Read The Setting Lake Sun Online
Authors: J. R. Leveillé
â De l'abstraction, ai-je dit.
â Pas tout à fait. Du naturel. L'objet de l'art n'est pas de représenter la nature, ou même de la symboliser, mais de faire apparaître la forme en la tirant du vide. C'est l'essentiel.
*
Studying the proofs of the woodcuts, I found myself agreeing with Sara that they looked like scribblings. But only at first glanceâat the same time, I thought them fabulous. They had a kind of contagious spirit
,
a little like Ueno himself. He explained to Frank that in general, woodcuts are used for representations, while he was trying to create...
“Abstractions,” I said.
“Not quite. Natural images. The objective of art is not to represent nature, or even to symbolize it, but to make form appear by pulling it out of the Void. That's the essence.”
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â C'est pourquoi vous aimez le noir ?
â Perspicace.
â Et le noir approprié, a précisé Frank.
â Pourquoi ne pas utiliser différents noirs pour difféÂrentes gravures ? a demandé Sara.
â Pas si bête. Je crois cependant que le noir des gravures doit être identique. Mais tu me donnes une idée. Peut-être faut-il que le noir du texte soit légèrement plus profond. Les poèmes sont courts, les caractères sont entourés de blanc, et ils peuvent pâlir ou flotter devant les pages de gravure où la plage de noir prédomine.
*
“Is that why you like black?”
“Clever.”
“But the right black,” Frank pointed out.
“Why not use different blacks for different woodcuts?” asked Sara.
“That's not a bad thought. I still think the black we use for the woodcuts should be the same throughout, but you've given me an idea. Perhaps the black we use for the text should be slightly deeper. The poems are short and the letters are surrounded by white space; they may seem pale or insubstantial next to the illustrated pages, which will be dominated by the black areas.”
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â
L'Ãtang du soir
⦠Alors, ai-je avancé avec un brin d'audace, si je comprends bien, les gravures seraient comme l'étang dans la nuit et les poèmes des constellations dans le ciel. Un ciel renversé.
â Tout est dans la proportion, en effet.
Et il a ajouté en se tournant vers Frank :
â La personne qui peut lier ciel et terre est bel et bien une architecte en herbe.
Ils se sont mis à rigoler. Moi aussi.
Mais l'expression « architecte en herbe » m'a laissée songeuse.
*
“
The Night Pond...
So,” I spoke up with a hint of boldness, “if I understand correctly, the woodcuts will be like a pond at night and the poems like constellations of stars in the sky. A reversed sky.”
“Exactly. It's all in the proportions.” Turning to Frank, Ueno added, “Someone who can connect the earth and the sky like that must be a budding architect.”
They broke up laughing. So did I, but I couldn't stop thinking about the expression “budding architect.”
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â Et qui plus est, a-t-il continué, apte à traduire mes poèmes⦠Allons, au boulot.
*
“And what's more, quite able to translate my poems... Now, let's get back to work.”
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Ils ont pris la pause habituelle en début d'après-midi. Comme il restait peu de travail à faire ce jour-là , Ueno a accepté de prendre un verre. Il s'est mêlé aux travailleurs qui ont tous voulu le saluer avant de quitter.
Frank m'a raconté que la première chose qu'Ueno Takami a fait en entrant dans l'atelier a été de « sentir autour ». Il a fait le tour des postes de travail, il a posé des questions, il s'est entretenu avec certains, il a observé les opérations en hochant la tête. « Comme de l'ail dans une sauce », a dit Frank. J'ai pensé â cette image m'est venue sur le coup : comme un poisson dans l'eau.
*
As usual on Fridays, work stopped early. Since there was little left for him to do that day, Ueno agreed to join the others for a drink. He mingled with the workers, and each paused on the way out to say goodbye.
Frank told me that the first thing Ueno Takami had done on setting foot in his shop was to “sniff around.” He made the rounds of the workstations, asked questions, spent time chatting with some of the workers, and nodded his head as he observed the proceedings. “Like garlic in a sauce,” said Frank. But to me, the image that sprang to mind was “like a fish in water.”
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J'ai longuement observé le visage du poète. Sa tête grisonnante, ses cheveux plutôt courts, ébouriffés. Et ces yeux de charbon. C'est, me semblait-il, contre le noir de ces yeux que tout se mesurait, jusqu'à l'encre de l'imprimeur. Et la vieillesse sur le visage : une bonne usure. Un visage avec une histoire. Les traits japonais, basanés par le vent, comme un marin en haute mer.
