« J’ai tout de suite ordonné à Schaefer de se rendre au commissariat pour rencontrer le sergent en charge et lancer des recherches pour retrouver les deux adolescentes. J’ai foncé à bord de mon véhicule pour me rendre à Hutchinson Island. Le long de la rivière, j’ai aperçu une silhouette qui courait. C’était l’une des deux jeunes femmes qui était totalement hystérique. Elle avait encore les mains liées dans le dos. Mon sergent m’avait rejoint et nous avons tenté de la calmer et de la rassurer. Nous l’avons ramenée au poste et je suis retourné sur place pour essayer de retrouver la seconde. Je l’ai repérée dans une petite baie qui faisait environ huit cents mètres de long. Elle avait de l’eau jusqu’à la poitrine. Là aussi, ses poignets étaient encore liées dans le dos. Les deux auto-stoppeuses n’étaient pas dévêtues et elles avaient réussi à défaire le nœud coulant qui leur enserrait le cou, la corde étant fixée à une épaisse branche horizontale. On l’a détachée, avant de lui donner de quoi se sécher et un de mes agents l’a conduite au commissariat. Elles ont toutes les deux fait à peu près le même récit que Schaefer, sauf qu’il s’était bien gardé
me dire qu’il avait pratiqué sur elles des attouchements sexuels et qu’il leur avait pincé les fesses avec violence, tout en se moquant d’elles. Après leur témoignage, j’ai convoqué Schaefer dans mon bureau pour le virer sur-le-champ. Il a été incarcéré et mis en examen pour enlèvement. A ce moment-là, nous n’avions pas connaissance d’autres faits criminels qu’il aurait pu commettre par le passé. Malheureusement, il a été relâché contre le paiement d’une caution dans l’attente de son procès et, durant cette période, Schaefer a assassiné deux autres jeunes femmes, ce qui a été une véritable tragédie lorsque nous l’avons appris.
« Pourquoi Schaefer a-t-il quitté les lieux en les laissant seules ? Je pense qu’il voulait aller chercher son appareil photo pour conserver des “souvenirs”, comme certains des clichés qui ont été découverts au domicile de sa mère à Fort Lauderdale. Pendant son court séjour à Stuart, il avait loué un petit appartement sur East Ocean Boulevard où il vivait avec son épouse. Au commissariat, malgré son sourire de façade, Schaefer n’était pas apprécié par ses autres collègues qui trouvaient qu’il faisait preuve d’arrogance. On sentait qu’il était “différent”, mais on était loin de se douter à quel point. Un loup solitaire.
« Lorsque j’ai lu les témoignages de ces deux jeunes femmes, j’ai tout de suite pensé que ce n’était pas la première fois qu’il agissait de cette façon, et qu’il était peut-être un serial killer, même si ce terme n’existait pas encore à l’époque. Tout était trop bien rodé, organisé,
jusqu’au choix de cette journée de samedi, son jour de repos, mais aussi où sa femme avait pris rendez-vous chez un dentiste à Fort Lauderdale. Il avait donc tout le temps nécessaire pour agir et éventuellement assassiner ces deux auto-stoppeuses.
« Les deux jeunes femmes sont ensuite retournées au Texas pour reprendre leurs études. Elles m’ont poursuivi en justice et ont touché des dizaines de milliers de dollars de dommages et intérêts car Gerard Schaefer était l’un de mes officiers, sous mes ordres directs.
