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Authors: Robert Merle

Tags: #Science Fiction

Malevil (15 page)

BOOK: Malevil
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Les bêtes avaient beaucoup souffert. Elles étaient couchées sur le flanc, elles étaient faibles, elles respiraient avec difficulté, mais enfin elles étaient en vie, la fraîcheur et la profondeur de la grotte les avaient protégées. Je ne pus pas approcher Bel Amour, car déjà Momo s’était jeté à son cou, se vautrant à côté d’elle dans le crottin, en hennissant avec tendresse. Mais Amarante, dont la tête reposait sur le côté dans la paille, la redressa, quand j’entrai dans son box, et dirigea ses naseaux vers mes doigts pour les flairer. En arrivant, la Menou ne pensa même pas à gronder Momo de gâter ses habits dans le fumier, elle était tout occupée à examiner Princesse, à la tâter et à la plaindre. (Eh bé, ma vieille, eh bé, ma vieille.) Puis elle passa à la truie, mais sans trop l’approcher, en raison de sa méchanceté.

Je vérifiai les abreuvoirs automatiques. L’eau était chaude, mais ils marchaient.

— Ibéchêchéoche !
(je vais chercher de l’orge !) dit Momo en montant l’échelle de meunier qui menait à l’étage où j’engrangeais le foin.

— Non, non ! dit la Menou, pas d’orge ! Du son avec de l’eau et du vin pour tout le monde. Tire-toi donc de là, grand couillon, dit-elle à Momo, que tu as ton pantalon plein de crotte et que tu vas puer plus que l’Adélaïde !

Je quittai Amarante et j’eus le courage de sortir de la Maternité et d’aller regarder dans les autres boxes. L’odeur me renseigna avant la vue, et je mis mon mouchoir sur le nez, tant la puanteur m’asphyxiait. Toutes les bêtes étaient mortes, non pas brûlées, mais étouffées par la chaleur. Collés contre la falaise, et protégés par elle, les boxes n’avaient pas flambé. Mais les grandes pierres plates qui les recouvraient avaient dû être portées à une température élevée, car les poutres en dessous — du vieux chêne de récupération aussi dur que du métal — s’étaient, en surface du moins, caramélisées.

La Menou revint avec deux bouteilles de vin et les mélangeant à l’eau et au son, elle fit une pâtée qu’elle distribua dans des bassines. J’entrai dans le box d’Amarante, toujours couchée et prenant une poignée dans ma main, je la lui plaçai sous le nez. Elle la flaira, souffla dessus de ses naseaux, et retroussant ses lèvres avec dégoût, elle la mangea du bout des dents, sans entrain. Quand elle eut fini, je pris une deuxième poignée et la lui tendis de nouveau. Elle mangeait très peu, et avec une lenteur infinie. J’y voyais une sorte d’ironie, parce que le son qu’elle dédaignait, j’avais si faim qu’il me faisait presque envie. De l’oreille, je suivais les insultes et les tendresses que Momo déversait, à côté, sur Bel Amour pour l’amener à se nourrir, et sur un ton mineur, les encouragements que la Menou prodiguait à Princesse. La Menou s’était contentée de pousser la bassine sous le nez de la truie, et à en juger par les bruits qu’elle émettait, la truie était la seule aussi à faire honneur à son repas.

— Ça marche, Menou ? dis-je en haussant la voix.

— Pas bien, et toi ?

— Pas bien non plus. Et toi, Momo ?

— Alémone !
(elle est conne) dit Momo avec colère.

— C’est qu’on ne peut pas leur expliquer, reprit la Menou. Le parler et la jugeote, c’est quand même bien utile. Tu me prends Princesse. Elle a faim, mais tellement faible qu’elle sait même pas qu’elle a faim.

Assis sur mes talons et presque ankylosé, j’en étais toujours à attendre qu’Amarante eût fini de grappiller sa deuxième poignée. En même temps, je me surprenais, moi aussi, à l’insulter avec tendresse. Je m’en rendais bien compte, ces bêtes, c’était la condition de notre survie. Même les chevaux, sans qui les labours ne seraient pas possibles, maintenant qu’essence et gas-oil étaient taris.

