Authors: Richard Bachman
Tags: #Fiction, #Horror, #Thrillers, #General, #sf
— Surtout pour monter ou descendre, expliqua Duninger. Les mouvements latéraux sont contrôlés par les pédales.
— On dirait une planche à roulettes de gamin.
— En un peu plus compliqué, précisa Holloway. Disons qu’il y a davantage de boutons.
— Que se passe-t-il si Otto perd la boule ?
— Ça n’arrive jamais, répondit Duninger en souriant. Si c’était le cas, nous reprendrions aussitôt les commandes. Mais l’ordinateur est infaillible.
Holloway et Duninger retournèrent à leurs affaires ― chiffres incompréhensibles et communications audio brouillées par des parasites. Richards s’attarda un moment, fasciné par les ajustements minutieux des pédales, les rotations précises des deux manches à balai, les chiffres se succédant sur les cadrans.
Holloway se retourna un instant, parut surpris que Richards fût toujours là, puis sourit et lui dit en montrant les ténèbres :
— Vous pourrez bientôt apercevoir Harding.
— Combien de temps ?
— Dans cinq à six minutes, vous verrez l’horizon s’éclaircir.
Lorsque Holloway se retourna de nouveau, Richards était parti.
— Je serai quand même content d’être débarrassé de lui, dit-il à Duninger. Il n’est pas très net.
Duninger fixa d’un air morose les cadrans, dont la lumière verdâtre baignait son visage.
— Il n’aime pas Otto. Tu as remarqué ?
— J’ai remarqué, dit Holloway.
Compte à rebours... 009
Richards passa dans l’étroit couloir. Friedman, le radio, ne leva pas la tête. Donahue, pas davantage. Arrivé dans l’office, il s’arrêta.
L’odeur du café était puissante et tonique. Il s’en versa une tasse, ajouta un peu de lait en poudre, puis s’assit sur un des sièges réservés aux hôtesses. La grosse cafetière Silex fumait et bouillonnait.
Dans le freezer en plastique transparent, tout un assortiment de mets luxueux était exposé. Un casier était plein de bouteilles miniatures.
De quoi prendre une bonne cuite
, pensa-t-il.
Il but son café à petites gorgées. Il était chaud et parfumé. La Silex bouillonnait.
Me voilà ici
, se dit-il. Eh oui ! Assis en train de prendre un bon café.
Des casseroles impeccablement rangées. Le petit évier en inox brillait comme un bijou enchâssé dans du Formica. Sur la plaque chauffante, bien sûr, la Silex continuait à fumer et à bouillonner. Avoir une Silex, c’était le rêve de Sheila. Une Silex, c’est du solide, affirmait-elle.
Richards pleurait.
Il y avait aussi de minuscules toilettes, où seules des fesses d’hôtesses de l’air s’étaient posées. Par la porte entrouverte, il voyait même l’eau bleue et super-désinfectée de la cuvette. Déféquer dans la splendeur à quinze mille mètres d’altitude...
Il continua à boire son café en regardant la Silex fumer et bouillonner, et pleura. Ses larmes étaient très calmes et complètement silencieuses. Elles se tarirent en même temps que sa tasse de café.
Richards se leva et posa la tasse dans l’évier en inox. Il prit la Silex par la poignée en plastique marron et en vida précautionneusement le contenu. De minuscules gouttelettes de condensation se formèrent sur l’épais verre trempé.
Il s’essuya les yeux avec la manche de sa veste et regagna l’étroit couloir. Tenant toujours la Silex à la main, il entra dans le compartiment de Donahue.
— Vous voulez du café ?
— Non, répondit sèchement Donahue, sans lever les yeux.
— Mais si, ça vous fera du bien, dit Richards en abattant la lourde cafetière sur le crâne de Donahue.
Il y mit toute la force dont il était capable.
Compte à rebours... 008
L’effort rouvrit sa blessure pour la troisième fois, mais le pot ne se brisa pas (que mettent-ils dans le verre pour le renforcer... de la vitamine B-12 ?). Donahue s’affaissa sans bruit sur la table de navigation. Un épais filet de sang se mit à couler sur les cartes plastifiées, puis goutta sur le sol.
— Roger, crépita gaiement une voix à la radio. Vous reçois cinq sur cinq, C-Un-Neuf-Huit-Quatre.
Richards tenait toujours la Silex. Une mèche de cheveux graisseuse y était restée collée.
Il la lâcha. Elle tomba sans aucun bruit. Même ici, la moquette était épaisse. La grosse boule de verre roula vers lui, pareille à un énorme œil injecté de sang. Richards revit l’horrible photo de Cathy dans son berceau.
Réprimant un frisson, il souleva Donahue par les cheveux et fouilla son veston marine. Le pistolet-mitrailleur y était. Il allait le relâcher lorsqu’il se ravisa et le leva un peu plus haut. Sa bouche sanguinolente était toute de travers, ouverte en un rictus imbécile.
