Les Assassins (13 page)

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Authors: R.J. Ellory

Tags: #Thriller

BOOK: Les Assassins
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Autrement dit, l’assassin avait voulu qu’on la retrouve le plus vite possible.

Ce même lundi matin, Ray Irving prit son petit déjeuner au Carnegie’s. Il commanda une omelette à la mortadelle, style pancake, et but deux cafés. La circulation étant plus dense qu’à l’accoutumée, il arriva au n
o
 4 après 9 h 30. Sur son bureau, il trouva un message : « Allez voir Farraday dès que possible. »

Irving et le capitaine Bill Farraday entretenaient une relation de travail apaisée. Cela faisait seize ans que Farraday était au n
o
 4, et le poids de ces longues années le suivait comme une ombre, son esprit étant constamment persuadé que quelque part, quelque chose ne tournait pas rond.

« Ray, dit-il dès qu’Irving entra dans son bureau.

— Capitaine. »

Irving s’assit. Il passa en revue le mois qui s’était écoulé depuis la dernière fois qu’ils s’étaient entretenus, tenta de compter le nombre d’affaires non résolues : une quinzaine, voire plus.

« Parlez-moi de Mia Grant », dit Farraday. Il était juché sur le rebord de la fenêtre, les épaules contre la vitre.

« Vous pourriez être plus précis ? »

Farraday haussa les épaules. « Dites-moi tout ce que vous avez.

— J’ai très peu de choses, répondit Irving avec une moue sceptique. La gamine a été découverte par deux enfants à l’orée de Bryant Park, derrière la bibliothèque. La tête défoncée et le corps enroulé dans du plastique noir. Le père est avocat.

— Elle avait répondu à une petite annonce, apparemment ?

— Apparemment. Du moins, c’est ce qu’elle a raconté à ses parents. »

Farraday hocha lentement la tête. « Vous savez, dit-il d’une voix calme et mesurée, je n’ai pas lu le dossier. »

Irving fronça les sourcils.

« Vous savez comment je suis au courant pour la petite annonce ? »

Irving fit signe que non.

« J’ai lu un article qui paraîtra peut-être dans le
City Herald
. »

Irving voulut dire quelque chose, mais Farraday l’en empêcha : « Vous connaissez un type qui s’appelle Richard Lucas, au n
o
 9 ? »

Après quelques secondes de réflexion, Irving secoua la tête. « Je ne pense pas, non… » Puis il s’interrompit et repensa au coup de fil de la journaliste. Comment s’appelait-elle, déjà ? Langdon ? Langford ?

« Eh bien, ce Lucas est en charge d’une enquête depuis la deuxième semaine de juin. Deux adolescentes retrouvées à environ deux cents mètres de Roosevelt Drive. Tuées par balles. »

Irving se tortilla sur son siège. Lui aussi sentait que quelque part, quelque chose ne tournait pas rond.

« Et vous avez eu une nouvelle affaire samedi, si je ne m’abuse ? demanda Farraday. Un jeune retrouvé dans un entrepôt. Le visage grimé, c’est bien ça ? »

Irving acquiesça.

« Vous lisez le
City Herald
 ?

— Non.

— Moi oui, fit Farraday. Et notre directeur aussi. Il semblerait qu’il soit copain avec le rédacteur en chef. C’est sans doute pour cette raison que le directeur a été prévenu qu’il y avait quelque chose… »

Farraday se pencha en avant, souleva quelques feuilles posées devant lui et les jeta à Irving.

Il reçut le titre en pleine figure :

Un assassin réédite d’anciens meurtres

Signé Karen Langley.

Irving leva les yeux vers Farraday.

Celui-ci haussa un sourcil. « Vous savez lire, oui ? »

Irving reporta son attention sur les feuilles mais, avant même d’en commencer la lecture, il sentit un frisson parcourir sa nuque.

« Il s’agit d’un brouillon, reprit Farraday. Pour l’instant, le rédacteur en chef du
Herald
se le garde sous le coude, mais uniquement parce qu’il a une dette morale envers notre patron. »

Irving se mit à lire.

 

 