Amarante en était à me faire refus sur refus. Elle reposait d’un air épuisé sa ganache sur le soi dans une attitude de renoncement qui ne me disait rien de bon. Je l’attrapai par son toupet entre les deux oreilles, je la forçai à relever la tête en lui tendant la pâtée dans le creux de ma main. Sans la prendre elle me regardait vaguement de son grand oeil triste et doux comme pour me dire, mais laisse-moi donc, qu’est-ce que tu as à me tourmenter ? La Menou, incapable de rester en place, trottait çà et là, de son pas ferme et sec, allait voir la truie, revenait à Princesse, et monologuait sans fin, pour elle-même et pour moi.

— Regarde-moi cette grande salope d’Adélaïde qui a déjà fini sa pâtée que je vais lui donner maintenant de l’aliment. C’est ruffe, ces bêtes-là. Quand je pense au nombre de vaches que j’ai perdues ou que je me suis failli perdre en vêlant. Et toi, tes chevaux, par une poignée de luzerne fraîche ou des feuilles d’if. Les chevaux, ça claque par le ventre, et les vaches, par le cul. Mais cette truie, va donc la crever ! Rien qu’au nombre de ses tétons, tu vois la force qu’elle a. Ruffe comme elle est, c’est un monument. Elle te pond ses petits à la douzaine sans seulement déranger personne. Seize, une fois elle m’en a fait, seize !

J’étais très inquiet pour Amarante, mais d’entendre la Menou, si quotidienne, si à l’aise avec choses et bêtes, discourir comme si rien ne s’était passé, me faisait au moral beaucoup de bien. Momo avait plus de succès que moi avec Bel Amour, je le savais parce qu’à la colère et la menace, les câlineries et les hennissements avaient succédé. La Menou passa sa tête par la porte du box.

— Ça va, Emmanuel ?

— Non, pas du tout.

Elle regarda Amarante.

— Je vais lui donner de l’eau avec du vin et du sucre. Occupe-toi de Princesse.

Je passai dans le box de Princesse. L’oncle m’avait un peu inculqué son préjugé contre les vaches, mais quand même, cette bonne grosse Princesse, avec son mufle carré, elle m’émut. Elle était là, patiente et maternelle, couchée sur le côté, découvrant son énorme ventre et ses pis qui allaient nous nourrir. Rien qu’à la voir — faible comme j’étais, les jambes tremblantes, l’estomac creusé et mangé par la faim —, elle me donnait une soif terrible de lait. Je n’oubliais pas qu’elle n’avait pas vêlé, je supprimai ce fait gênant. Dans mon esprit, échauffé par le jeûne, la tête me tournant par instants, je me voyais comme Rémus ou Romulus allaités par la louve, couché sous Princesse et la tétant avec volupté, serrant entre mes lèvres le gros pis gonflé qui d’un moment à l’autre allait faire gicler dans le fond de ma gorge des flots de liquide chaud.

J’étais en plein dans ces rêves quand la Menou revint du châtelet d’entrée avec un kilo de sucre dans les mains, bien reconnaissable à son emballage marron. Ah, pour les bêtes, certes, elle ne lésinait pas. Je me levai et je la rejoignis fasciné. Je regardai, les yeux fixes et la salive plein la bouche, les beaux morceaux de sucre blancs et brillants qu’elle prenait de sa main maigre et noire pour les jeter dans le seau d’eau. Elle s’en aperçut.

— Mon pauvre Emmanuel, tu as faim !

— Assez, oui.

— C’est que je peux rien te donner avant le retour des autres.

— Mais je ne t’ai rien demandé, dis-je avec une fierté qui sonna faux et dont, d’ailleurs, elle ne tint pas compte, puisqu’elle me donna quand même trois morceaux de sucre, que j’acceptai. Elle en donna autant à Momo, qui fourra sa part entière dans sa large bouche. Pour moi, je pris soin de casser chaque morceau de sucre par le milieu, pour le faire durer plus longtemps. Je remarquai que la Menou ne prenait rien pour elle.