« Schaefer était non seulement un psychopathe, mais il cherchait toujours à manipuler son interlocuteur. Il parsemait son discours de menaces voilées. Je me souviens qu’une fois nous discutions du boulot et j’ai eu tout d’un coup l’impression que nos rôles s’étaient inversés, que c’était lui le shérif et moi le subordonné. Une sensation étrange qui est à jamais restée ancrée en moi. C’était quelques jours à peine avant son coup de fil du samedi matin. A mes yeux, Gerard Schaefer était un individu excessivement dangereux. Il affirmait avoir été piégé par le procureur Robert Stone, mais il a également accusé son propre avocat Elton Schwarz d’être complice d’un complot destiné à le faire exécuter par l’Etat de Floride. Il m’a aussi menacé de mort à cause de mon implication dans cette affaire. C’est la seule fois dans mon existence de policier où je me suis préparé psychologiquement à le tuer si j’apprenais un jour qu’il avait été libéré ou qu’il s’était évadé. Et, croyez-moi, je l’aurais fait sans la moindre hésitation. Des personnalités telles que Schaefer ne se rendent
pas toujours compte qu’elles peuvent intimider une personne, voire la terroriser. Mais si vous faites peur à quelqu’un comme moi, vous vous mettez vous-même en danger de mort. Il a également menacé le juge Trowbridge qui avait présidé à son procès. J’ai compris que ma préparation psychologique en cas de confrontation n’était pas vaine.
« Je n’ai jamais compris pourquoi son cas n’est pas aussi connu que celui d’un Ted Bundy ou d’un Jeffrey Dahmer car en Floride, les médias ont souvent fait la une avec lui. Sans parler des tabloïds consacrés aux affaires criminelles. Robert Ressler, le célèbre profiler du FBI, en a parlé dans son best-seller
Chasseur de tueurs
. Je me souviens même d’un contact établi entre Stephen King et Gerard Schaefer qui devait déboucher sur un projet commun. Schaefer a toujours affirmé que ses écrits étaient pure fiction, mais nous nous sommes rendu compte, au fil des années, qu’il avait réellement vécu toutes les pratiques abominables décrites dans ses nouvelles
1
. Schaefer ferait un excellent sujet d’étude sur les perversions sexuelles et la psychopathie. Question paraphilies, Schaefer les possédait toutes. C’était aussi un masochiste qui aimait à se photographier dans les bois en se plaçant dans la position de ses victimes ; il adorait se travestir en portant les sous-vêtements souillés des femmes qu’il avait tuées.
« Pendant qu’il était au lycée ou à l’université, Gerard Schaefer a fait un voyage en Afrique du Nord, qu’il évoque dans ses écrits, où il fait allusion à des crimes qu’il aurait commis au Maroc. Dans un manuel du FBI consacré aux serial killers, et qui est cosigné par Robert Ressler, Roy Hazelwood et Roger Depue, Schaefer a réécrit certains passages, notamment ceux consacrés à la manière d’interroger un tueur en série. Il y indique comment l’agent du FBI doit se comporter, quels vêtements il doit porter, et si le criminel est un sadique quelles questions il doit poser. Il est certain que ses remarques seraient intéressantes à suivre. »
Mis en examen pour la double agression de Nancy Trotter et Pamela Sue Wells, Gerard Schaefer est libéré contre une caution de 15 000 dollars, dans l’attente de son procès. Il a du mal à trouver un emploi et travaille pendant de courtes périodes dans deux épiceries. Lors de son procès le 22 décembre 1972, il plaide coupable pour voies de fait aggravées et écope d’une condamnation à six mois de prison, avec la possibilité d’une réduction de peine s’il contribue à des travaux d’utilité publique. Il est incarcéré le 15 janvier 1973. Son compagnon de cellule à la prison du comté de Martin, Emerson « Gene » Floyd, le côtoie pendant six semaines : « Schaefer passait son temps à écrire. Il ne nous laissait rien lire. Il écrivait allongé sur sa couche et nous lisait à voix haute ce qu’il avait pondu. C’était toujours des histoires abominables, à vous faire dresser les cheveux sur la tête. Le 1
er
avril 1973, la radio nous a
appris la découverte des corps de deux jeunes femmes qui avaient disparu. Schaefer s’est redressé, livide. Il n’a rien dit et s’est contenté de déchirer tous ses textes en minuscules morceaux qu’il a jetés dans les toilettes. Et il ne nous a plus rien lu du tout. »
1
. Une nouvelle de Gerard Schaefer est incluse dans une anthologie dont Stephen King est l’auteur.
