Les Assassins (12 page)

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Authors: R.J. Ellory

Tags: #Thriller

BOOK: Les Assassins
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— D’abord étranglé ? Et ensuite ?

— Eh bien… Celui qui a fait le coup lui a presque cassé le corps en deux.

— Cassé le corps en deux ? Comment ça ? » demanda Irving alors qu’ils passaient sous le ruban pour se diriger vers l’arrière du bâtiment. Partout planait une odeur de soufre et de peinture.

« Il a fait rentrer le corps à l’intérieur d’une trappe carrée percée dans le sol ; une arrivée d’eau ou un truc comme ça d’environ quatre-vingt-dix centimètres sur quarante-cinq. Apparemment, le raidissement des muscles avait déjà commencé. Si c’était le cas… » Turner agita la tête, l’air dégoûté. « S’il était déjà rigide, ça veut dire que quelqu’un a dû lui sauter à pieds joints sur le ventre jusqu’à ce que le pauvre ait été plié en deux. Sans quoi il aurait été impossible de le faire rentrer là-dedans. »

Devant eux, un agent fit coulisser la grande porte de l’entrepôt.

« Et il avait le visage maquillé », reprit Turner.

Irving ralentit le pas, puis s’arrêta. « Quoi ?

— Son visage… Le visage du jeune était grimé. En plus, quelqu’un lui a collé une perruque rouge sur la tête…

— C’est une blague ? »

Turner inspira longuement et regarda droit devant lui. « Venez. Je vais vous montrer. »

7

  L
e portrait de James Wolfe, son visage grimé en clown Grippe-Sou, son corps péniblement enfoncé dans un trou à même le sol en béton du magasin Wang Hi Lee, fit la une du
New York Daily News
. Pour ça, il avait suffi d’un policier ayant une pension à payer, un crédit à rembourser pour sa voiture, une ou deux ex-femmes, et d’un portable équipé d’un appareil photo.

Les formes à l’arrière-plan – des chevaux de manège grotesques, un diablotin à ressort de cinq mètres de haut, la tête d’un dragon chinois – et les gros titres en rouge s’affichèrent chez les marchands de journaux, dans le métro, et furent l’objet de discussions aux machines à café et dans les cours d’immeuble. Le Tueur de Clown. On lui donna un nom. Il fallait toujours donner un nom, car une chose n’était rien tant qu’elle n’avait pas de nom.

Le 31 juillet au matin, Ray Irving se tenait debout dans le couloir qui faisait face à son bureau. Ce couloir comportait une fenêtre qui donnait sur la rue ; son bureau n’en avait pas. Suffisamment d’années de service pour bénéficier d’un bureau personnel, pas assez pour avoir droit à la lumière du jour. Il avait des plantes en pot – une petite fougère, une fleur de lune. Il avait aussi un percolateur qui embaumait la pièce du parfum amer d’un expresso italien quand l’envie lui prenait. Il avait une table, un téléphone, une armoire-classeur, un fauteuil avec dossier à ressorts pour alléger la tension dans sa colonne vertébrale, et, au mur, un panneau en liège. Sur celui-ci étaient punaisés des pense-bêtes : à côté de photos de scènes de crime, des bouts de papier où étaient griffonnés des numéros de téléphone illisibles, une recette de muffins aux amandes, enfin un cliché en noir et blanc le montrant aux côtés de Deborah Wiltshire quand il était plus jeune et elle, en vie. Son bureau ressemblait à son appartement. Son bureau était ordinaire, sobre, impersonnel. Eût-on un jour conseillé à Irving d’avoir une vraie vie, il aurait peut-être souri et répondu :
Une vraie vie ? Mais c’est ça, ma vie.

Mia Grant et James Wolfe étaient les malheureux parmi tant d’autres malheureux. L’Amérique connaissait dix-huit mille crimes par an, et New York faisait partie des endroits les plus prisés par ceux qui les commettaient. Par nature, New York était une scène de crime à elle toute seule. Si cela était sans doute moins le cas que dans les années 1980, du point de vue d’Irving, il était malgré tout clair que les périodes de répit – les périodes
entre
les meurtres – étaient lointaines et décousues. Sa vie consistait à passer rapidement, tranquillement, d’une scène primaire à une autre.

Pour le meurtre de Mia Grant, la scène secondaire était un petit bout de terrain dissimulé par les arbres, derrière une barrière qui bordait un trottoir très fréquenté ; la scène primaire, elle, était encore indéterminée. Dans le cas de Wolfe, la scène primaire était encore en cours d’analyse, mais d’ici deux jours ce ne serait rien de plus qu’un trou dans le sol, au fond d’un entrepôt détenu par une entreprise chinoise de feux d’artifice. Il ne restait rien d’autre. Le corps serait enterré ou incinéré, selon les volontés de la famille, puis le reste du monde oublierait. La famille
tenterait
d’oublier et se sentirait coupable de vouloir une telle chose.

Irving lâcha un soupir. Il ferma les yeux quelques secondes, puis se retourna lorsqu’il entendit le téléphone sonner dans son bureau.