— Eh bien, et toi, Menou ?

— Oh, moi, dit-elle, je suis petite, j’ai pas besoin autant que vous.

L’eau chaude sucrée coupée de vin plut à Amarante, elle la but avec avidité et après cela, il fut possible de lui faire accepter le son. Je ressentais un plaisir inouï à la voir manger les poignées que je lui tendais une à une. À cet instant, je me souviens, j’eus l’idée que les bêtes, même à la campagne, où pourtant on les aime bien, on n’en fait quand même pas assez cas, comme s’il était tout naturel qu’elles fussent là pour nous porter, pour nous servir, pour nous nourrir. Je regardais Amarante et le coin noir de sa prunelle luisante avec tout le blanc un peu effrayé sur le côté et je pensais, on n’est pas assez reconnaissant, on ne les remercie pas assez.

Je me mis sur pied. Je regardai ma montre. Il y avait trois heures que nous étions là. Je sortis du box, les jambes flageolantes, me rappelant que je m’étais promis d’enterrer Germain avant le retour des autres. La Menou et Momo vinrent me retrouver.

— Ça va, je crois, dit la Menou.

Pour rien au monde, elle n’aurait dit que les bêtes étaient sauvées. Elle aurait craint de tenter le Seigneur ou le Diable, quelle que fût la puissance qui guettait maintenant les paroles des hommes pour les punir dès qu’ils exprimaient trop d’espoir.

V

Ils revinrent à une heure de l’après-midi, l’oeil creux et hagard, couverts de cendre, les mains et le visage noircis. Peyssou était torse nu. De sa chemise, il avait fait un ballot dans lequel il transportait les ossements ou les fragments d’ossements qu’ils avaient trouvés dans leurs maisons. Ils ne prononcèrent pas une parole, sauf Meyssonnier pour me demander des planches et des outils, et ils ne voulurent ni manger ni se laver avant qu’il eût fini de fabriquer une petite boîte de soixante centimètres de long sur trente centimètres de large. Je revois leurs visages tandis que Meyssonnier, son ouvrage terminé, prenait un par un les os pour les déposer dans la caisse.

On décida de l’enfouir dans le parking devant l’enceinte, à l’endroit où le roc laisse place à la terre, et à côté de la tombe de Germain, que je venais d’enterrer. Peyssou creusa le sol à soixante centimètres de profondeur, en rejetant la terre sur sa gauche. La petite boîte reposait à côté de lui. Sa petitesse même avait quelque chose de pitoyable. On avait peine à imaginer que, dans ce minuscule cercueil, ce qui restait de trois familles était enfermé. Mais sans doute mes compagnons n’avaient-ils pas voulu recueillir la cendre qui entourait les os, de peur qu’elle ne fût mélangée à celle des choses.

Je remarquai que la boîte descendue au fond de la fosse, Peyssou disposait sur elle de grosses pierres comme s’il avait peur qu’elle fût déterrée par un chien ou un renard. Précaution bien inutile puisqu’en toute probabilité toute la faune avait été anéantie. Quand il eut comblé le trou, Peyssou arrangea la terre qui restait en un petit monticule rectangulaire dont il prit soin de rendre les bords bien rectilignes avec le coupant de la pelle. Puis il se tourna vers moi.

— On peut pas les laisser partir comme ça. Il faut réciter les prières.

— Mais je ne les sais pas, dis-je, interloqué.

— Tu as bien un livre où c’est écrit dessus ?

J’acquiesçai.

— Peut-être que tu pourrais aller le chercher.

Je dis à mi-voix :

— Tu connais pourtant mes idées, Peyssou.

— Ça n’a rien à voir. C’est pour eux que tu les diras, c’est pas pour toi.

— Des prières ! dit Meyssonnier à mi-voix en regardant le long de son nez.