TROIS DOUBLES MEURTRES
Lorsque Schaefer est relâché sous caution, il retourne dans la maison de sa mère Doris, à Fort Lauderdale. Deux mois s’écoulent, quand le 27 septembre 1972, deux autres adolescentes disparaissent à Fort Lauderdale. Georgia Jessup, 16 ans, et son amie Susan Place, 17 ans, indiquent à la mère de cette dernière qu’elles vont à la plage pour jouer de la guitare en compagnie de l’ami de Georgia, un certain Jerry Shepard. Ira Place n’aime pas cet homme qu’elle trouve trop âgé pour sa fille et qui fait toujours preuve d’une grande politesse,
« quelqu’un d’obséquieux », dira-t-elle. Georgia parlait souvent de partir avec lui au Mexique ou dans le Colorado. Toujours est-il qu’elle sort sur les talons des deux jeunes adolescentes qui montent à bord du véhicule de Jerry Shepard dont elle relève le numéro de la plaque d’immatriculation. Elle note « 24 », mais elle croit en fait avoir écrit « 42 ». Le chiffre 24 correspond au comté de Sainte-Lucie, tandis que le 42 appartient au comté de Martin. C’est la dernière fois qu’elle voit les deux jeunes femmes vivantes. Son erreur ne permet pas d’identifier un quelconque propriétaire de voiture lorsqu’elle dépose plainte. Constatant que sa fille ne revient pas, Ira Place prévient le commissariat de police d’Oakland. Susan avait un petit ami que la mère ne connaissait pas, mais qui résidait à l’Ocean Mist Motel au 1500 Ocean Drive. Elle indique à l’officier de police que sa fille est épileptique et qu’elle ne serait jamais partie plusieurs jours sans ses médicaments. Elle ajoute que Susan souffre de troubles mentaux et qu’elle prend de la drogue, notamment de l’héroïne. Son casier judiciaire comprend plusieurs arrestations, elle a déjà fugué à deux reprises, ce qui explique pourquoi elle n’a pas immédiatement prévenu les autorités de sa disparition.
Un mois et un jour plus tard, le 28 octobre 1972, deux adolescentes âgées de 14 ans, Elsie Lina Farmer et Mary Alice Briscolina, sont aperçues se dirigeant à pied vers un restaurant populaire de Fort Lauderdale. Un témoin affirme qu’elles faisaient de l’auto-stop. On ne les reverra plus. Les parents d’Elsie alertent les autorités le jour même. Ceux d’Alice laissent passer une
semaine car leur fille avait déjà fugué auparavant et elle parlait souvent de quitter la région.
Deux jours après que Schaefer a été incarcéré, les restes d’Elsie Farmer sont découverts sur un chantier de construction proche de Plantation High School, le 17 janvier 1973. Ceux d’Alice Briscolina sont mis au jour le 15 février 1973, à moins de deux cents mètres. Toutes deux sont identifiées grâce à leurs dossiers dentaires. Dix-huit ans plus tard, Gerard Schaefer fait référence à ces assassinats dans une lettre où il évoque ses textes de « fiction » : « Et qu’est-ce que vous croyez ? Vous êtes vraiment des barjots ? De quels crimes suis-je accusé ? Lesquels suis-je supposé avouer ? Farmer ? Briscolina ? Qu’est-ce que vous croyez ? Que “Murder Demons”, c’est de la fiction ? Vous voulez à tout prix des “aveux”, mais vous n’êtes même pas capable de les reconnaître, y compris quand je vous en tartine une couche. »
Gerard John Schaefer ne sera jamais mis en examen pour ces deux meurtres.
