret ?

Armand me l’explique, ce qui me donne du temps pour préparer ma réponse.

— Et toi, bien sûr, dis-je à Armand quand il a fini, tu as voulu faire appliquer le décret de ton curé, en empêchant Colin de déménager son magasin. Vu que son magasin, d’après le décret, il appartient maintenant à la paroisse.

— C’est bien ça, dit Armand.

— Eh bien, mon garçon, dis-je, je te donne pas tort. Tu n’as fait que ton devoir.

Armand me regarde avec surprise et non sans méfiance, ses cils blancs papillotant sur ses yeux pâles. Je reprends :

— Seulement, tu vois, Armand, il y a une difficulté. C’est qu’à Malevil, on a pris aussi un décret. Et d’après ce décret, tous les biens qui appartenaient en propre aux habitants de Malevil, appartiennent maintenant au château de Malevil, où que ces biens se trouvent. Le magasin de Colin à La Roque appartient donc maintenant à Malevil. J’espère que tu diras pas le contraire, dis-je à Colin avec sévérité.

BOOK: Malevil
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