*
That day I carefully studied the poet's face, his greying head, his close-cut, unruly hair. And those coal-black eyes. It seemed to me that everything was measured against the blackness of those eyes, even the colour of the printer's ink. And age was beautifully etched in his face. It was a face with a history. The Japanese features were worn by the wind, like those of a sailor on the high seas.
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Sara lui a demandé, je crois, s'il avait été dépaysé en arrivant au Canada. Je sortais d'une rêverie. Je me rappelle qu'il parlait de sa cabane dans le Nord et qu'il la comparait en quelque sorte aux maisons de son pays natal, à la maison de ses parents plus particulièrement.
â C'était une maison traditionnelle avec beaucoup de chambres, avec les espaces amovibles comme vous dites. Le vent passe par là . Ici, il passe par les sapins.
*
I believe it was Sara who asked him whether he had felt out of place when he first arrived in Canada. I was just surfacing from a dream. I remember hearing him mention his cabin up north and say that it somewhat resembled the houses of his native country, particularly that of his parents.
“It was a traditional dwelling of many rooms, with what you would call sliding walls. The wind would pass right through. Here it passes through the pines.”
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Le jour où j'ai accepté de monter dans le Nord avec Ueno, nous avons fait le trajet dans son vieux camion. De fait, le camion n'était pas si vieux que ça, il était passablement « poqué ». Pourtant il était solide. Un 4 X 4.
â On a besoin de ça sur les routes du Nord. Je l'ai réparé moi-même.
â Vous faites de tout.
âTu.
â Quoi ?
â Tutoie-moi. Nous sommes amis, maintenant.
â Depuis toujours, presque.
â C'est vrai, depuis le premier moment.
Je n'ai jamais pu, tout au cours du temps que je l'ai connu, réussir à le tutoyer. Je l'ai toujours, sauf par acciÂdent, vouvoyé. Je ne sais pas si c'était dû à son âge, à son renom ou quoi. Il me semblait qu'il méritait un certain respect, qu'il correspondait à ce que les Japonais appellent un « Trésor National vivant ». Et lui n'a jamais réussi à ne pas balancer entre le
tu
et le
vous
lorsqu'il m'adressait la parole, les mêlant souvent dans la même phrase.
â Non, je ne sais pas tout faire, a-t-il poursuivi. Je suis mauvais traducteur, par exemple.
*
On the day I had agreed to travel up north with Ueno, we made the trip north in his old truck. The truck wasn't really all that old, but it had a lot of dents in it. It was solid all the same, a 4X4.
“It's what you need to travel the roads up there. I fix it myself.”
“You do everything,” I rejoined, slipping into the formal address again.
“You don't have to be so formal.”
“Don't I?”
“No. Now we're friends.”
“We were always friends, just about.”
“That's right, from the very beginning.”
I was almost never able to be informal with him in my speech. I would only do it by accident. I don't know whether it was because of his age or his reputation, or what it was. It seemed to me that he deserved a certain respect and that he was what the Japanese call a “living National Treasure.” And he himself never managed to be completely informal, but would swing back and forth, often mixing the two forms in the same sentence.
“No, I don't know how to do everything,” he responded, taking up the thread again. “For instance, I'm no good at translation.”
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Il était venu me prendre à Winnipeg, puisque je n'avais pas les moyens de me rendre à Thompson sauf en autocar. Lui-même prenait souvent le Grey Goose pour venir à Winnipeg. Il aimait voyager ainsi et « rencontrer du monde », selon son expression.
Cette fois, il a voulu m'emmener. Par la suite, je suis moi-même montée souvent le visiter en car.
Il était venu pour affaires la veille, et le lendemain il est passé me prendre chez moi, tôt le matin. Il a klaxonné. Il était à l'heure. Je suis descendue avec deux cafés que j'avais préparés pour la route.
Je retiens deux choses du début de ce voyage. D'abord, il m'a remis un exemplaire de ses poèmes. Et deuxièmement, en passant par le village de Saint-Laurent, il a dévié jusqu'au lac Manitoba.
â C'est un peu ton pays, a-t-il dit.
*
Ueno had come to Winnipeg to pick me up because I had no way of getting to Thompson except by bus. He himself often took the Grey Goose bus to the city. He liked to travel that way so that he could “meet the people,” as he put it.
