« Mes poignets étaient menottés, mais Schaefer n’avait pas très bien attaché mes bras parce que j’étais en équilibre instable sur cette grosse racine, et il a sûrement eu peur de me pendre trop tôt. Du coup, j’ai pu détacher mes bras et les lever vers le haut pour retirer le
bâillon. Ensuite, j’ai grimpé un peu plus le long de cette racine pour donner du mou au nœud coulant. J’ai réussi à défaire la corde qui était enroulée autour d’une branche. J’ai sauté par terre pour retirer la corde de mon cou et, en me penchant en arrière, j’ai eu beaucoup de mal à enlever l’autre lien qui me ligotait les pieds. J’avais toujours les menottes dans le dos.
« Je me suis dirigée vers ce fort espagnol à l’abandon pour m’y cacher un moment. J’ai fait très attention à ne pas chuter, sous peine de m’assommer en tombant puisque je ne pouvais pas me servir de mes mains. J’ai vu que la voiture de Schaefer était toujours garée au même endroit. Mais je ne l’ai pas aperçu. J’ai eu peur qu’il ne soit auprès de Sue. Du coup, je me suis faufilée à travers les broussailles pour aller vers la rivière. J’ai marché dans l’eau comme si je me promenais le long du rivage. J’espérais trouver une route ou quelqu’un qui puisse m’aider. Tout d’un coup, j’ai entendu Sue qui m’appelait, mais je n’ai pas répondu. Je me suis dit que Schaefer s’était rendu compte que j’étais partie et qu’il forçait Sue à crier pour me faire venir. Je n’ai plus bougé pour ne pas faire de bruit. Et je l’ai vue par une trouée entre les fourrés. Il l’avait aussi emmenée près de la rivière dans une autre clairière. Elle semblait assez loin de moi. Le rivage serpentait beaucoup avec des petites criques abritées des regards par une végétation très dense et il m’a semblé entendre du bruit derrière moi. Comme si quelqu’un marchait dans l’eau pour me suivre, mais je ne pouvais rien voir. J’ai eu très peur que ce soit Schaefer et je suis partie en courant à travers les
bois afin de m’éloigner du rivage. Je me suis cachée sous des buissons où j’ai attendu quelque chose comme une demi-heure. Mais c’était intenable car les moustiques me dévoraient. Le vent s’est levé et agitait les feuillages. A tout instant, j’avais l’impression que c’était lui qui surgissait pour me reprendre. J’étais morte de peur. Et je n’ai pas pu rester en place. J’ai coupé à travers cette jungle dont les branches me griffaient la peau. A un moment donné, je ne pouvais plus avancer. La végétation était trop dense, c’était comme une barrière de verdure. J’ai dû rebrousser chemin vers la rivière. J’ai contourné la péninsule jusqu’à ce que j’aperçoive la route. Je me suis mise à nager à moitié, mais j’ai été piquée par plusieurs méduses. Heureusement, l’eau n’était pas profonde car je ne pouvais toujours pas me servir de mes bras. J’étais encore dans l’eau lorsque j’ai aperçu les premières voitures. Je me suis mise à crier à l’aide. C’est un policier qui s’est arrêté en premier. Il m’a donné une couverture, je lui ai demandé s’il avait des nouvelles de Sue. Il m’a répondu qu’elle était saine et sauve. Le cauchemar était terminé. »
UNE ENFANCE ET UNE ADOLESCENCE « NORMALES »
Gerard John Schaefer Jr. est né le 25 mars 1946 à Neenah, dans l’Etat du Wisconsin. Il est l’aîné des trois enfants, Sara, Gary et lui, issus du couple Doris et Gerard John Schaefer Sr. Représentant de l’entreprise Kimberly-Clark qui fabrique des produits d’hygiène, dont les célèbres mouchoirs Kleenex, Schaefer Sr. est nommé dans le sud des Etats-Unis et la famille déménage pour s’installer à Chamblee, un faubourg huppé proche d’Atlanta, en Géorgie. Interrogé par un psychiatre, le docteur R. C. Eaton, le 9 avril 1973, Gerard Schaefer Jr. affirme être le « produit illégitime » d’un « mariage forcé ». Il naît environ six mois après l’union de ses parents qui « n’ont jamais eu de bonnes relations ». Son père « le critique en permanence » et sa mère est « toujours sur [son] dos parce [qu’il peut] faire beaucoup mieux ». La famille est très catholique, fervente même, et le jeune Gerard est envoyé dans une école des maristes. La Marist School, fondée en 1901 à Atlanta, accueille un peu plus de mille élèves, garçons et filles, pendant les années de collège. Ces « petits frères de Marie » reçoivent