Richards regarda dans une de ses narines. L’objet était bien là. Un minuscule filtre aux mailles brillantes.
— Répondez E.T.A., C-Un-Neuf-Huit-Quatre, dit la radio.
— Hé, Donahue ! cria Friedman de sa cabine. C’est pour toi !
Richards regagna laborieusement le couloir. Il boitait et se sentait très faible. Friedman tourna la tête.
— Vous pourriez dire à Donahue de se remuer un peu et...
Richards tira. La balle pénétra juste au-dessus de la lèvre supérieure, faisant voler des dents de tous côtés. Derrière Friedman, une masse de cheveux mêlés de sang et de cervelle se colla, comme une belle tache de Rorschach, sur un poster 3— D représentant une blonde écartant des jambes éternelles sur un lit à baldaquin en acajou.
Une exclamation étouffée vint du cockpit. Holloway plongea vers la porte dans une tentative désespérée pour la fermer. Richards remarqua qu’il avait sur le front une petite cicatrice en forme de point d’interrogation. Le genre de cicatrice que pourrait se faire un gamin aventureux jouant au pilote dans les branches d’un arbre.
La balle l’atteignit en plein ventre. Holloway poussa un énorme «
HooOOO !
» et tomba en avant.
Duninger s’était retourné sur son siège, le visage pâle et défait.
— Ne me tuez pas, hein ?
Son ton aurait voulu être menaçant, mais il ne lui restait pas assez de souffle pour cela.
— Bien sûr, lui dit Richards avec amabilité tout en pressant la détente.
Duninger s’écroula de côté. Derrière lui, quelque chose claqua, avec un bref éclair.
Le silence revint.
— Répondez E.T.A., C-Un-Neuf-Huit-Quatre, répéta la voix à la radio.
Richards sentit soudain son estomac se soulever. Il vomit d’un coup une grande quantité de café et de bile. Les contractions musculaires rouvrirent encore davantage la plaie ; tout son côté gauche vibrait et pulsait de douleur.
Il s’approcha du tableau de bord. Les commandes étaient agitées de petits soubresauts incroyablement précis, dans un synchronisme parfait. Tant de cadrans, tant de boutons...
Pour un vol aussi important, les communications devaient être relayées à tous les postes. Il se pencha vers un micro et dit sur un ton parfaitement neutre :
— Bien reçu.
— Qu’est-ce qui se passe, C-Un-Neuf-Huit-Quatre ? Vous avez laissé le Libertel allumé ? Tout est O.K. ?
— Cinq sur cinq, dit Richards.
— Dis à Duninger qu’il me doit une bière, ajouta la voix mystérieusement, avant de couper la communication.
A la radio, rien qu’un grésillement léger.
Otto conduisait le bus.
Et Richards regagna la cabine pour terminer ce qu’il avait commencé.
Compte à rebours... 007
— Ô mon Dieu ! s’écria Amélia Williams. Ô mon Dieu !
Richards se regarda. Tout son côté gauche, de la cage thoracique à la cuisse, était rouge et brillant de sang.
— Qui aurait cru qu’il y a autant de sang dans le corps humain ? fit-il observer.
McCone fit soudain irruption dans la cabine. Un instant lui suffit pour saisir la situation. Richards et lui firent feu en même temps.
McCone disparut derrière le rideau des secondes. Richards se laissa tomber sur le fauteuil le plus proche. Sur son ventre, était apparu un énorme trou, par lequel les intestins commençaient à sortir.
Amélia hurlait sans discontinuer. Elle se griffait le visage des deux mains, déformant horriblement ses traits.
McCone revint en titubant. Il souriait. Apparemment, la moitié de sa tête avait été emportée, mais il souriait quand même.
Il tira à deux reprises. La première balle passa par-dessus la tête de Richards. La seconde l’atteignit juste sous la clavicule.
Richards tira à son tour. McCone tourna deux fois sur lui-même, comme s’il se demandait où aller, et laissa échapper le pistolet. Il semblait observer avec un grand intérêt le plafond en Styrofoam des premières, le comparant peut-être à celui des secondes. Finalement, il tomba à la renverse. L’odeur de poudre et de chair brûlée était aussi puissante que le parfum des pommes dans une cidrerie.
Amélia hurlait toujours. Richards estima que cela témoignait d’une vigoureuse santé.
Compte à rebours... 006
Richards se leva avec précaution, tenant ses intestins des deux mains. Il avait l’impression que quelqu’un grattait des allumettes dans son ventre.
Il suivit très lentement l’allée, plié en deux, une main sur le ventre, comme s’il faisait la courbette. Au passage, il saisit le parachute et le traîna derrière lui. Une boucle de saucisse grisâtre échappa à ses doigts. Il la rentra de force. Ça faisait affreusement mal. Il se demanda aussi s’il n’était pas en train de faire dans son froc.
— Gloug, gémissait Amélia. Gloug-gloug-gloug. Ô Dieu ! Ô mon Dieu !...