« Irving à l’appareil.

— Ray ? J’ai une journaliste du
City Herald
pour vous. »

Irving s’assit. « Passez-la-moi, fit-il, blasé.

— Inspecteur Irving ?

— Lui-même.

— Bonjour… C’est gentil à vous de prendre mon appel. Je suis Karen Langley, je travaille au
New York City Herald
. J’avais deux ou trois questions auxquelles il me semblait que vous pourriez répondre.

— Dites toujours.

— Mia Grant.

— Eh bien ?

— Je me demandais si le coroner s’était prononcé au sujet de l’arme utilisée.

— Nous avons décidé de ne pas divulguer cette information.

— Donc vous savez quelle arme a été utilisée ?

— Bien sûr qu’on le sait, madame Langley.

— Mais vous ne le dites pas ?

— Je viens de vous le dire.

— Les gamines, répondit Karen Langley après un silence. Ce n’est pas votre affaire, si ?

— Les gamines ?

— Les deux jeunes filles retrouvées à East River Park. 15 et 16 ans. Abattues. J’ai leurs noms ici…

— Je n’ai aucune gamine abattue, l’interrompit Irving. Pas au cours des deux dernières semaines. Quand est-ce que c’est arrivé ?

— Non, vous avez raison… C’est l’inspecteur Lucas, au n
o
 9.

— Il faudra donc vous adresser directement à lui.

— Très bien. Une dernière chose… Cette histoire de meurtre de clown…

— Je déteste ce genre de pratique, vous savez ?

— Quoi donc ?

— Celle qui consiste à donner des noms à ces affaires, bon Dieu.

— Je ne suis en rien responsable de ça, inspecteur… Je pense que vous allez devoir chercher du côté d’un autre cerveau à l’imagination débordante.

— Très bien. Mais c’est déjà suffisamment dur comme ça de mener cette enquête sans faire en plus de la publicité gratuite à ces animaux. Merde, la victime était un pauvre gamin. Il avait quoi ? 19 ans ?

— Je suis désolée, inspecteur Irving… »

Il poussa un soupir audible. « En même temps, je ne sais pas de quoi je me plains… J’en ai vu assez pour être occupé encore plusieurs vies. Quelle était votre question, madame Langley ?

— Le jeune homme a été retrouvé samedi, c’est bien ça ?

— Oui, samedi. Avant-hier.

— Et pouvez-vous me dire s’il s’est maquillé tout seul ou si c’est l’assassin qui l’a maquillé ?

— Pardon ?

— S’il s’est maquillé tout seul… Comme pour aller à une fête ou à un événement particulier ? Ou est-ce que c’est son assassin qui l’a maquillé ? C’est ça que je voulais savoir.

— Je ne peux pas vous le dire, madame Langley. Non pas que je ne veuille pas, mais tout simplement, je n’ai pas la réponse.

— Il était habillé en clown ? »

Irving laissa passer un silence.

« Inspecteur ?

— Je suis là.

— Donc… Il était habillé en clown ? Si c’est le cas, il paraît donc probable que…

— Je vois où vous voulez en venir, madame Langley. »

Karen Langley ne dit rien. Elle attendit patiemment la réponse d’Irving.

« Pourquoi ? finit par demander ce dernier.

— Pourquoi ? Mais parce que ça m’intéresse de savoir si oui ou non…

— Ça vous intéresse ? Vous avez des éléments sur cette affaire ?

— Des éléments ? Non, je n’ai pas d’éléments sur cette affaire en particulier.

— Vous me posez des questions précises concernant trois affaires distinctes, madame Langley. »

Karen Langley ne répondit pas.

« N’est-ce pas ? insista Irving.

— À mon tour de me taire.

— Vous pensez avoir trouvé un lien entre elles ?

— Peut-être, répondit Langley.

— Un traumatisme crânien, des victimes tuées par balles, et une strangulation… Des victimes qui ne se connaissaient pas, trois lieux différents, deux commissariats différents. Les modes opératoires…

— Nous extrapolons, inspecteur Irving. Tout comme vous.

— Ne lancez rien là-dessus, madame Langley.

— Comment ça ?

— Ne lancez rien dans la presse, rien qui puisse effrayer les gens et leur faire croire que les choses sont plus graves qu’elles ne le sont.

— Quatre adolescents assassinés en l’espace de sept semaines ? »

Irving se cala au fond de son siège et ferma les yeux. « Madame Langley, sérieusement…

— Je voulais juste vous poser deux ou trois questions, inspecteur. Rien de plus. On en tirera quelque chose, ou rien du tout. Peut-être que si vous répondiez à mes questions, ça nous permettrait de dissiper certaines idées que…

— C’est de la foutaise, madame Langley. Et vous le savez très bien. Vous ne pouvez pas décemment croire que je vais tomber dans le panneau.

— On fait notre boulot, inspecteur, et on le fait de toutes les manières possibles. Merci de m’avoir consacré un peu de votre temps.

— Vous ne me laissez aucune marge de manœuvre, c’est ça ?