l’approbation du Saint-Siège en 1863 afin de pouvoir enseigner et prêcher la bonne parole. Dès ses jeunes années, le fils aîné est persuadé que son père préfère sa sœur Sara, ce qui le pousse à devenir à tout prix une fille. Il porte souvent de la lingerie féminine. Vers l’âge de 10 ans, il a des pensées suicidaires. « Je n’arrivais pas à faire plaisir à mon père, si bien que dans tous les jeux, c’est toujours moi qui mourais. » L’adolescent recherche à tout prix l’amour d’un père qui, dit-il, le rejette : « Mon père a passé un certain temps dans un camp pendant la Seconde Guerre mondiale. Il s’est évadé pendant l’offensive des Ardennes. Voilà pourquoi je me suis passionné pour l’histoire de ce conflit. Il en parlait avec difficulté et essayait de surmonter ce traumatisme. Il en est revenu touché psychologiquement et a sombré dans l’alcool. De là lui est venu ce goût pour la discipline. Il a vu des gens se faire fusiller parce qu’ils rechignaient à obéir ou parce qu’ils exécutaient mal un ordre. Il répétait sans cesse, “il faut apprendre la discipline”. Je suis allé à l’église catholique où les nonnes vous frappaient comme des dingues si vous sortiez du rang. Du coup, en prison, cela m’a permis de survivre grâce à ce vécu enseigné par mes parents, les jésuites et les nonnes. La discipline est nécessaire à votre existence, ainsi qu’un certain nombre de valeurs. Il n’y a pas de zone grise, pas de blanc ou noir, il faut juste cultiver la différence entre le Bien et le Mal, et se battre pour la cause du Bien. »
Une fois incarcéré, Schaefer donne une tout autre version de ses jeunes années. Lors d’un entretien, il affirme avec force avoir connu une « jeunesse idyllique ». Il aurait fait partie de l’équipe de football américain du collège mariste, de celles de golf et de base-ball. Son loisir préféré est la pêche qu’il pratique au parc de Chastain, dans le comté de DeKalb.
A 12 ans, il découvre les pratiques de l’autoérotisme et du bondage, comme il l’indique lors de son entretien de 1973 avec un psychiatre. Il « adore les petites culottes » qu’il porte pour se masturber et ses fantasmes se teintent de violence, comme le raconte son ex-petite amie Sondra London : « Schaefer s’habillait parfois avec des vêtements de femme, s’attachait à un arbre avant de s’infliger des tortures, c’était la manière qu’il avait trouvée de “punir” son côté féminin. Il y a quelques photos qui le montrent ainsi. Il m’a indiqué à plusieurs reprises qu’il aurait voulu être une femme. » Gerard Schaefer confirme : « Je me pendais parfois avec une corde à la branche d’un tronc d’arbre jusqu’à ce que
je sois sur le point de m’asphyxier. La jouissance et la douleur mélangées étaient très fortes et, une ou deux fois, j’ai failli y laisser ma peau. Ligoté à un arbre, je me débattais avec violence pour me libérer, cela m’excitait d’un point de vue sexuel, mais je m’arrangeais aussi pour me faire mal et connaître la douleur. » Ces images violentes le tourmentent sans cesse, au point que lui-même reconnaît « ne plus savoir ce qui est réel ou fantasmé ». L’adolescent, qui a 13 ans, s’imagine « en train de faire du mal aux autres, et aux femmes en particulier ».
En 1960, la famille Schaefer déménage à nouveau pour s’installer à Fort Lauderdale, en Floride, dans une maison de plain-pied, au bout d’une impasse. Doris, la mère, travaille comme secrétaire de direction pour le Fort Lauderdale Downtown Development Authority. L’arrière du jardin donne sur la jetée d’un canal qui permet d’accéder à la mer. Agé de 14 ans, il part souvent pêcher seul avec le bateau familial. Passionné de chasse et d’armes à feu, il se voit offrir sa première
carabine pour des expéditions dans les marais des Everglades. Diplômé du lycée Saint Thomas Aquinas, il fait la connaissance de sa première petite amie, Cindy. Le couple devient inséparable pendant les trois années qui suivent. Mais leur vie sexuelle est pour le moins déviante, ce qui semble être une constante chez Gerard Schaefer. Selon ses dires, Cindy n’accepte des relations intimes que si le scénario est écrit à l’avance. Il faut qu’il lui déchire ses vêtements pour « la violer ». En 1964, il refuse ce « jeu » pour la première fois et Cindy lui annonce le jour même que c’est fini entre eux. Quelques heures plus tard, Gerard Schaefer retourne dans les bois pour ses pratiques de bondage autoérotiques qu’il avait abandonnées depuis la Géorgie.