— Mettez ça, lui dit Richards. Comme un sac à dos. Vous voyez ?
Elle fit oui de la tête.
— Je... peux pas... sauter. Trop peur.
— L’avion va s’écraser. Il
faut
sauter.
— Peux pas.
— Je vous tue, alors.
Elle se leva d’un bond, le bouscula sans façon et empoigna le parachute d’un geste décidé. Tout en s’empêtrant dans les courroies et les bretelles, elle recula de quelques pas.
— Non. Celle-là se met derrière.
Avec des gestes rapides, elle fixa le parachute sur son dos, sans cesser de reculer devant Richards, qui s’avançait lentement vers elle, un filet de sang au coin de la bouche.
— Maintenant, la ceinture. Ça s’enclenche tout seul. Suffit de pou... pousser.
Elle boucla la ceinture avec des doigts tremblants ; il lui fallut trois essais pour y parvenir. Elle fixait Richards avec des yeux exorbités. Parfois, les larmes se remettaient à couler.
Elle faillit glisser dans le sang de McCone, puis enjamba le cadavre.
Amélia avançait toujours à reculons, tandis que Richards, se traînant péniblement, semblait la poursuivre. Ils traversèrent ainsi la cabine des secondes, puis celle des troisièmes. Dans son ventre, les allumettes avaient fait place à un briquet dont la flamme ne s’éteignait jamais.
La porte de secours était fermée par des boulons explosifs et une barre commandée depuis le cockpit.
Richards lui tendit le pistolet de Donahue.
— Tirez... Le recul me ferait trop mal.
Les yeux fermés, le visage tourné de côté, elle tira à deux reprises sur la porte, puis appuya en vain sur la détente. Le chargeur était vide. Mais la porte restait obstinément fermée. Richards ressentit un vague désespoir, mêlé de nausée. Amélia tenait nerveusement la cordelette du parachute, lui imprimant de petites secousses.
— Peut-être...
Elle n’eut pas le temps de terminer sa phrase : la porte s’ouvrit brutalement, l’aspirant dans la nuit.
Compte à rebours... 005
Luttant contre cet ouragan à rebours, Richards s’éloigna de la porte, courbé en deux, s’agrippant aux dossiers des sièges. Si l’avion avait volé plus haut, avec une plus grande différence de pression entre la cabine et l’extérieur, il aurait également été éjecté. Il était tout de même brutalement secoué ; ses pauvres intestins se dépliaient et traînaient jusqu’à ses pieds. Le briquet était devenu une torche qui le ravageait. Seul l’air glacial qui s’engouffrait dans l’avion l’empêchait de s’évanouir.
Dans la cabine des secondes, la succion était déjà moins forte. Il put se redresser un peu. Attention... enjamber le corps de McCone. Maintenant, traverser les premières...
Il s’arrêta à l’entrée de l’office pour essayer de rentrer ses intestins. Ils n’aimaient pas être dehors. Pas du tout. Mais c’était sans espoir. Ils étaient emmêlés dans tous les sens. Il pleura pour ses pauvres intestins, si fragiles, qui n’avaient rien fait pour mériter ça.
La terrible vérité le frappa de plein fouet : tout ceci était réel, et sa propre fin était proche. Ravalant le sang qui emplissait sa bouche, il poussa un gémissement aigu.
Aucune réaction dans l’avion. Normal : il ne restait que lui et Otto.
Il avait l’impression que le monde se vidait de sa couleur au fur et à mesure qu’il se vidait de son sang. Affalé contre l’entrée de l’office, il voyait tous les objets se fondre dans une grisaille mouvante.
Et voila. C’est la fin.
Il hurla de nouveau, et le monde redevint d’une cruelle netteté. Pas encore. Non, surtout pas.
Il plongea dans l’office, ses intestins pendant tout autour de lui comme des guirlandes. Stupéfiant qu’il y en ait tant. Si ronds, si fermes, si compacts.
Il marcha sur un morceau de lui-même, et quelque chose
en lui
se déchira. La douleur fut lancinante, inimaginable, hors de ce monde. Il poussa un hurlement strident, éclaboussant de sang la porte du cockpit, à trois mètres devant lui. Il perdit l’équilibre et serait tombé brutalement si la cloison ne l’avait arrêté.
Une balle dans les tripes. Je suis éventré.
Clitaclic-clac
, fit une voix démente dans son esprit.
Il lui restait une chose à faire. Une.
Les blessures abdominales étaient les pires, disait-on. Un jour, quand il travaillait chez G-A, ils avaient discuté de ça pendant la pause-déjeuner. Des différentes façons de s’en aller. Lui et ses copains, en pleine santé, bourrés de sang, de pisse et de sperme, avaient comparé les mérites relatifs des radiations, de la noyade, de la mort par le froid, du matraquage, d’une chute du dixième étage. Quelqu’un, peut-être Harris, avait mentionné une balle dans les tripes. Le gros, qui buvait de la bière en cachette.