— Ta Mathilde, elle n’allait pas à la messe ? demanda Peyssou en se tournant vers lui.

— Quand même, dit Meyssonnier.

Toute cette discussion se poursuivait à voix basse et contenue, et de longs silences coupaient les répliques.

— Ma Yvette, dit Peyssou les yeux à terre, l’église tous les dimanches, et le soir, Notre Père et Je vous salue en chemise de nuit au pied du lit (de l’avoir évoqué, ce souvenir devint trop intense. Sa voix s’étrangla et il resta figé deux ou trois secondes avant de continuer). Bon, reprit-il enfin, si les prières, elle était pour, moi je dis, au moment qu’elle part, je vais pas la laisser sans. Et les enfants non plus.

— Il a raison, dit Colin.

Ce que pensait la Menou, nul ne le sut, car elle n’ouvrit pas la bouche.

— Je vais toujours chercher le missel, dis-je au bout d’un moment.

J’appris plus tard que, pendant mon absence, Peyssou avait demandé à Meyssonnier de fabriquer une croix pour marquer la tombe et que Meyssonnier avait accepté sans offrir de résistance. Quand je réapparus, Peyssou me dit :

— Tu es bien aimable, mais si ça te fait trop de peine, Colin ou moi, on peut les lire.

— Mais non, dis-je, je peux bien faire ça, puisque tu me dis que c’est pour eux.

Le commentaire de la Menou, je l’eus quand nous fûmes seuls. Tu aurais refusé, Emmanuel, j’aurais rien dit, parce que la chose de la religion, c’est toujours un peu délicat, mais je t’aurais pas donné raison. Et en plus que tu les as bien dites, mieux que le curé, qui vous bredouillait ça si vite que le monde y comprenait rien, et l’air de même pas être là. Toi, Emmanuel, c’était senti.

Il fallut s’arranger pour la nuit. J’offris à Thomas l’hospitalité de mon canapé, ce qui libéra la chambre à côté de la mienne pour Meyssonnier. Je donnai celle du premier étage à Colin et Peyssou.

Étendu sur mon lit, épuisé et insomniaque, je gardai les yeux grands ouverts. Pas la moindre lueur. La nuit, d’ordinaire, est une juxtaposition de gris. Celle-ci était couleur d’encre. Je ne distinguais rien, pas même le plus vague contour, pas même ma main à trois centimètres de mes yeux. À côté de moi, sous ma fenêtre, Thomas se tournait et se retournait sur son lit. Je l’entendais. Je ne le voyais pas.

On frappa à la porte. Je sursautai et criai « Entrez » mécaniquement. La porte grinça en s’ouvrant. Tous les bruits dans l’obscurité prenaient une intensité anormale.

— C’est moi, dit Meyssonnier.

Je me tournai dans la direction de sa voix.

— Entre donc. Nous ne dormons pas.

— Moi non plus dit Meyssonnier inutilement.

Il resta immobile sur le seuil, sans se décider à entrer. Je le supposai du moins, car je ne distinguais rien de lui. Nous aurions été des ombres dans l’au-delà, nous n’aurions pas été plus invisibles l’un à l’autre.

— Assieds-toi. Le fauteuil de mon bureau est en face de toi.

Au bruit qu’il fit, je repérai ses mouvements. Il ferma la porte, s’avança et buta dans le fauteuil. Il devait être nu-pieds, il jura. Puis j’entendis les ressorts fatigués du fauteuil grincer sous son poids. Ce n’était donc pas une ombre. Il avait un corps, lui aussi, pris comme le mien entre deux angoisses : celle de mourir, et non moins forte maintenant, celle de vivre.

Je pensais que Meyssonnier allait parler, mais il ne dit rien. Colin et Peyssou étaient ensemble dans la chambre du premier, moi et Thomas, au second. Meyssonnier était seul, dans la chambre de Birgitta. Il n’avait pas pu supporter à la fois l’obscurité, l’insomnie et la solitude.

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