Les livrets annuels de ses années de lycée, à Saint Thomas Aquinas, qui est un établissement catholique à la discipline stricte, montrent un Schaefer faisant partie de l’équipe de football américain, mais personne ne se souvient de l’avoir vu sur un terrain d’entraînement
ou se joindre à une quelconque activité de groupe. Par contre, il joue beaucoup au golf, une pratique encore une fois solitaire. Alors qu’il est arrêté et condamné pour un double meurtre, ses anciens camarades de lycée témoignent de sa solitude, disent qu’il leur semblait « étrange » et toujours « plongé dans ses pensées ». L’un d’eux parle de son obsession à « vouloir regarder sous les jupes des filles » de cette institution mixte. A cette époque, tout comme dans le Wisconsin et en Géorgie, Gerard Schaefer va tous les jours à la messe. En classe, il se fait remarquer par un devoir qui agite beaucoup ses professeurs et lui vaut une suspension de la part de la direction de l’établissement. Dans un long essai, il remet en cause le dogme catholique de la virginité de Marie. Pour lui, c’est scientifiquement inconcevable, malgré sa foi catholique. On imagine la réaction des nonnes.
Au printemps de l’année 1964, Gerard Schaefer fait une rencontre qui le marquera jusqu’à la fin de son existence, celle de Sandra Steward, une belle jeune
femme de 17 ans, aux longs cheveux noirs. Elle sera toujours « Sandy » pour Schaefer, qui est « John » pour elle. Plus connue sous son pseudonyme de Sondra London, voici comment elle évoque cette idylle qui dure une année : « Lorsque je l’ai vu pour la première fois, il était superbe, grand, un blond aux yeux bleus, très bronzé. Nous nous sommes rencontrés à un bal scolaire, il venait d’un autre établissement que le mien. Il semblait différent des autres, calme, seul dans son coin. Nos regards se sont croisés et il est venu me voir pour me demander mon nom. Je le lui ai donné et nous en sommes restés là. Par la suite, j’ai appris qu’il avait épluché le bottin pour appeler toutes les personnes qui portaient mon nom afin de me retrouver. Cela s’est passé avant même que nous fassions connaissance. Ensuite, nous nous sommes retrouvés presque tous les jours dans la maison de ses parents pendant un an. Bien des années plus tard, j’ai compris que lors de nos premières rencontres, il me soumettait à un test. Ce “brave garçon” catholique était habité d’un “complexe de la pute vierge”. C’est la seule manière que j’ai de le qualifier. C’était un catholique intégriste. Soit vous étiez une sorte de vierge que l’on se devait de vénérer, soit vous étiez une pute qui méritait un seul châtiment, une mort violente. Beaucoup de personnes m’ont demandé pourquoi il ne m’avait pas tuée, et je vous avoue que je me suis moi-même posé la question. Je pense que j’avais passé avec succès ces “tests” en 1964, lorsque nous avons fait connaissance. J’avais 17 ans et lui 18. Mes réponses ont dû lui démontrer que je n’étais pas une
“pute”, mais une
nice girl
. Parmi ces “tests”, Schaefer m’a parlé de sa petite amie précédente, une catholique elle aussi, qui avait un problème de culpabilité et souhaitait que John la viole. C’était pour elle le seul moyen de devenir intime avec lui. Nous en avons discuté et je suppose qu’il souhaitait savoir si j’avais des points communs avec elle à ce sujet. Il y fait allusion de manière succincte dans l’un de ses récits des années 1989-1990 où le personnage (qui est John) propose vingt dollars à une fille pour une pipe. Et si elle accepte, c’est pour devenir de la viande froide. »
La famille de Sandra est impressionnée par les bonnes manières du jeune homme qui l’emmène à la chasse dans les marais des Everglades. Il se moque lorsqu’elle est incapable de tirer sur un animal pour le plaisir. Curieusement, Gerard Schaefer n’abat jamais d’animaux comestibles. « John, comme tout le reste de la famille, explique Sondra London, était un fanatique de la chasse et des armes à feu. Des années après, je me souviens d’avoir feuilleté les albums de photos de famille avec Doris, sa mère. Il y avait un nombre considérable de photos avec les animaux morts au premier plan, tandis que les chasseurs, John, son frère et son père, n’étaient quasiment pas visibles : on ne voyait jamais leurs têtes. Ces photos étaient dérangeantes : des animaux morts et dépecés, et des visages d’hommes absents. John a toujours été intéressé par les armes à feu. C’est lui qui m’a appris à me servir d’armes. Une fois, je l’ai accompagné dans les marais des Everglades pour une partie de chasse. Il m’avait confié son fusil à
pompe favori que j’ai laissé tomber dans l’eau boueuse. Et j’ai eu peur de sa réaction. Il s’est mis en colère bien sûr, mais il ne m’a pas frappée comme je l’ai craint l’espace de quelques secondes.
« Une autre fois, nous étions le long du canal, près d’une sorte de mare artificielle entourée de béton où nageaient beaucoup de poissons. John s’est mis à leur tirer dessus, et ça m’a terrorisée. J’ai eu peur des balles qui ricochaient, mais j’ai été dégoûtée qu’il tue gratuitement des poissons ! J’ai dû insister à plusieurs reprises pour qu’il arrête ce massacre. »