Le mardi 1
er
 mai 1973, le Seattle Times publiait une petite annonce pour un emploi dans une station-service de la région. Une jeune fille de 15 ans, Kathy Sue Miller, répondit à cette offre d’emploi. Elle aidait son petit ami à trouver du travail. Lorsque Kathy Sue téléphona, l’homme qui décrocha lui expliqua
qu’il recherchait des jeunes filles, et Kathy Sue convint d’un rendez-vous après l’école. L’homme proposa de passer la prendre en voiture devant le Sears Building, puis de la conduire jusqu’à la station essence afin qu’elle remplisse le formulaire de candidature. La mère de Kathy la dissuada d’aller à ce rendez-vous. Kathy lui promit qu’elle n’irait pas, mais elle finit par désobéir à sa mère, et personne ne la revit vivante.
Le 3 juin, deux garçons de 16 ans découvrirent le cadavre de Kathy Sue Miller dans la réserve des Tulalip. Le corps était enveloppé dans du plastique noir, dans un état de décomposition tellement avancé qu’il fut d’abord difficile de déterminer le sexe de la victime. L’identification fut établie grâce au dossier dentaire, et l’autopsie montra que la jeune fille était morte des suites d’un violent traumatisme à la tête.
Bien des années plus tard, un homme du nom d’Harvey Louis Carignan, reconnu coupable de pas moins de cinquante homicides, s’entendit poser une question simple : « Si vous étiez un animal, lequel seriez-vous ? » Sa réponse : « Un être humain. »
Trente-trois ans plus tard, de nouveau un 3 juin, deux écoliers trouvaient le corps d’une jeune fille de 15 ans
nommée Mia Grant, enveloppé dans du plastique, sous des arbres à l’orée de Bryant Park. Elle était morte des suites d’un traumatisme crânien. Il est très probable qu’elle venait
de répondre à une petite annonce pour un emploi de femme
de ménage à temps partiel à Murray Hill, publiée par le journal gratuit local, plus connu sous le nom de « gazette ».

Irving leva les yeux. « C’est vrai ? »

Farraday secoua la tête. « Qu’est-ce que j’en sais ? J’espère que non. Lisez jusqu’au bout. »

 

Le jeudi 12 juin 1980, les corps nus de deux jolies adolescentes furent découverts sur un talus de la Ventura Freeway, à Hollywood. Elles avaient pour noms Cynthia Chandler et Gina Marano. Cynthia avait reçu deux balles d’une arme de calibre .25 : la première était entrée à l’arrière de la tête et s’était logée dans le cerveau, la deuxième avait perforé le poumon et fait éclater son cœur. Gina aussi avait été tuée de deux balles, l’une dans la tête, derrière l’oreille gauche, avant de ressortir près de son sourcil droit, et l’autre à l’arrière du crâne. Deux jours plus tard, une femme téléphona à la police de Los Angeles, secteur Nord-Est, dans le quartier de Van Nuys. À l’inspecteur qui décrocha, elle expliqua qu’elle soupçonnait son amant d’être un assassin. « Ce que je veux, dit-elle, c’est savoir si oui ou non la personne que je connais et qui se trouve être mon amant a bien commis ce crime. Il prétend l’avoir fait. Je m’appelle Betsy. » Avant la fin de la conversation, elle se fit appeler Claudia, et ajouta : « Il a des cheveux bruns frisés et des yeux bleus. Son prénom est John et il a 41 ans. J’ai retrouvé dans sa voiture un sac de sport rempli de draps, de serviettes en papier et de vêtements qui lui appartiennent, ensanglantés. »
Aujourd’hui encore, tous les détails concernant la série de meurtres commis par ceux qui furent surnommés les Tueurs du Crépuscule ne sont pas connus. Trois individus sont impliqués : Douglas Clark, Carol Bundy et John « Jack » Murray. Ils tuèrent des prostituées à Los Angeles – au moins cinq. Carol Bundy et Jack Murray étaient amants. Elle l’aimait tant que, le dimanche 3 août 1980, elle lui tira deux balles dans la tête, par-derrière, le poignarda plusieurs fois à l’aide d’un gros couteau à désosser, puis le décapita. Pendant quelque temps, elle circula en ville avec la tête de Jack Murray posée sur son siège passager. Carol Bundy finit par être condamnée à la prison à vie, et Douglas Clark fut exécuté à San Quentin.
Or, voilà que vingt-six ans plus tard, le lundi 12 juin, les corps d’Ashley Nicole Burch, 15 ans, et de Lisa Madigan Briley, 16 ans, étaient découverts par un représentant commercial
du nom de Max Webster.

 

Irving n’en revenait pas. « C’est impossible… Si c’est vrai, alors…

— Vous avez tout lu, jusqu’au passage sur James Wolfe ? »

Irving se replongea dans sa lecture, envahi par un malaise de plus en plus épais, de plus en plus dérangeant.

 