En décembre 1972, Colette Goodenough et Barbara
Ann Wilcox, 19 ans, quittent Sioux City, dans l’Iowa, pour rejoindre la sœur de Colette à Biloxi, dans le Missouri, en auto-stop. Le 8 janvier 1973, cette même sœur dépose les deux jeunes femmes au bord de la Highway 90. Leur but ? Rejoindre la Floride pour visiter Disney World à Orlando. Personne ne sait pourquoi elles se retrouvent à Port Sainte-Lucie, une tranquille communauté balnéaire, qui se situe à deux cents kilomètres d’Orlando et à environ cent quarante kilomètres de Fort Lauderdale. Elles disparaissent sans laisser la moindre trace. Personne ne semble s’inquiéter de leur disparition avant plusieurs semaines. La fiche de recherches enregistrée à Sioux City, dans l’Iowa, se retrouve sur le bureau du commissariat de Port Sainte-Lucie.
Lors de la fouille de la maison de Doris Schaefer, le 7 avril 1973, sont découverts le permis de conduire de Barbara Ann Wilcox, ainsi que le passeport et le journal intime de Colette Goodenough. En l’absence du corps des disparues, rien ne permet d’inculper Gerard Schaefer pour leur assassinat. « Pas de corps, pas de crime », comme il se plaît à le répéter.
Le 5 janvier 1977, des ossements et restes humains sont découverts dans les sous-bois du canal C-24 qui deviendra, quelques années plus tard, l’Oak Hammock Park. Le 14 janvier 1977, le journal
Stuart News
peut titrer «
New Schaefer Probe Could Be Launched with Link to Bones
» (« Ouverture d’une nouvelle enquête sur Schaefer avec la découverte d’ossements »). Quatre jours plus tard, le
Stuart News
confirme : «
Remains Found In PSL. Those of Iowa Teen
» (« Les restes découverts à
Port Sainte-Lucie appartiennent à l’une des disparues de l’Iowa »). Le docteur Eric Koppleman, du département d’anthropologie légale de l’université de Floride, identifie la dentition comme étant celle de Barbara Ann Wilcox. Malheureusement, l’autopsie ne permet pas de déterminer la cause des décès et s’il s’agit d’une mort violente. Aucune charge n’est retenue à cette époque à l’encontre de Gerard Schaefer.
Cette double disparition va, malgré tout, connaître un rebondissement en octobre 1985. C’est une époque où Gerard Schaefer quitte la prison d’Avon Park pour le couloir de la mort de Florida State Prison, à Starke. Un enquêteur du bureau du procureur du 19
e
Circuit judiciaire, Rick McIllwain, publie un communiqué de presse où il indique avoir trouvé « un lien direct » entre Gerard Schaefer et les disparitions de Barbara Ann Wilcox et Colette Goodenough. Si ce lien était confirmé, en cas de condamnation de l’ex-shérif, cela pourrait lui valoir la peine de mort, un châtiment qui n’existait plus dans
l’arsenal judiciaire lors de son procès en 1973. Entre 1972 et 1976, la Cour suprême des Etats-Unis a suspendu l’application de la peine de mort dans tout le pays, estimant que c’était un châtiment cruel. Pendant cette période, plus aucune personne ne pouvait écoper de cette condamnation.
En 1981, lors du drainage des eaux du canal C-24, à Port Sainte-Lucie, un crâne est découvert. Reprise dans tous les journaux locaux, cette information parvient à un codétenu de Schaefer à la prison de Starke. Celui-ci confie aux autorités que l’ex-shérif adjoint lui a avoué les meurtres de Goodenough et de Wilcox.
Gerard Schaefer est en isolement dans cet établissement. Il n’a pas accès à la télévision, mange ses repas dans sa cellule, ne peut lire que certains livres et il a droit à une unique douche et promenade par semaine. Mais, encore une fois, ses talents de manipulateur font merveille. Il se plaint de vertiges et est admis dans un
hôpital pénitentiaire, le Lake Butler Medical Reception Center, de la mi-décembre 1987 jusqu’au 30 décembre. A son retour à Florida State Prison, son régime d’isolement est supprimé.