On subsequent visits, I would ride the bus north to see him, but this time he'd wanted to take me up there himself.
He had driven down the day before to attend to some business, and early the next morning he came by to pick me up. He honked the horn; he was right on time. I brought two cups of coffee that I'd made for the road.
Two things about the beginning of that trip have stuck with me. First, he gave me a copy of his poems. Then, as we passed the village of Saint-Laurent, he took me on a side-trip to the shore of Lake Manitoba.
“It's your country, in a way,” he said.
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Il y a là une belle petite communauté métisse, peut-être la plus importante au pays. Je ne la connaissais pas alors. C'est surtout un pays de pêcheurs. La terre est à peine bonne pour faire un peu d'élevage. Le paysage est modeste : des terres déboisées par-ci par-là pour laisser brouter les animaux, mais traversées partout de peupliers, de petits chênes noueux, tordus évidemment. J'aimais cela.
â
Wabi-sabi
, disait-il. La beauté dans la pauvreté.Â
Ces chênes noueux me font aujourd'hui penser à quelque chose, je le dirai plus tard.
Ce que je suis venue à apprécier surtout, c'était le parler des Métis du coin : le mitchif, du français où se mêlait de l'ojibwa ou du cri, et parfois un peu d'anglais. J'ai appris qu'ils ont longtemps eu honte de parler leur langue, qu'ils ont dû lutter contre l'éducation « française » qu'ils recevaient des congrégations. J'aimais leur façon d'assouÂplir les mots et les expressions et de chantonner les phrases.
*
There's a pretty Métis community there. It's perhaps the largest in the country, although I didn't know it at the time. It's mainly fishers' territory, because the earth is too poor to produce much in the way of crops. The landscape is unspectacular. The fields had been cleared in a haphazard way to allow the animals to graze, and they were still dotted with poplars and small, twisted oaks. I liked it.
He said, “
Wabi-sabi
. Beauty in poverty.”
What I came to appreciate most was the language spoken by the Métis from that part of the country:
michif
, a blend of Saulteux or Cree and French with a bit of English sprinkled here and there. I learned that for a long time the Métis were ashamed to speak their language, and that they had to fight off the influence of the “French” education they were given by the religious communities. I like the way they bend words and expressions, I like the lilt in their speech.
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Je lui ai dit une fois en riant qu'il faudrait peut-être traduire ses poèmes en mitchif.
â Pourquoi pas !
Il me semblait qu'il y avait quelque chose de merveilleux d'avoir un parler à soi et qu'il ne fallait pas que ça se perde. Je m'imaginais que la grande réalité des textes d'Ueno pouvait être, en traduction, le garant d'une autre culture. J'étais jeune.
J'associe cela à ce dont nous avons parlé, assis sur la rive du lac Manitoba.
â Tu connais l'origine de ce nom ?
â Oui, je sais. Manitoba vient de Manitou, c'est le lac du Grand Esprit.
â Et l'Esprit n'a pas de couleur.
*
I once told him, with a laugh, that maybe he should have his poems translated into
michif
.
“Why not!”
I thought it must be wonderful to have a language of one's own and it shouldn't be allowed to die out. I imagined that the great truths in Ueno's writing could, through translation, help to preserve another culture. I was quite young then.
I associate all that with what we talked about while sitting by the shores of Lake Manitoba.
“Do you know the origin of its name?” he asked me.
“Yes, I do. Manitoba comes from Manitou, so it's the lake of the Great Spirit.”
“And Spirit has no colour.”
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Je n'aurais jamais pu faire cette traduction en mitchif. Je parlais le bon français, comme on dit. Ma sÅur et moi, comme ma mère, avions été éduquées à l'école du Sacré-CÅur, dans une petite paroisse d'expression française au cÅur de Winnipeg. C'était miraculeux ! Car il n'était pas toujours facile de parler français dans ce milieu anglophone. Et pour moi, c'était doublement difficile d'y vivre.
On croyait que j'avais été adoptée.
*
I never would have been able to translate the poems into
michif
because I spoke good French, as they say. My sister and I, like my mother, had been educated at Sacré-Coeur School, in a small French-speaking parish in the heart of Winnipeg. It was a miracle we kept it up, since it wasn't always easy to maintain French in that anglophone environment. That made it twice as hard for me to live there.