Près de la voie de secours de Franklin D. Roosevelt Drive, dans un bosquet de l’East River Park, les corps ont été retrouvés un peu après 9 heures du matin. Les deux jeunes filles avaient été abattues à l’aide d’une arme de calibre .25, de deux balles chacune. La disposition des blessures était exactement la même que pour les meurtres de Chandler et de Marano en juin 1980.
Une fois, a-t-on souvent coutume de dire, c’est une circonstance ; deux fois, c’est une coïncidence ; mais trois fois, c’est un acte délibéré.
Tout cela doit être évalué à la lumière de l’affaire la plus récente.
John Wayne Gacy, l’un des tueurs en série américains les plus tristement célèbres, fut reconnu coupable du meurtre de John Butkovich, un adolescent de 17 ans, à Chicago. Butkovich adorait briquer et conduire sa Dodge 1968. Passion onéreuse, qu’il entretenait en rénovant des maisons pour l’entreprise de Gacy, PDM Contractors. Le mardi 29 juillet 1975, Butkovich, estimant que Gacy lui avait retenu une partie de son salaire, se rendit directement chez lui. Patron et employé eurent une violente altercation qui n’aboutit à rien. Plus tard, néanmoins, Gacy demanda à Butkovich de passer chez lui. Apparemment, il s’excusa, reconnut qu’il y avait eu un malentendu et, après lui avoir offert un verre, le tua. Gacy enveloppa le corps dans une bâche, le traîna jusqu’au garage et le laissa sur place jusqu’à ce que l’odeur devienne incommodante. Incapable de déplacer le cadavre, Gacy creusa dans le sol de son garage un trou d’environ quatre-vingt-dix centimètres sur trente. À cause de la rigidité cadavérique, Gacy fut obligé de sauter plusieurs fois à pieds joints sur le corps de sa victime. Lorsque le cadavre de Butkovitch fut enfin retrouvé, le coroner conclut qu’il avait été étranglé au moyen d’une corde.
Le 29 juillet dernier, soit il y a à peine huit jours, le corps de James Wolfe, 19 ans, a été retrouvé dans un trou de quatre-vingt-dix centimètres sur quarante-cinq ménagé dans le sol en béton du magasin de déguisements et de feux d’artifice Wang Hi Lee, situé 39
e
 Rue Est. Il avait été étranglé avec une corde.
Le seul détail supplémentaire, et peut-être le plus troublant, dans cette affaire, est que James Wolfe avait été déguisé en clown. Son visage était maquillé et il portait une perruque rouge vif. Cet accoutrement n’est pas anodin. John Wayne Gacy était une personnalité publique connue, un philanthrope, qui organisait notamment le défilé de la fête nationale polonaise, événement au cours duquel il fut même un jour photographié serrant la main de Rosalynn Carter, la femme du président. Gacy récoltait des fonds pour des maisons de retraite ; il était secrétaire-trésorier de l’agence chargée de l’éclairage du quartier de Norwood Park et, pour finir, appartenait au « Jolly Joker’s Club » – ce groupe de personnages trop vieux pour être des Jaycees, mais néanmoins encore alliés à la Moose Lodge de River Grove. C’était sous sa casquette de Jolly Joker qu’il se déguisait en « Pogo le Clown » pour amuser les enfants dans des fêtes ou à l’hôpital. Gacy, finalement condamné à mort, dira : « Il n’y a rien de plus effrayant qu’un clown à la nuit tombée. »
Trois affaires de meurtre, un total de quatre victimes, chacune tuée de manière très précise, et à des dates tout aussi précises. Chacune tuée d’une manière quasi identique à des assassinats plus anciens commis par des personnes qui, depuis, ont été exécutées ou enfermées à vie dans des prisons fédérales. Il reste encore aujourd’hui plusieurs zones d’ombre. Dans le cas de Mia Grant, son assassin s’est-il servi d’un marteau pour lui infliger des blessures mortelles, comme Harvey Carignan le fit avec Kathy Sue Miller ? Seul le coroner du comté et les personnes les plus proches de l’enquête sont en mesure de le savoir. Et après l’assassinat des deux adolescentes découvertes par Max Webster au bord de l’East River, la police a-t-elle reçu un coup de fil anonyme d’une femme laissant un message identique à celui délivré après la mort de Cynthia Chandler et de Gina Marano en juin 1980 ? Si oui, alors de qui s’agit-il ? Et surtout pourquoi ?
Ces questions restent sans réponse, et l’identité du ou des tueurs demeure inconnue. S’agit-il d’un retour vers le passé ? Y a-t-il à New York un tueur en série qui choisit d’assassiner des adolescents d’une façon très particulière et très personnelle ? Ou faut-il y voir une coïncidence aussi rare qu’extraordinaire ? Au vu des faits, cette dernière hypothèse paraît plus qu’improbable. Nous devons donc en conclure, inévitablement, qu’un ou plusieurs criminels courent toujours dans la nature.
Harvey Louis Carignan, aujourd’hui âgé de 79 ans, est enfermé à Stillwater, dans la prison du Minnesota. John Murray est mort, Carol Bundy purge deux peines de prison à vie et Douglas Clark patiente dans le couloir de la mort à San Quentin. John Wayne Gacy a été quant à lui exécuté par injection létale le 10 mai 1994, dans la prison de Stateville, à Crest Hill, Illinois.
La question reste donc posée : la ville de New York héberge-t-elle un tueur en série qui réédite d’anciens meurtres ? Les membres des commissariats n
os
 4, 5 et 9 se refusent à tout commentaire, de même que le service des relations publiques de la police, le directeur de la police et le cabinet du maire.

 

Irving se pencha en avant et reposa les pages sur le bureau de Farraday. Son cœur s’emballait, il avait les mains moites. Ce n’était pas l’excitation qui accompagne la découverte d’un nouvel élément dans une affaire au point mort ; ce n’était pas non plus le sentiment d’urgence qui vous prend quand une planque finit par donner des résultats. Non, c’était beaucoup plus dérangeant. Ray Irving sentait que quelque chose s’était glissé sous sa peau et s’y était logé pour un long moment.

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