— Aucune marge de manœuvre ?

— Vous allez nous bricoler un article et le publier sans nous en parler.

— Depuis quand est-ce que la presse coopère avec la police dans ce genre d’affaires ? demanda à son tour Langley sur un ton badin. Ou plutôt depuis quand est-ce que la police coopère avec nous ?

— Est-ce que vous ne soulevez pas là une seule partie du problème ?

— Question rhétorique. Je vous ai interrogé, vous avez répondu ou n’avez pas répondu. On n’en parle plus.

— Je crois bien, oui.

— Je vous souhaite une bonne journée, inspecteur Irving.

— Pareillement, madame Langley… Ah, attendez.

— Oui, inspecteur ?

— Vous êtes stagiaire dans quel journal, déjà ?

— Très drôle, inspecteur Irving. Très drôle. »

Là-dessus, la ligne coupa et Irving raccrocha.

Il ouvrit le dossier Wolfe et regarda une fois de plus le visage horriblement grimé du clown adolescent, son incroyable perruque rouge, son corps enfoncé dans une trappe, sa langue gonflée et tirée, les traces de lien très nettes sur son cou.

Tu parles d’une vie,
se dit-il pour la millième fois, avant de se rappeler que cette vie-là, il l’avait bel et bien choisie.

8

  D
’après les TSC et le coroner de New York, les trois adolescents découverts aux premières heures du lundi 7 août étaient morts depuis moins de huit ou dix heures. Les meurtres avaient d’abord semblé ne pas être reliés car il y avait deux scènes de crime. Mais l’analyse des téléphones portables clarifia les choses. Sous une saillie du pont de Queensboro, le corps nu et roué de coups d’une adolescente fut retrouvé. On récupéra près d’elle son portable encore allumé avec la photo d’un jeune homme en fond d’écran. Le TSC dépêché sur place fit le dernier numéro composé, appuya sur le bouton vert et fut tout étonné d’entendre une voix qu’il connaissait. Son collègue présent sur la deuxième scène de crime – deux adolescents abattus et abandonnés dans le coffre d’une voiture – répondit en effet au portable retrouvé dans le blouson d’un des deux garçons. Plus tard, ils s’aperçurent que le fond d’écran de ce téléphone-là était une photo de la jeune fille assassinée. Peut-être donc que la dernière image que chacun vit fut celle, numérisée, de l’autre. Trente-sept rues séparaient les deux scènes primaires – deux juridictions différentes, deux commissariats différents –, mais la présence de traces de pneus identiques aux deux endroits en faisait une seule et même affaire criminelle.

Gary Lavelle, du commissariat n
o
 5, inspecteur à la brigade criminelle de New York, fut chargé de l’enquête sur la mort de la jeune fille. D’après les papiers retrouvés sur elle, il s’agissait de Caroline Parselle, 17 ans. Un rapide examen démontra qu’elle n’avait pas subi d’agression sexuelle, mais qu’elle avait été étranglée à l’aide d’un objet.

« Pas une corde, expliqua le TSC à Lavelle. Plutôt un genre de barre, vous voyez ? Comme si l’assassin avait pris une barre d’une certaine longueur et avait plaqué la fille au sol avec ce truc sur la gorge jusqu’à ce qu’elle ne puisse plus respirer. » Il invita l’inspecteur à le suivre jusqu’à l’endroit où le corps gisait encore par terre, les bras en croix. « Regardez, dit-il en montrant les innombrables traces autour des pieds, des mains et des coudes. Elle s’est débattue, elle a griffé la terre… Elle a lutté mais quelqu’un lui a écrasé le cou avec un objet. Quelqu’un de mille fois plus costaud qu’elle. Après, c’était terminé. »

L’autre scène primaire était beaucoup plus troublante. Sous la responsabilité d’un inspecteur du commissariat n
o
 3, la Ford gris foncé au coffre ouvert fut entourée d’un cordon de sécurité, et un vaste périmètre bloqué. La voiture avait été remarquée le matin même, garée au croisement de la 23
e
 Rue Est et de la 2
e
 Avenue, à la frontière avec la juridiction de Gramercy Park. Un responsable du musée de la Police de New York, ancien sergent au commissariat n
o
 11, s’était approché du véhicule au simple motif qu’il était garé sur un emplacement interdit. Le coffre entrouvert et l’impact de balle sur la partie supérieure de l’aileron arrière éveillèrent aussitôt ses soupçons.

En moins d’une heure, les deux garçons furent identifiés et la cause de leur mort établie. Luke Bradford, 17 ans, avait été tué de deux balles dans la tête, dont une avait d’abord traversé son bras, comme s’il l’avait levé pour se protéger. La deuxième victime – Stephen Vogel, 18 ans, le petit ami de Caroline Parselle – avait reçu quatre balles dans la tête ; l’une avait transpercé son crâne de part en part avant de ressortir par l’aileron arrière. En tout, six coups de feu avaient été tirés. Les garçons avaient été assassinés directement dans le coffre et la voiture avait été abandonnée sur place, bien visible et ouverte.

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